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vous allez voir. L'homme qui ne connaît l'homme que par ses actions ne le déclare méchant que lorsqu'il le voit commettre un crime. Autant vaudrait cependant croire que le venin de la vipère s'engendre au moment de la morsure. L'occasion ne fait point le méchant, elle le manifeste (1). Mais Dieu qui voit tout, Dieu qui connaît nos inclinations et nos pensées les plus intimes bien mieux que les hommes ne se connaissent matériellement les uns les autres, emploie le châtiment par manière de remède, et frappe cet homme qui nous paraît sain pour extirper le mal avant le paroxisme. Il nous arrive souvent, dans notre aveugle impatience, de nous plaindre des lenteurs de la providence dans la punition des crimes; et, par une singulière contradiction, nous l'accusons encore, lorsque sa bienfaisante célérité réprime les inclinations vicieuses avant qu'elles aient produit des crimes. Quelquefois Dieu épargne un coupable connu, parce que la punition serait inutile, tandis qu'il châtie le coupable caché , parce que ce châtiment doit sauver

(1) Tout homme instruit reconnaîtra ici quelques idées de Plutarque. (De será. Num. vind.)

un homme. C'est ainsi que le sage médecin évite de fatiguer par des remèdes et des opérations inutiles un malade sans espérance. « Laissez-le, dit-il en se retirant, amusezle, donnez-lui tout ce qu'il demandera: » mais si la constitution des choses lui permettait de voir distinctement dans le corps d'un homme, parfaitement sain en apparence, le germe du mal qui doit le tuer demain ou dans dix ans, ne lui conseillerait-il pas de se soumettre, pour échapper à la mort, aux remèdes les plus dégoûtants et aux opérations les plus douloureuses; et si le lâche préférait la mort à la douleur, le médecin dont nous supposons l'oeil et la main également infaillibles, ne conseillerait-il pas à ses amis de le lier et de le conserver malgré lui à sa famille ? Ces instruments de la chirurgie, dont la vue nous fait pâlir, la scie, le trépan, le forceps, le lithotome, est., n'ont pas sans doute été inventés par un génie ennemi de l'espèce humaine eh bien! ces instruments sont dans la main de l'homme, pour la guérison du mal physique, ce que le mal physique est, dans celle de Dieu, pour l'extirpation du véritable mal (1). Un membre luxé

(1) On peut dire des souffrances précisément ce que le prince des

ou fracturé peut-il être rétabli sans douleur? une plaie, une maladie interne peuvent-elles être guéries sans abstinence, sans privation de tout genre, sans régime plus ou moins fatigant? Combien y a-t-il dans toute la pharmacopée de remèdes qui ne révoltent pas nos sens? Les souffrances, même immédiatement causées par les maladies, sont-elles autre chose que l'effort de la vie qui se défend? Dans l'ordre sensible comme dans l'ordre supérieur, la loi est la même et aussi ancienne que la mal: LE REMÈDE DU DÉSORDRE

SERA LA DOULEUR.

LE CHEVALIER.

Dès que j'aurai rédigé cet entretien, je veux le faire lire à cet ami commun dont vous me parliez il y a peu de temps; je suis persuadé qu'il trouvera vos raisons bonnes

orateurs chrétiens a dit du travail : « Nous sommes pécheurs, et comme « dit l'Ecriture: Nous avons tous été conçus dans l'iniquité.... Dieu << donc envoie la douleur à l'homme comme une peine de sa désobéis<< sance et de sa rébellion, et cette peine est, en même temps, par « rapport à nous satisfactoire et préservatrice. Satisfactoire, pour expier le péché commis, et préservatrice, pour nous empêcher de <«<le commettre; satisfactoire, parce que nous avons été prévaricateurs, << et préservatrice afin, que nous cessions de l'être.» Bourdaloue, Sermon sur l'oisiveté.)

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ce qui vous fera grand plaisir, puisque vous l'aimez tant. Si je ne me trompe, il croira même que vous avez ajouté aux raisons de Sénèque, qui devait être cependant un très grand génie, car il est cité de tout côté. Je me rappelle que mes premières versions étaient puisées dans un petit livre intitulé Sénèque chrétien, qui ne contenait que les propres paroles de ce philosophe. Il fallait que cet homme fût d'une belle force pour qu'on lui ait fait cet honneur. J'avais donc une assez grande vénération pour lui, lorsque La Harpe est venu déranger toutes mes idées avec un volume entier de son Lycée, tout rempli d'oracles tranchants rendus contre Sénèque. Je vous avoue cependant que je penche toujours pour l'avis du valet de la comédie:

Ce Sénèque, monsieur, était un bien grand homme!

LE COMTE.

Vous faites fort bien, M. le chevalier, de ne point changer d'avis. Je sais par cœur tout ce qu'on a dit contre Sénèque; mais il y a bien des choses aussi à dire en sa faveur. Prenez garde seulement que le plus grand défaut qu'on reproche à lui ou à son style tourne au profit de ses lecteurs; sans doute

il est trop recherché, trop sentencieux; sans doute il vise trop à ne rien dire comme les autres: mais avec ses tournures originales, avec ses traits inattendus, il pénètre profondément les esprits

Et de tout ce qu'il dit laisse un long souvenir.

Je ne connais pas d'auteur (Tacite peutêtre excepté) qu'on se rappelle davantage. A ne considérer que le fond des choses, il a des morceaux inestimables; ses épîtres sont un trésor de morale et de bonne philosophie.

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Ꭹ a telle de ces épîtres que Bourdaloue ou Massillon auraient pu réciter en chaire avec quelques légers changements: ses questions naturelles sont sans contredit le morceau le plus précieux que l'antiquité nous ait laissé dans ce genre: il a fait un beau traité sur la Providence qui n'avait point encore de nom à Rome du temps de Cicéron. Il ne tiendrait qu'à moi de le citer sur une foule de questions qui n'avaient pas été traitées ni même pressenties par ses devanciers. Cependant, malgré son mérite, qui est très grand, il me serait permis de convenir sans orgueil que j'ai pu ajouter à ses raisons. Car je n'ai en cela d'autre mérite que d'avoir profité de plus grands secours; et je crois aussi, à vous par

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