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ler vrai, qu'il n'est supérieur à ceux qui l'ont précédé que par la même raison, et que s'il n'avait été retenu par les préjugés de siècle, de patrie et d'état, il eût pu nous dire à peu près tout ce que je vous ai dit; car tout me porte à juger qu'il avait une connaissance assez approfondie de nos dogmes.

LE SÉNATEUR.

Croiriez-vous peut-être au Christianisme de Sénèque ou à sa correspondance épistolaire avec saint Paul?

LE COMTE.

Je suis fort éloigné de soutenir ni l'un ni l'autre de ces deux faits; mais je crois qu'ils ont une racine vraie, et je me tiens sûr que Sénèque a entendu saint Paul, comme je le suis que vous m'écoutez dans ce moment. Nés et vivants dans la lumière, nous ignorons ses effets sur l'homme qui ne l'aurait jamais vue. Lorsque les Portugais portèrent le Christianisme aux Indes, les Japonais, qui sont le peuple le plus intelligent de l'Asie, furent si frappés de cette nouvelle doctrine dont la renommée les avait cependant très imparfaitement informés, qu'ils députèrent à Goa

deux membres de leurs deux principales académies pour s'informer de cette nouvelle religion; et bientôt des ambassadeurs japonais vinrent demander des prédicateurs chrétiens au vice-roi des Indes; de manière que, pour le dire en passant, il n'y eut jamais rien de plus paisible, de plus légal et de plus libre que l'introduction du Christianisme au Japon: ce qui est profondément ignoré par beaucoup de gens qui se mêlent d'en parler. Mais les Romains et les Grecs du siècle d'Auguste étaient bien d'autres hommes que les Japonais du XVIe (1). Nous ne réfléchissons pas assez à l'effet que le Christianisme dut opérer sur une foule de bons esprits de cette époque. Le gouverneur romain de Césarée, qui savait très bien ce que c'était que cette doctrine, disant tout effrayé à saint Paul : « C'est assez pour cette heure, retirez-vous (2), » et les areopagites qui lui disaient : « Nous vous

(1) Pour la science, peut-être, mais pour le caractère, le bon sens et l'esprit naturel, je n'en sais rien. Saint François Xavier, l'Européen qui a le mieux connu les Japonais, en avait la plus haute idée. C'est, dit-il, une nation prudente, ingénieuse, docile à la raison, et très avide d'instruction. ( S. Francisci Xaverii, Ind. Ap. Epist. Wratisl. 1734. in-12, p. 166.) Il en avait souvent parlé sur ce ton.

(Note de l'Editeur.)

(2) Act. XXIV, 22, 25.

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entendrons une autre fois sur ces choses (1) faisaient, sans le savoir, un bel éloge de sa prédication. Lorsqu'Agrippa, après avoir entendu saint Paul, lui dit : Il s'en faut de peu que vous ne me persuadiez d'être chrétien; l'Apôtre lui répondit : « Plút à Dieu qu'il ne s'en fallút rien du tout, et que vous devinssiez, vous et tous ceux qui m'entendent, semblables à moi, A LA RÉSERVE DE CES LIENS, » et il montra ses chaînes (2). Après que dixhuit siècles ont passé sur ces pages saintes; après cent lectures de cette belle réponse, je crois la lire encore pour la première fois, tant elle me paraît noble, douce, ingénieuse, pénétrante! Je ne puis vous exprimer enfin à quel point j'en suis touché. Le cœur de d'Alembert, quoique raccorni par l'orgueil et par une philosophie glaciale, ne tenait pas contre ce discours (1): jugez de l'effet qu'il dut produire sur les auditeurs.

(1) Ibid., XVII, 32.

(2) Ibid.,XXVI, 29.

(3) Il pourrait bien y avoir ici une petite erreur de mémoire, car je ne sache pas que d'Alembert ait parlé de ce discours. Il a vanté seulement, si je ne me trompe, celui que le même apôtre tint à l'aréopage, et qui est en effet admirable.

(Note de l'éditeur.)

Rappelons-nous que les hommes d'autrefois étaient faits comme nous. Ce roi Agrippa, cette reine Bérénice, ces proconsuls Serge et Gallion (dont le premier se fit chrétien), ces gouverneurs Félix et Faustus, ce tribun Lysias et toute leur suite, avaient des parents, des amis, des correspondants. Ils parlaient, ils écrivaient. Mille bouches répétaient ce que nous lisons aujourd'hui, et ces nouvelles faisaient d'autant plus d'impression qu'elles annonçaient comme preuve de la doctrine des miracles incontestables, même de nos jours, pour tout homme qui juge sans passion. Saint Paul prêcha une année et demie à Corinthe et deux ans à Ephèse (1); tout ce qui se passait dans ces grandes villes retentissait en un clin d'oeil jusqu'à Rome. Mais enfin le grand apôtre arriva à Rome où il demeura deux ans entiers, recevant tous ceux qui venaient le voir, et préchant en toute liberté sans que personne le génát (2). Pensez-vous qu'une telle prédication ait pu échapper à Sénèque qui avait alors soixante ans ? Et lorsque depuis, traduit au moins deux fois devant les

(1) Act. XVII, 11; XIX, 10. (2) Act. XXVIII, 30, 31.

les

tribunaux pour la doctrine qu'il enseignait, Paul se défendit publiquement et fut absous (1), pensez-vous que ces événements n'aient pas rendu sa prédication et plus célèbre et plus puissante? Tous ceux qui ont la moindre connaissance de l'antiquité savent que le Christianisme, dans son berceau, était pour les Chrétiens une initiation, et et pour autres un système, une secte philosophique ou théurgique. Tout le monde sait combien on était alors avide d'opinions nouvelles : il n'est pas même permis d'imaginer que Sénèque n'ait point eu connaissance de l'enseignement de saint Paul; et la démonstration est achevée la lecture de ses ouvrages, où il parle de Dieu et de l'homme d'une manière toute nouvelle. A côté du passage de ses épitres où il dit que Dieu doit être honoré et AIMÉ, une main inconnue écrivit jadis sur la marge de l'exemplaire dont je me sers: Deum amari vix alii auctores dixerunt (2). L'expression est au moins très rare et très remarquable.

par

(4) II. Tim. IV, 16.

(2) On ne lira guère ailleurs que Dieu est aimé. S'il existe quelque trait de ce genre, on le trouvera dans Platon. Saint Augustin lui en fait honneur. (De civit. Dei, VIII, 5, 6. Vid. Sen. epist. 47.)

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