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volontairement, et que l'opinion même l'en estime davantage. J'ai souvent observé, à l'égard des austérités religieuses, que le vice même qui s'en moque ne peut s'empêcher de leur rendre hommage. Quel libertin a jamais trouvé l'opulente courtisane, qui dort à minuit sur l'édredon plus heureuse que l'austère carmélite, qui veille et qui prie pour nous à la même heure? Mais j'en reviens toujours à ce que vous avez observé avec tant de raison qu'il n'y a point de juste. C'est donc par un trait particulier de bonté que Dieu châtie dans ce monde, au lieu de châtier beaucoup plus sévèrement dans l'autre. Vous saurez, messieurs, qu'il n'y a rien que je croie plus fermement que le purgatoire. Comment les peines ne seraient-elles pas toujours proportionnées aux crimes? Je trouve surtout que les nouveaux raisonneurs qui ont nié les peines éternelles sont d'une sottise étrange, s'ils n'admettent pas expressément lé purgatoire car, je vous prie, à qui ces gens-là feront-ils croire que l'âme de Robespierre s'élança de l'échafaud dans le sein de Dieu comme celle de Louis XVI ? Cette opinion n'est cependant pas aussi rare qu'on pourrait l'imaginer : j'ai passé quelques an

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nées, depuis mon hégire, dans certaines contrées de l'Allemagne où les docteurs de la loi ne veulent plus ni enfer ni purgatoire : il n'y a rien de si extravagant. Qui jamais a imaginé de faire fusiller un soldat pour une pipe de faïence volée dans la chambrée ? cependant il ne faut pas que cette pipe soit volée impunément; il faut que le voleur soit purgé de ce vol avant de pouvoir se placer en ligne avec les braves gens.

LE SÉNATEUR.

Il faut avouer, M. le chevalier, que si jamais nous avons une Somme théologique écrite de ce style, elle ne manquera pas de réussir beaucoup dans le monde.

"LE CHEVALIER.

Il ne s'agit nullement de style; chacun a le sien: il s'agit des choses. Or, je dis que le purgatoire est le dogme du bon sens; et puisque tout péché doit être expié dans ce monde ou dans l'autre, il s'ensuit que les afflictions envoyées aux hommes par la justice divine sont un véritable bienfait, puisque ces peines, lorsque nous avons la sagesse de les accepter, nous sont, pour ainsi dire, décomptées sur

celles de l'avenir. J'ajoute qu'elles sont un gage manifeste d'amour, puisque cette anticipation ou cette commutation de peine exclut évidemment la peine éternelle. Celui qui n'a jamais souffert dans ce monde ne saurait être sûr de rien; et moins il a souffert moins il est sûr : mais je ne vois pas ce que peut craindre, ou pour m'exprimer plus exactement, ce que peut laisser craindre celui qui a souffert avec acceptation.

LE COMTE.

Vous avez parfaitement raisonné, M. le chevalier, et même je dois vous féliciter de vous être rencontré avec Sénèque; car vous avez dit des carmélites précisément ce qu'il a dit des vestales (1): j'ignore si vous savez que ces vierges fameuses se levaient la nuit, et qu'elles avaient leurs matines, au pied de la lettre, comme nos religieuses de la stricte observance en tout cas comptez sur ce point de l'histoire. La seule observation critique que je me permettrai sur votre théologie peut être aussi, ce me semble, adressée

(1) Non est iniquum nobilissimas virgines ad sacra facienda noctibus excitari, altissimo somno inquinatas frui? (Senec., de Prov., cap. V.)

à ce même Sénèque : « Aimeriez-vous mieux, disait-il, être Sylla que Régulus, etc. (1)? » Mais prenez garde, je vous prie, qu'il n'y ait ici une petite confusion d'idées. Il ne s'agit point du tout de la gloire attachée à la vertu qui supporte tranquillement les dangers, les privations et les souffrances; car sur ce point tout le monde est d'accord: il s'agit de savoir pourquoi il a plu à Dieu de rendre ce mérite nécessaire? Vous trouverez des ⚫ blasphémateurs et même des hommes simplement légers, disposés à vous dire : Que Dieu aurait bien pu dispenser la vertu de cette sorte de gloire. Sénèque, ne pouvant répondre aussi-bien que vous, parce qu'il n'en savait pas autant que vous (ce que je vous prie de bien observer), s'est jeté sur cette gloire qui prête beaucoup à la rhétorique; et c'est ce qui donne à son traité de la Providence, d'ailleurs si beau et si estimable, une légère couleur de déclamation. Quant à vous, M. le sénateur, en mettant même cette considération à l'écart, vous avez rappelé avec beaucoup de raison que

(2) Idem, ibid., tom. III. Ce ne sont pas les propres mots, mais le sens est rendu.

tout homme souffre parce qu'il est homme, parce qu'il serait Dieu s'il ne souffrait pas, et parce que ceux qui demandent un homme impassible, demandent un autre monde ; et vous avez ajouté une chose non moins incontestable en remarquant que nul homme n'étant juste, c'est-à-dire exempt de crimes actuels (si l'on excepte la sainteté proprement dite, qui est très rare), Dieu fait réellement miséricorde aux coupables en les châtiant dans ce monde. Je crois que je vous aurais parlé de ces peines temporaires futures que nous nommons purgatoire, si M. le chevalier ne m'avait interdit de chercher mes preuves dans l'autre monde (1)..

LE CHEVALIER.

que

les

Vous ne m'aviez pas compris parfaitement: n'avais exclu de nos entretiens peines dont l'homme pervers est ménacé dans l'autre monde; mais quant aux peines temporaires imposées au prédestiné, c'est autre chose.....

(1) Foy, tom. I,p. 14.

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