Page images
PDF
EPUB

Après avoir fait une courte excursion dans la philosophie écossaise, qui promettait quelques avantages positifs, les psychologues contemporains ont entrepris, par euxmêmes, des études anatomiques et physiologiques. Sans prétendre froisser de justes susceptibilités, nous devons avouer cependant que ces efforts n'ont pas donné des résultats satisfaisants. Il n'y a que les hommes étrangers aux études anatomiques et physiologiques qui puissent penser que l'on peut entrer, de plain-pied, dans le domaine de ces sciences, et en retirer en quelque sorte l'essence, en vue d'une application à la psychologie.

D'un autre côté, le moment pour adresser des questions utiles à la physiologie était fort mal choisi.

Si la psychologie se cherche et fait du provisoire, la physiologie, depuis soixante ans, ne fait pas autre chose. Désireuse d'échapper aux explications de la métaphysique, qui pendant longtemps s'était emparée de la science de l'homme, la physiologie, de nos jours, s'est rappelé qu'elle est avant tout une science expérimentale, et elle n'a plus voulu faire un pas qui ne fût appuyé sur les résultats de l'expérimentation. Cette manière de voir, qu'une crainte bien légitime excuse jusqu'à un certain point, ne saurait être acceptée dans ce qu'elle a d'absolu et d'exclusif. Nous n'approuvons pas, par exemple, M. Cl. Bernard quand il reproche à Galien de n'avoir pas persévéré dans l'expérimentation, qui lui aurait permis, selon lui, de faire la découverte de la circulation du sang quatorze cents ans avant Harvey (1).

Dans son enthousiasme pour la méthode qu'il a cultivée toute sa vie, M. Cl. Bernard semble croire que la physiologie peut se constituer à grand renfort d'expériences. S'il en était ainsi, on n'aurait qu'à fonder un immense laboratoire dans lequel s'exercerait la jeunesse des écoles, et, en quelques années, la physiologie serait faite.

Malheureusement, pour expérimenter sainement, il

(1) Leçon sur les anesthésiques et sur l'asphyxie, p. 5 et 6.

faut avoir des idées expérimentales, car on n'expérimente pas pour voir, comme le voudrait encore M. Cl. Bernard, et les idées expérimentales ne germent pas toutes dans le laboratoire. Nous affirmons même que la plupart des idées expérimentales utiles ne viennent. qu'après l'observation des faits naturels, fécondée par l'étude et par une réflexion suffisante. Lorsque, dans ces conditions, l'idée expérimentale est trouvée, point n'est besoin d'avoir un laboratoire richement outillé pour la réaliser. Le génie qui trouve l'idée n'est pas embarrassé pour trouver aussi les conditions matérielles de l'expérience. On en a la preuve dans la biographie des grands maîtres qui, depuis Galien jusqu'à nous, ont eu des idées expérimentales utiles.

Ce n'est donc pas le laboratoire, malgré son utilité incontestable, qui fait le physiologiste. Le vrai physiologiste est celui qui conçoit des idées expérimentales utiles et qui les réalise.

L'expérience en elle-même n'est rien quand on la compare à l'idée qui lui donne naissance.

Reste à savoir si on peut inventer à volonté des idées expérimentales utiles.

Si cela était possible, le reproche que M. Cl. Bernard adresse à Galien serait parfaitement juste.

Or l'histoire de la physiologie nous répond que l'idée expérimentale utile est la chose la plus rare et la plus difficile à trouver. Tout dans la science, nous dit-elle, s'enchaîne de telle façon qu'un progrès sur un point spécial ne peut être, non pas réalisé, mais seulement entrevu qu'à la condition qu'un progrès d'un ordre différent aura été effectué dans un autre département de la science. L'homme qui voudrait élever l'édifice scientifique par le secours exclusif de l'expérimentation n'avancerait pas plus qu'un autre, parce qu'il serait forcé d'attendre, comme celui-ci, l'éclosion de l'idée expérimentale utile.

Le génie pressent et devine; mais le temps seul peut consacrer par l'expérience la divination du génie.

Il suit de là qu'on aura beau expérimenter et réexpérimenter, si le temps de l'idée expérimentale utile n'est pas arrivé, l'expérimentation ne servira qu'à faire perdre un temps précieux.

Il est donc plus logique et plus profitable d'observer les faits, de les féconder par une étude sérieuse, et d'attendre que l'heure de l'idée expérimentale utile ait sonné.

C'est précisément ce qu'a fait Galien. Ce grand homme a eu des idées expérimentales utiles et il les a réalisées. Il avait pressenti, par exemple, que les nerfs récurrents président aux mouvements du diaphragme; il les sectionna sur un animal vivant, et la paralysie qui s'ensuivit prouva la justesse de son idée expérimentale.

Pourquoi Galien n'a-t-il pas continué dans cette voie et pratiqué l'expérience si simple avec laquelle Harvey démontra la circulation du sang?

C'est que l'idée qui devait le conduire à cette expérience n'était pas mûre; elle l'était si peu qu'elle a mis quatorze cents ans pour atteindre sa maturité.

Il est tout aussi injuste de reprocher à Galien son abstention expérimentale sur ce point, qu'il est peu judicieux d'avancer que, par l'expérimentation scule, les progrès de la physiologie auraient gagné une avance de plusieurs siècles.

Pour rester dans la vérité, il faut dire que l'expérimentation est la pierre de touche indispensable du physiologiste; mais, pour que cette pierre serve à quelque chose, il faut qu'on puisse essayer sur elle des idées qui ont une apparence d'utilité. Or ces idées se trouvent principalement dans les résultats de l'observation présente ou passée, et dans l'étude approfondie de ce qui a été pensé et écrit par les autres.

Les critiques nécessaires que nous venons de formuler ne s'adressent nullement à la méthode expérimentale elle-même, dont le physiologiste ne saurait impunément se passer, mais à l'emploi exclusif qu'on en fait et à l'idée

exagérée que l'on professe au sujet de son importance. Cet absolutisme a eu de fâcheuses conséquences que nous allons signaler en rentrant dans notre sujet.

Lorsque les psychologues se sont adressés à la physiologie pour lui demander les lumières particulières dont elle dispose, ils ont trouvé cette science en plein état de rénovation, accumulant les faits de l'expérimentation, mais sans souci des principes et des lois qui doivent présider à leur coordination scientifique. La doctrine de Bichat, comme le soliveau de la fable, assistait à ce travail sans intervenir autrement que par sa présence; elle se laissait même dépouiller des propriétés vitales qui représentent la seule épave échappée du naufrage des antiques doctrines médicales.

Il n'est pas étonnant que, dans ces dispositions d'esprit, la physiologie du cerveau fût entièrement délaissée. Pour faire cette physiologie, la raison scientifique devait nécessairement intervenir avec ses plus nobles prérogatives, et comme, pour certains esprits, la raison était devenue synonyme de métaphysique, on préféra ne pas toucher au cerveau qu'on abandonna aux psychologues. Dans nos traités de physiologie, en effet, les chapitres qui devraient être consacrés aux fonctions du cerveau et à la fonction du langage sont remplacés par des considérations empruntées à la psychologie. Tous nos travaux, disons-le en passant, sont une protestation contre cette façon d'agir.

Les psychologues durent être fort étonnés en constatant cet état de choses. Ce qu'il y a de certain, c'est qu'ils portèrent un jugement sévère sur notre science. Ce jugement prématuré, nous l'espérons, ne tardera pas à être modifié.

La physiologie du cerveau n'aura bientôt plus rien à envier à la physiologie des autres organes, et, lorsque ce moment sera arrivé, la psychologie et la physiologie, unissant leurs efforts, se donneront la main dans la tête de l'homme, pour réaliser en commun cette parole du premier des philosophes : γνώθι σεαυτόν.

CHAPITRE II.

Constitution de l'âme.

§ I.

EXAMEN DE LA POSSIBILITÉ D'UN CLASSEMENT ORGANIQUE.

Loin de nous la pensée de prétendre constituer à tout prix une science dont les éléments sont encore insuffisants. C'est pourquoi nous nous bornerons, dans ce paragraphe, à répondre à deux questions fondamentales. Cette réponse aura du moins l'utilité, à défaut d'autre, de nous faire connaître ce que nous savons et ce que nous ne savons pas, ce que nous pouvons et ce que nous ne pouvons pas en fait de physiologie cérébrale :

Quelle forme les perceptions revêtent-elles dans le cerveau? La détermination des éléments qui correspondent aux diverses activités est-elle possible?

1° Quelle forme les perceptions revêtent-elles dans le cerveau?

D'après la théorie de ceux qui prétendent que l'âme est un esprit pur séparé du corps, il faudrait admettre que le mouvement des nerfs sensitifs, arrivé dans les couches optiques pour y développer le phénomène-perception, se transforme en élément immatériel, insaisissable. Cette manière de voir, absolument repoussée par l'investigation physiologique, ne résout point du tout la question elle est l'affirmation d'un fait purement imaginaire.

« PreviousContinue »