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Pascal a fort bien observé qu'aucune autre religion que la nôtre n'a demandé à Dieu de l'aimer; sur quoi je me rappelle que Voltaire, dans le honteux commentaire qu'il a ajouté aux pensées de cet homme fameux, objecte que Marc-Aurèle et Epictète parlent CONTINUELLEMENT d'aimer Dieu. Pourquoi ce joli érudit n'a-t-il pas daigné nous citer les passages? Rien n'était plus aisé, puisque, suivant lui, ils se touchent. Mais revenons à Sénèque. Ailleurs il a dit: Mes Dieux (1), et même notre Dieu et notre Père (2); il a dit formellement Que la volonté de Dieu soit faite (3). On passe sur ces expressions; mais cherchez-en de semblables chez les philosophes qui l'ont précédé, et cherchezles surtout dans Cicéron qui a traité précisément les mêmes sujets. Vous n'exigez pas, j'espère, de ma mémoire d'autres citations dans ce moment; mais lisez les ouvrages de Sénèque, et vous sentirez la vérité de ce que j'ai l'honneur de vous dire. Je me flatte que lorsque vous tomberez sur certains passages dont je n'ai plus qu'un souvenir vague, où il

:

(1) Deos meos. (Epist. 93.)

(2) Deus et parens noster. (Epist. 110.)

(5) Placeat homini, quidquid Deo placuerit. (Epist. 74.)

parle de l'incroyable héroïsme de certains hommes qui ont bravé les tourments les plus horribles avec une intrépidité qui paraît surpasser les forces de l'humanité, vous ne douterez guère qu'il n'ait eu les Chrétiens en vue.

D'ailleurs, la tradition sur le Christianisme de Sénèque et sur ses rapports avec saint Paul, sans être décisive, est cependant quelque chose de plus que rien, si on la joint surtout aux autres présomptions.

Enfin le Christianisme à peine né avait pris racine dans la capitale du monde. Les apôtres avaient prêché à Rome vingt-cinq ans avant le règne de Néron. Saint Pierre s'y entretint avec Philon: de pareilles conférences produisirent nécessairement de grands effets. Lorsque nous entendons parler de Judaïsme à Rome sous les premiers empereurs, et surtout parmi les Romains mêmes, très souvent il s'agit de Chrétiens: rien n'est sì aisé que de s'y tromper. On sait que les Chrétiens, du moins un assez grand nombre d'entre eux, se crurent longtemps tenus à l'observation de certains points de la loi mosaïque; par exemple, à celui de l'abstinence du sang. Fort avant dans le quatrième siècle, on voit encore des Chrétiens martyrisés en Perse

pour avoir refusé de violer les observances légales. Il n'est donc pas étonnant qu'on les ait souvent confondus, et vous verrez en effet les Chrétiens enveloppés comme Juifs dans la persécution que ces derniers s'attirèrent par leur révolte contre l'empereur Adrien. Il faut avoir la vue bien fine et le coup d'œil très juste; il faut de plus regarder de très près, pour discerner les deux religions chez les auteurs des deux premiers siècles. Plutarque, par exemple, de qui veut-il parler, lorsque, dans son Traité de la Superstition, il s'écrie : O Grecs! qu'est-ce donc que les Barbares ont fait de vous? et que tout de suite il parle de sabbatismes, de prosternations, de honteux accroupissements, etc. Lisez le passage entier, et vous ne saurez s'il s'agit de di-· manche ou de sabbat, si vous contemplez un deuil judaïque ou les premiers rudiments de la pénitence canonique. Longtemps je n'y ai vu que le Judaïsme pur et simple; aujourd'hui je penche pour l'opinion contraire. Je vous citerais encore à ce propos les vers de Rutilius, si je m'en souvenais, comme dit madame de Sévigné. Je vous renvoie à son voyage: vous y lirez les plaintes amères qu'il fait de cette superstition judaïque qui s'em

parait du monde entier. Il en veut à Pompée et à Titus pour avoir conquis cette malheureuse Judée qui empoisonnait le monde : or, qui pourrait croire qu'il s'agit ici de Judaïsme? N'est-ce pas, au contraire, le Christianisme qui s'emparait du monde et qui repoussait également le Judaïsme et le Paganisme? Ici les faits parlent; il n'y a pas moyen de disputer.

Au reste, messieurs, je supposerai volontiers que vous pourriez bien être de l'avis de Montaigne, et qu'un moyen sûr de vous faire haïr les choses vraisemblables serait de vous les planter pour démontrées. Croyez donc ce qu'il vous plaira sur cette question particulière; mais dites-moi, je vous prie, pensezvous que le Judaïsme seul ne fût pas suffisant pour influer sur le système moral et religieux d'un homme aussi pénétrant que Sénèque, et qui connaissait parfaitement cette religion? Laissons dire les poètes qui ne voient que superficie des choses, et qui croient avoir tout dit quand ils ont appelé les Juifs verpos et recutitos, et tout ce qui vous plaira. Sans doute que le grand anathème pesait déjà sur eux. Mais ne pouvait-on pas alors, comme à présent, admirer les écrits en méprisant les

la

personnes? Au moyen de la version des Septante, Sénèque pouvait lire la Bible aussi commodément que nous. Que devait-il penser lorsqu'il comparait les théogonies poétiques au premier verset de la Genèse, ou qu'il rapprochait le déluge d'Ovide de celui de Moïse? Quelle source immense de réflexion! Toute la philosophie antique pâlit devant le seul livre de la Sagesse. Nul homme intelligent et libre de préjugés ne lira les Psaumes sans être frappé d'admiration et transporté dans un nouveau monde. A l'égard des personnes mêmes, il y avait de grandes distinctions à faire. Philon et Josephe étaient bien apparemment des hommes de bonne compagnie, et l'on pouvait sans doute s'instruire avec eux. En général, il y avait dans cette nation, même dans les temps les plus anciens, et long temps avant son mélange avec les Grecs, beaucoup plus d'instruction qu'on ne le croit communément, par des raisons qu'il ne serait pas difficile d'assigner. Ou avaient-ils pris, par exemple, leur calendrier, l'un des plus justes, et peut-être le plus juste de l'antiquité ? Newton, dans sa chronologie, n'a pas dédaigné de lui rendre pleine justice, et il ne tient qu'à nous de l'admirer encore

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