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DIXIÈME ENTRETIEN.

LE SÉNATEUR.

DITES-NOUS, M. le chevalier, si vous n'avez point rêvé aux sacrifices la nuit dernière?

LE CHEVALIER.

Oui, sans doute, j'y ai rêvé; et comme c'est un pays absolument nouveau pour moi,

ne vois encore les objets que d'une manière confuse. Il me semble cependant que le sujet serait très digne d'être approfondi, et si j'en crois ce sentiment intérieur dont nous parlions un jour, notre ami commun aurait réellement ouvert dans le dernier entretien une riche mine qu'il ne s'agit plus que d'exploiter.

LE SÉNATEUR.

C'est précisément sur quoi je voulais vous entretenir aujourd'hui. Il me paraît, M. le

comte, que vous avez mis le principe des sacrifices au-dessus de toute attaque, et que vous en avez tiré une foule de conséquences utiles. Je crois de plus que la théorie de la réversibilité est si naturelle à l'homme, qu'on peut la regarder comme une vérité innée dans toute la force du terme, puisqu'il est absolument impossible que nous l'ayons apprise. Mais croyez-vous qu'il le fût également de découvrir ou d'entrevoir au moins la raison de ce dogme universel ?

Plus on examine l'univers, et plus on se sent porté à croire que le mal vient d'une certaine division qu'on ne sait expliquer, et que le retour au bien dépend d'une force contraire qui nous pousse sans cesse vers une certaine unité tout aussi inconcevable (1). Cette communauté de mérites, cette réversibilité que vous avez si bien prouvées, ne peuvent venir que de cette unité que nous ne comprenons pas. En réfléchissant sur la

(1) Le genre humain en corps pourrait, dans cette supposition, adresser à Dieu ces mêmes paroles employées par saint Augustin parlant de lui-même : «<< Je fus coupé en pièces au moment où je me séparai de «<ton unité pour me perdre dans une foule d'objets : tu daignas ras<< sembler les morceaux de moi-même. » Colligens me à dispersione in quá frustratim discissus sum, dum ab uno te aversus in multa evanui. (D. August. Confess. II, 1, 2.)

croyance générale et sur l'instinct naturel des hommes, on est frappé de cette tendance qu'ils ont à unir des choses que la nature semble avoir totalement séparées : ils sont très disposés, par exemple, à regarder un peuple, une ville, une corporation, mais surtout une famille, comme un être moral et unique, ayant ses bonnes et ses mauvaises qualités, capable de mériter ou démériter, et susceptible par conséquent de peine et de récompenses. De là vient le préjugé, ou pour parler plus exactement, le dogme de la noblesse, si universel et si enraciné parmi les hommes. Si vous le soumettez à l'examen de la raison, il ne soutient pas l'épreuve; car il n'y a pas, si nous ne consultons que le raisonnement, de distinction qui nous soit plus étrangère que celle que nous tenons de nos aïeux cependant il n'en est pas de plus estimée, ni même de plus volontiers reconnue, hors le temps des factions, et alors même les attaques qu'on lui porte sont encore un hommage indirect et une reconnaissance formelle de cette grandeur qu'on voudrait

anéantir.

Si la gloire est héréditaire dans l'opinion de tous les hommes, le blâme l'est de même,

et par la même raison. On demande quelquefois, sans trop y songer, pourquoi la honte d'un crime ou d'un supplice doit retomber sur la postérité du coupable; et ceux qui font cette question se vantent ensuite du mérite de leurs aïeux : c'est une contradiction manifeste.

LE CHEVALIER.

Je n'avais jamais remarqué cette analogie.

LE SÉNATEUR.

Elle est cependant frappante. Un de vos aïeux, M. le chevalier (j'éprouve un très grand plaisir à vous le rappeler), fut tué en Egypte à la suite de saint Louis : un autre périt à la bataille de Marignan en disputant un drapeau ennemi: enfin votre dernier aïeul perdit un bras à Fontenoi. Vous n'entendez pas sans doute que cette illustration vous soit étrangère, et vous ne me désavouerez pas, si j'affirme que vous renonceriez plutôt à la vie qu'à la gloire qui vous revient de ces belles actions. Mais songez donc que si votre ancêtre du XIIIe siècle avait livré saint Louis aux Sarrasins au lieu de mourir à ses côtés, cette infamie vous serait commune par

la

même raison et avec la même justice qui vous a transmis une illustration tout aussi personnelle que le crime, si l'on n'en croyait que notre petite raison. Il n'y a pas de milieu, M. le chevalier; il faut ou recevoir la honte de bonne grâce, si elle vous échoit, ou renoncer à la gloire. Aussi l'opinion sur ce point n'est pas douteuse. Il n'y a sur le déshonneur héréditaire d'autre incrédule que celui qui en souffre: or ce jugement est évidemment nul. A ceux qui, pour le seul plaisir de montrer de l'esprit et de contredire les idées reçues, parlent, ou même font des livres contre ce qu'ils appellent le hasard ou le préjugé de la naissance, proposez, s'ils ont un nom ou seulement de l'honneur, de s'associer par le mariage une famille flétrie dans les temps anciens, et vous verrez ce qu'ils vous répondront.

Quant à ceux qui n'auraient ni l'un ni l'autre, comme ils parleraient aussi pour eux, il faudrait les laisser dire.

Cette même théorie ne pourrait-elle point jeter quelque jour sur cet inconcevable mystère de la punition des fils pour les crimes de leurs pères ? Rien ne choque au premier coup d'œil comme une malédiction hérédi

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