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dre et la symétrie; car l'ordre n'est que le nombre ordonné, et la symétrie n'est que l'ordre aperçu et comparé.

Dites-moi, je vous prie, si, lorsque Néron illuminait jadis ses jardins avec des torches dont chacune renfermait et brûlait un homme vivant, l'alignement de ces horribles flambeaux ne prouvait pas au spectateur une intelligence ordonnatrice aussi - bien que la paisible illumination faite hier pour la fête de S. M. l'impératrice-mère (1)? Si le mois de juillet ramenait chaque année la peste, ce joli cycle serait tout aussi régulier que celui des moissons. Commençons donc à voir si le nombre est dans l'univers; de savoir ensuite si et pourquoi l'homme est traité bien ou mal dans ce même monde : c'est une autre question qu'on peut examiner une autre fois, et qui n'a rien de commun avec la première.

Le nombre est la barrière évidente entre la brute et nous; dans l'ordre immatériel, comme dans l'ordre physique, l'usage du feu nous distingue d'elle d'une manière tranchante et ineffaçable. Dieu nous a donné le nombre, et

(1) Cette circonstance fixe la date du dialogue au 23 juillet.
(Note de l'éditeur.)

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c'est par le nombre qu'il se prouve à nous, comme c'est par le nombre que l'homme se prouve à son semblable. Otez le nombre vous ôtez les arts, les sciences, la parole et par conséquent l'intelligence. Ramenez-le: avec lui reparaissent ses deux filles célestes, l'harmonie et la beauté ; le cri devient chant, le bruit reçoit le rhythme, le saut est danse la force s'appelle dynamique, et les traces sont des figures. Une preuve sensible de cette vérité, c'est que dans les langues (du moins dans celles que je sais, et je crois qu'il en est de même de celles que j'ignore) les mêmes mots expriment le nombre et la pensée : on dit, par exemple, que la raison d'un grand homme a découvert la raison d'une telle progression on dit raison sage et raison inverse, mécomptes dans la politique, et mécomptes dans les calculs; ce mot de calcul même qui se présente à moi reçoit la double signification, et l'on dit: Je me suis trompé dans tous mes calculs, quoiqu'il ne s'agisse du tout point de calculs. Enfin nous disons également : Il compte ses écus, et il compte aller vous voir, ce que l'habitude seule nous empêche de trouver extraordinaire. Les mots relatifs aux poids, à la mesure, à l'équilibre,

ramènent à tout moment, dans le discours, le nombre comme synonyme de la pensée ou de ses procédés; et ce mot de pensée même ne vient-il pas d'un mot latin qui a rapport

au nombre?

L'intelligence comme la beauté se plaît à se contempler : or, le miroir de l'intelligence, c'est le nombre. De là vient le goût que nous avons tous pour la symétrie; car tout être intelligent aime à placer et à reconnaître de tout côté son signe qui est l'ordre. Pourquoi des soldats en uniforme sont-ils plus agréables à la vue que sous l'habit commun? pourquoi aimons-nous mieux les voir marcher en ligne qu'à la débandade? pourquoi les arbres dans nos jardins, les plats sur nos tables, les meubles dans nos appartements, etc., doivent-ils être placés symétriquement pour nous plaire? Pourquoi la rime, les pieds, les ritournelles, la mesure, le rhythme, nous plaisent-ils dans la musique et dans la poésie ? Pouvez-vous seulement imaginer qu'il y ait, par exemple, dans nos rimes plates (si heureusement nommées), quelque beauté intrinsèque ? Cette forme et tant d'autres ne peuvent nous plaire que parce que l'intelligence se plaît dans tout ce qui prouve l'intel

pro

ligence, et que son signe principal est le nombre. Elle jouit donc partout où elle se reconnaît, et le plaisir que nous cause la symétrie ne saurait avoir d'autre racine; mais faisons abstraction de ce plaisir et n'examinons que la chose en elle-même. Comme ces mots que je prononce dans ce moment vous prouvent l'existence de celui qui les nonce, et que s'ils étaient écrits, ils la prouveraient de même à tous ceux qui liraient ces mots arrangés suivant les lois de la syntaxe, de même tous les êtres créés prouvent par leur syntaxe l'existence d'un suprême écrivain qui nous parle par ces signes; en effet, tous ces êtres sont des lettres dont la réunion forme un discours qui prouve Dieu, c'est-à-dire l'intelligence qui le prononce : car il ne peut y avoir de discours sans ame parlante, ni d'écriture sans écrivain; à moins qu'on ne veuille soutenir que la courbe que je trace grossièrement sur le papier avec un anneau de fil et un compas prouve bien une intelligence qui l'a tracée, mais que cette même courbe décrite par une planète ne prouve rien; ou qu'une lunette achromatique prouve bien l'existence de Dollond de Ramsden, etc.; mais que l'œil, dont le mer

veilleux instrument que je viens de nommer n'est qu'une grossière imitation, ne prouve point du tout l'existence d'un artiste suprême ni l'intention de prévenir l'aberration! Jadis un navigateur, jeté par le naufrage sur une île qu'il croyait déserte, aperçut en parcourant le rivage une figure de géométrie tracée sur le sable: il reconnut l'homme et rendit grâces aux dieux. Une figure de la même espèce aurait-elle donc moins de force pour être écrite dans le ciel, et le nombre n'est-il pas toujours le même, de quelque manière qu'il nous soit présenté ? Regardez bien il est écrit sur toutes les parties de l'univers et surtout sur le corps humain. Deux est frappant dans l'équilibre merveilleux des deux sexes qu'aucune science n'a pu déranger; il se montre dans nos yeux, dans nos oreilles, etc. Trente-deux est écrit dans notre bouche; et vingt divisé par quatre porte son invariable quotient à l'extrémité de nos quatre membres. Le nombre se déploie dans le régne végétal, avec une richesse qui étourdit par son invariable constance dans les variétés infinies. Souvenez-vous, M. le sénateur, de ce que vous me dites un jour, d'après vos amples recueils sur le nombre trois en parti

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