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pour tirer notre conclusion, nous ne sommes point obligés de répondre au sophiste qui nous demande, quelle fin? Je fais creuser un canal autour de mon château : l'un dit, c'est pour conserver du poisson; l'autre, c'est pour se mettre à l'abri des voleurs : un troisième enfin, c'est pour dessécher et rassainir le terrein. Tous peuvent se tromper; mais celui qui serait bien sûr d'avoir raison, c'est celui qui se bornerait à dire : Il l'a fait creuser pour des fins à lui connues. Quant au philosophe qui viendrait nous dire: «< Tant « que vous n'êtes pas tous d'accord sur l'intention, j'ai droit de n'en voir aucune. Le <<< lit du canal n'est qu'un affaissement natu«rel des terres; le revêtement est une con»crétion; la balustrade n'est que l'ouvrage « d'un volcan, pas plus extraordinaire par sa régularité que ces assemblages d'aiguilles basaltiques qu'on voit en Irlande et ail«leurs, etc...>>

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LE CHEVALIER.

Croyez-vous, messieurs, qu'il y eût un peu trop de brutalité à lui dire : Mon bon ami, le canal est destiné à baigner les fous, ce qu'on lui prouverait sur-le-champ?

LE SÉNATEUR.

Je m'opposerais pour mon compte à cette manière de raisonner, par la raison toute simple qu'en sortant de l'eau, le philosophe aurait eu droit de dire: Cela ne prouve

rien.

LE COMTE.

Ah! quelle erreur est la vôtre, mon cher sénateur! Jamais l'orgueil n'a dit: J'ai tort ; et celui de ces gens-là moins que tous les autres. Quand vous lui auriez donc adressé l'argument le plus démonstratif, il vous dirait toujours Cela ne prouve rien. Ainsi la réponse devant toujours être la même, pourquoi ne pas adopter l'argument qui fait justice? Mais comme ni le philosophe, ni le canal, ni surtout le château ne sont là, je continuerai, si vous le permettez.

Ils parlent de désordre dans l'univers; mais qu'est-ce que le désordre? c'est une dérogation à l'ordre apparemment; donc on ne peut objećter le désordre sans confesser un ordre antérieur, et par conséquent l'intelligence. On peut se former une idée parfaitement juste de l'univers en le voyant sous

l'aspect d'un vaste cabinet d'histoire naturelle ébranlé par un tremblement de terre. La porte est ouverte et brisée; il n'y a plus de fenêtres; des armoires entières sont tombées; d'autres pendent encore à des fiches prêtes à se détacher. Des coquillages ont roulé dans la salle des minéraux, et le nid d'un colibri repose sur la tête d'un crocodile. Cependant quel insensé pourrait douter de l'intention primitive, ou croire que l'édifice fût construit dans cet état? Toutes les grandes masses sont ensemble : dans le moindre éclat d'une vitre on la voit tout entière; le vide d'une layette la replace l'ordre est aussi visible que le désordre; et l'œil, en se promenant dans ce vaste temple de la nature, rétablit sans peine tout ce qu'un agent funeste a brisé, ou faussé, ou souillé, ou déplacé. Il y a plus : regardez de près, et déjà vous reconnaîtrez une main réparatrice. Quelques poutres sont étayées; on a pratiqué des routes au milieu des décombres; et, dans la confusion générale, une foule d'analogues ont déjà repris leur place et se touchent. Il y a donc deux intentions visibles au lieu d'une, c'est-à-dire l'ordre et la restauration; mais en nous bornant à la première idée, le

désordre supposant nécessairement l'ordre, celui qui argumente du désordre contre l'existence de Dieu la suppose pour la combattre.

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Vous voyez à quoi se réduit ce fameux argument: Ou Dieu a pu empêcher le mal que nous voyons, et il a manqué de bonté; ou voulant l'empêcher il ne l'a pu, et il a manqué de puissance. MON DIEU! qu'est-ce que cela signifie? Il ne s'agit ni de toutepuissance ni de toute-bonté; il s'agit seulement d'existence et de puissance. Je sais bien que Dieu ne peut changer les essences des choses; mais je ne connais qu'une infiniment petite partie de ces essences, de manière que j'ignore une infiniment grande quantité de choses que Dieu ne peut faire, sans cesser pour cela d'être tout-puissant. Je ne sais ce qui est possible, je ne sais ce qui est impossible; de ma vie je n'ai étudié que le nombre; je ne crois qu'au nombre; c'est le signe, c'est la voix, c'est la parole de l'intelligence; et comme il est partout, je la vois partout.

Mais laissons là les athées, qui heureusement sont très peu nombreux dans le mon

pas

de (1), et reprenons la question avec le théisme. Je veux me montrer tout aussi complaisant à son égard que je l'ai été avec l'athée; cependant il ne trouvera pas mauvais que je commence par lui demander ce que c'est qu'une injustice? S'il ne m'accorde pas que c'est un acte qui viole une loi, le mot n'aura plus de sens; et s'il ne m'accorde que la loi est la volonté d'un législateur, manifestée à ses sujets pour être la régle de leur conduite, je ne comprendrai pas mieux le mot de loi que celui d'injustice. Or je comprends fort bien comment une loi humaine peut être injuste, lorsqu'elle viole une loi divine ou révélée, ou innée; mais le législateur de l'univers est Dieu. Qu'est-ce donc qu'une injustice de Dieu à l'égard de l'homme? Y aurait-il par hasard quelque législateur commun au-dessus de Dieu qui lui ait prescrit la manière dont il doit agir envers l'homme? Et quel sera le juge entre lui et nous? Si le théiste croit que l'idée de Dieu n'emporte

(1) Je ne sais s'il y a peu d'athées dans le monde, mais je sais *bien que la philosophie entière du dernier siècle est tout-à-fait atheistique. Je trouve même que l'athéisme a sur elle l'avantage de la franchise. Il dit: Je ne le vois pas; l'autre dit: Je ne le vois pas là; mais jamais elle ne dit autrement : je la trouve moins honnéte.

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