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NEUVIÈME ENTRETIEN.

LE SÉNATEUR.

Eн bien, M. le comte, êtes-vous prêt sur cette question dont vous nous parliez hier (1)?

LE COMTE.

Je n'oublierai rien, messieurs, pour vous satisfaire, selon mes forces; mais permettezmoi d'abord de vous faire observer que toutes les sciences ont des mystères, et qu'elles présentent certains points où la théorie en apparence la plus évidente se trouve en contradiction avec l'expérience. La politique, par exemple, offre plusieurs preuves de cette vérité. Qu'y a-t-il de plus extravagant en théorie que la monarchie hérédi

(1) Voy. pag. 110.

taire? Nous en jugeons par l'expérience; mais si l'on n'avait jamais ouï parler de gouvernement, et qu'il fallût en choisir un, on prendrait pour un fou celui qui délibérerait entre la monarchie héréditaire et l'é•lective. Cependant nous savons, dis-je, par l'expérience, que la première est, à tout prendre, ce que l'on peut imaginer de mieux, et la seconde de plus mauvais. Quel argument ne peut-on pas accumuler pour établir que la souveraineté vient du peuple! Cependant il n'en est rien. La souveraineté est toujours prise, jamais donnée; et une seconde théorie plus profonde découvre ensuite qu'il en doit être ainsi. Qui ne dirait que la meilleure constitution politique est celle qui a été délibérée et écrite par des hommes d'état parfaitement au fait du caractère de la nation, et qui ont prévu tous les cas ? néanmoins rien n'est plus faux. Le peuple le mieux constitué est celui qui a le moins écrit de lois constitutionnelles ; et toute constitution écrite est NULLE. Vous n'avez pas oublié ce jour où le professeur P.... se déchaîna si fort ici contre la vénalité des charges établies en France. Je ne crois pas en effet qu'il y ait rien de plus révoltant au premier coup d'œil,

et cependant il ne fut pas difficile de faire sentir, même au professeur, le paralogisme qui considérait la vénalité en elle-même, au lieu de la considérer seulement comme moyen d'hérédité; et j'eus le plaisir de vous convaincre qu'une magistrature héréditaire était ce qu'on pouvait imaginer de mieux en France.

Ne soyons donc pas étonnés si, dans d'autres branches de nos connaissances, en métaphysique surtout et en histoire naturelle, nous rencontrons des propositions qui scandalisent tout à fait notre raison, et qui cependant se trouvent ensuite démontrées par les raisonnements les plus solides.

Au nombre de ces propositions, il faut sans doute ranger comme une des plus importantes celles que je me contentai d'énoncer hier: que le juste, souffrant volontairement, ne satisfait pas seulement pour luimême, mais pour le coupable, qui, de luimême ne pourrait s'acquitter.

Au lieu de vous parler moi-même, ou si vous voulez, avant de vous parler moi-même sur ce grand sujet, permettez, messieurs, que je vous cite deux écrivains qui l'ont traité chacun à leur manière, et qui, sans jamais

s'être lus ni connus mutuellement, se sont rencontrés avec un accord surprenant.

Le premier est un gentilhomme anglais, nommé Jennyngs, mort en 1787, homme distingué sous tous les rapports, et qui s'est fait beaucoup d'honneur par un ouvrage très court, mais tout à fait substantiel, intitulé: Examen de l'évidence intrinsèque du Christianisme. Je ne connais pas d'ouvrage plus original et plus profondément pensé. Le second est l'auteur anonyme des Considérations sur la France (1), publiées pour la première fois en 1794. Il a été longtemps le contemporain de Jennyngs, mais sans avoir jamais entendu parler de lui ni de son livre avant l'année 1803; c'est de quoi vous pouvez être parfaitement sûrs. Je ne doute pas que vous n'entendiez avec plaisir la lecture de deux morceaux aussi singuliers par leur accord.

LE COMTE.

Avez-vous ces deux ouvrages? Je les lirais avec plaisir, le premier surtout, qui a tout ce qu'il faut pour me convenir, puisqu'il est très bon sans être long.

(1) Le comte de Maistre lui-même.

(Note de l'éditeur.)

LE COMTE.

Je ne possède ni l'un ni l'autre de ces deux ouvrages, mais vous voyez d'ici ces volumes immenses couchés sur mon bureau. C'est là que depuis plus de trente ans j'écris tout ce que mes lectures me présentent de plus frappant. Quelquefois je me borne à de simples indications; d'autres fois je transcris mot à mot des morceaux essentiels; souvent je les accompagne de quelques notes, et souvent aussi j'y place ces pensées du moment, illuminations soudaines qui s'éteignent sans fruit si l'éclair n'est fixé par l'écriture. Porté par le tourbillon révolutionnaire en diverses contrées de l'Europe, jamais ces recueils ne m'ont abandonné; et maintenant vous ne sauriez croire avec quel plaisir je parcours cette immense collection. Chaque passage réveille dans moi une foule d'idées intéressantes et de souvenirs mélancoliques mille fois plus doux que tout ce qu'on est convenu d'appeler plaisirs. Je vois des pages datées de Genève, de Rome, de Venise, de Lausanne. Je ne puis rencontrer les noms de ces villes sans me rappeler ceux des excellents amis que j'y ai laissés, et qui jadis consolèrent

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