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Voilà comment tout ayant été divisé, tout désire la réunion. Les hommes, conduits par ce sentiment, ne cessent de l'attester der mille manières. Ils ont voulu, par exemple, que le mot union signifiât la tendresse, et ce mot de tendresse même ne signifie que la disposition à l'union. Tous leurs signes d'at tachement (autre mot créé par le même sen timent) sont des unions matérielles. Els se touchent la main, ils s'embrassent. La bouche étant l'organe de la parole, qui est elle-même l l'organe et l'expression de l'intelligence, tous les hommes ont cru qu'il y avait dans le rapprochement de deux bouches humaines quel que chose de sacré qui annonçait le mélange de deux âmes. Le vice s'empare de tout et se sert de tout, mais je n'examine que le principe. !

La religion a porté à l'autel le baiser de paix avec grande connaissance de cause : je me rappelle même avoir rencontré, en feuilletant les saints pères, des passages où ils, se plaignent que le crime ose faire servir à ses excès un signe saint et mystérieux. Mais soit qu'il assouvisse l'effronterie, soit qu'il effraie la pudeur, ou qu'il rie sur les lèvrés pures de l'épouse et de la mère, d'où vient sa généralité et sa puissance?

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Notre unité mutuelle résulte de notre unité en Dieu tant célébrée par la philosophie même. Le système de Mallebranche de la vision en Dieu n'est qu'un superbe commentaire de ces mots si connus de saint Paul: C'est en lui que nous avons la vie, le тоиvement et l'être. Le panthéïsme des stoïciens et celui de Spinosa sont une corruption de cette grande idée, mais c'est toujours le même principe, c'est toujours cette tendance vers l'unité. La première fois que je lus dans le grand ouvrage de cet admirable Mallebranche, si négligé par son injuste et aveugle patrie: Que Dieu est le lieu des esprits comme l'espace est le lieu des corps, je fus ébloui par cet éclair de génie et prêt à me prosterner. Les hommes ont peu dit de choses aussi belles.

J'eus la fantaisie jadis de feuilleter les œuvres de madame Guyon, uniquement parce qu'elle m'avait été recommandée par le meilleur de mes amis, François de Cambrai. Je tombai sur un passage du commentaire sur le Cantique des Cantiques, où cette femme célèbre compare les intelligences humaines aux eaux courantes qui sont toutes parties de l'Océan, et qui ne s'agitent sans cesse

que pour y retourner. La comparaison est suivie avec beaucoup de justesse; mais vous savez que les morceaux de prose ne séjournent pas dans la mémoire. Heureusement je puis y suppléer en vous récitant des vers inexprimablement beaux de Métastase (1), qui a traduit madame Guyon, à moins qu'il ne l'ait rencontrée comme par miracle.

L'onda dal mar divisa

Bagna la ville e il monte:
Va pressagiera in fiume;
Va prigioniera in fonte:
Mormora sempre e geme
Finche non torni al mar;'
Al mar dove ella nacque,
Dove acquisitò gli umori,
Dove d'a lunghi errori
Spera di riposar (2).

Mais toutes ces eaux ne peuvent se mêler

(1)... Musarum comitis, cui carmina semper

Et citharæ cordi, numerosque intendere nervis.

(Virg., Æn., IX, 775-776.)

(2) Metast. Artas. I, 1. Voici le passage de Mad. Guyon, indiqué dans le dialogue : — << Dieu étant notre dernière fin, l'âme peut « sans cesse s'écouler dans lui comme dans son terme et son centre, et

«< y être mêlée et transformée sans en ressortir jamais. Ainsi qu'un

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fleuve, qui est une eau sortie de la mer et très distincte de la mer, se << trouvant hors de son origine, tàche par diverses agitations de se rap

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«‹procher de la mer, jusqu'à ce qu'y étant enfin retombé, il se perde et « se mélange avec elle, ainsi qu'il y était perdu et mêlé avant que d'en sortir; et il ne peut plus en être distingué. » ( Comment. sur le Cantique des Cantiques; in-12, 1687, chap. I, v. 1.)

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à l'Océan sans se mêler ensemble, du moins d'une certaine manière que je ne comprends pas du tout. Quelquefois je voudrais m'élancer hors des limites étroites de ce monde ; je voudrais anticiper sur le jour des révé lations et me plonger dans l'infini. Lors que la double loi de l'homme sera effacée, et que ses deux centres seront confondus, il sera UN car n'y ayant plus de combat dans lui, où prendrait-il l'idée de la duité ? Mais, si nous considérons les homme les uns à l'égard des autres, qu'en sera-t-il d'eux lorsque le mal étant anéanti, il n'y aura plus de passion ni d'intérêt personnel? Que deviendra le MOI, lorsque toutes les pensées seront communes comme les désirs, lorsque tous les esprits se verront comme ils sont vus? Qui peut comprendre, qui peut se représenter cette Jérusalem céleste où tous les habitants, pénétrés par le même esprit, se pénétreront mutuellement et se réfléchiront

L'illustre ami de madame Guyon exprime encore la même idée dans son Télémaque. La raison, dit-il, est comme un grand ocean de lumières : nos esprits sont comme de petits ruisseaux qui en sortent et qui y retournent pour s'y perdre. (Liv. IV.) On sent dans ces deux morceaux deux âmes mélées.

le bonheur (1)? Une infinité de spectres lumineux de même limension, s'ils viennent à coïncider exactement dans le même lieu, ne sont plus une infinité de spectres lumineux; c'est un seul spectre infiniment lumineux. Je me garde bien cependant de vouloir toucher à la personnalité, sans laquelle l'immortalité n'est rien; mais je ne puis m'empêcher d'être frappé en voyant comment tout l'univers nous ramène à cette mystérieuse unité.

Saint Paul a inventé un mot qui a passé dans toutes les langues chrétiennes; c'est celui d'édifier, qui est fort étonnant au premier coup d'œil car qu'y a-t-il done de commun entre la construction d'un édifice et le bon exemple qu'on donne à son prochain? obr

Mais on découvre bientôt la racine de cette expression. Le vice écarte les hommes, comme la vertu les unit. Il n'y a pas un acte contre l'ordre qui n'enfante un intérêt particulier contraire à l'ordre général; il n'y a pas un acte pur qui ne sacrifie un intérêt particulier à l'intérêt général, c'est-à-dire qui ne tende

(1) Jerusalem quæ ædificatur ut civitas cujus participatio, ejus in idipsum.

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