Page images
PDF
EPUB

langage sera toujours pauvre; mais nous pensons qu'il est possible de l'augmenter, de le perfectionner, d'en faire enfin un instrument plus complet pour que le sourd-muet puisse, en s'en servant, recueillir, par traduction, toutes les notions renfermées dans nos langues parlées.

§ X.

DE LA MIMIQUE PENSÉE OU MÉMOIBE DE LA MIMIQUE.

Une des erreurs les plus répandues et des plus préjudiciables à l'enseignement des sourds-muets, consiste à croire que le sourd-muet peut penser sans l'aide d'un langage physiologique.

On croit facilement que le sourd -muet peut penser rien qu'avec les signes de l'écriture, ce qui est absurde, et on a de la peine à admettre qu'il puisse penser en reproduisant intérieurement, sans bouger, sa mimique, comme nous, nous reproduisons tacitement notre parole. Cependant rien n'est plus vrai, rien n'est plus démontré le sourd-muet pense en reproduisant intérieurement les mouvements de sa mimique, et il ne pense qu'à l'aide de ce moyen.

L'analyse physiologique nous autorise à tenir ce langage, et de plus nous avons la sanction des sourds-muets instruits, dont le sentiment sur ce point vaut bien celui des professeurs qui entendent et qui parlent.

M. Ferdinand Berthier, sourd-muet, doyen des professeurs, et auteur de plusieurs ouvrages estimés par tous ceux qui pensent, s'en est très-bien expliqué avec nous. <«< Bien que mes doigts et mes mains soient immobiles, dit-il, je sens, quand je pense, qu'ils agissent; je vois intérieurement l'image qu'ils produisent; je sens que ma pensée s'exerce et s'identifie avec ces mouvements que les yeux externes ne voient pas. » On ne saurait être ni plus clair ni plus explicite.

Le sourd-muet pense donc avec sa mimique, comme nous, nous pensons avec l'aide de la parole; le signe peut ne pas être le même, mais, qu'il soit mimique ou phonétique, l'intelligence l'emploie selon le même procédé.

Dans la reproduction subjective de la parole, l'intelligence provoque d'abord la représentation du phénomène sonore dans le sens de l'ouïe, et cette reproduction détermine, à son tour, la reproducton tacite, subjective des mouvements qui donnent réellement naissance à cette impression.

Lorsque nous pensons en langage mimique, les phénomènes se succèdent de la même manière; l'intelligence provoque, dans le sens de la vue, la reproduction du signe mimique, et cette reproduction détermine, à son tour, l'exécution non réalisée des mouvements qui donnent naissance à ce signe.

Après avoir exposé les lois de formation du langage mimique, nous montrerons de suite l'utilité pratique de cette exposition, en examinant l'emploi que l'on fait de ce langage dans l'enseignement des sourds-muets. Il n'y a pas d'enseignement où le manque d'unité se rattache d'une manière plus évidente à l'absence de principes, et nous occuper ici de cette question, c'est remplir un devoir vis-à-vis des infortunés qui sont privés des bienfaits de la parole.

§ XI.

DU SOURD-MUET.

Le sourd-muet n'est tel que parce qu'il est privé du sens de l'ouïe, dès la naissance ou dans les premières années de la vie.

D'ailleurs le sourd-muet jouit des mêmes facultés que l'entendant parlant, et, si un état diathésique ne vient pas compliquer la surdité, il est tout aussi apte qu'un autre

à bénéficier des avantages de l'instruction et de l'éducation.

Mais, pour obtenir des résultats satisfaisants, il est tout à fait indispensable que l'instituteur connaisse la valeur des procédés qu'il emploie. Or c'est là une question difficile. Tandis que le professeur, qui s'adresse à ceux qui entendent et qui parlent, n'a qu'à se laisser guider par les préceptes consacrés par l'expérience, le professeur des sourds-muets n'a aucune pierre de touche sur laquelle il puisse essayer la valeur des procédés d'enseignement, et, placé vis-à-vis de méthodes empiriques que la mode exalte ou délaisse tour à tour, il s'adresse, sans contrôle, à celle qu'on lui dit être la meilleure.

La physiologie du langage peut seule fournir aux instituteurs cette pierre de touche si désirable, en leur faisant connaître les principes et les lois qui doivent éclairer et diriger l'enseignement des sourds-muets.

Depuis 1866 nous avons fait connaître ces principes et ces lois (1). Nous pensons qu'il ne sera pas déplacé d'en parler de nouveau dans un traité de psychologie.

Établissons d'abord quelques propositions dont nous avons démontré plus haut l'exactitude.

L'intelligence ne peut se développer qu'à l'aide d'un lan

gage.

Il n'y a que deux langages: le langage mimique et le langage phonétique.

Le sourd-muet ne pouvant pas apprendre la parole, puisqu'il est sourd, il ne lui reste que le langage mimique pour développer son intelligence.

Donc le langage mimique doit être la base fondamentale de l'enseignement des sourds-muets (2).

Si ces propositions eussent été physiologiquement démontrées, l'enseignement des sourds-muets ne se fût pas égaré, comme il l'a fait, dans des méthodes illogiques,

(1) Physiologie de la voix et de la parole, Ad. Delahaye, éd. 1866. (2) Physiologie et instruction du sourd-muet, Ad. Delahaye, ed. 1868.

et le sourd-muet aurait retiré de l'instruction des avan

tages plus complets:

1° Si l'abbé de l'Épée eût mieux apprécié la nature et le génie spécial du langage mimique, il se serait borné à développer le langage naturel des gestes, et il n'aurait pas inventé le langage des signes arbitraires. (V. p. 339.)

2o Si on eût reconnu la nécessité absolue d'un langage, nous n'aurions pas vu des instituteurs interdire l'usage du langage mimique.

3° Si on eût été mieux éclairé sur le rôle de l'écriture dans les actes de la pensée, on n'aurait pu supposer que l'écriture peut tenir lieu et place d'un langage, et on n'aurait pas affiché la prétention d'instruire le sourdmuet avec le seul secours de l'écriture.

4° Si on eût mieux connu enfin le rôle de l'ouïe dans l'acquisition de la parole, on n'aurait pas encore le tort de donner, comme base à l'enseignement du sourd-muet, l'enseignement de la parole.

Les bénéfices que le sourd-muet n'a pas pu retirer de l'enseignement dans le passé, il les retirera dans l'avenir, si toutefois on se décide à entrer franchement dans la voie de la science, qui est celle du bon sens et de la raison. Pour y aider dans la mesure de nos moyens, nous examinerons chacun des desiderata que nous venons de formuler.

1° Valeur du langage mimique. -Aider le sourdmuet dans le perfectionnement de son langage naturel des gestes et le faire bénéficier de toutes nos connaissances, par l'intermédiaire de ce langage, telle fut l'idée première, simple et lumineuse qui inspira l'abbé de l'Épée. Aussi grand par le génie que par le dévouement, ce bienfaiteur de l'humanité consacra sa vie à l'application de cette idée, et les résultats qu'il obtint ne s'effaceront jamais de la mémoire des sourds-muets.

Cependant l'œuvre de l'abbé de l'Epée, passible des conditions que subissent en général les œuvres humaines, ne fut point parfaite. Encouragé par les premiers résul

tats obtenus, au moyen du langage naturel des gestes, aiguillonné par l'ambition de faire mieux, de faire tout pour les déshérités, de l'Épée pensa qu'il était possible d'inventer, de toutes pièces, un système de signes qui serait la traduction littérale de notre langage parlé.

Le but était séduisant, et la possibilité de l'atteindre avait quelque apparence de raison; mais, en réalité, tout ceci n'était qu'une illusion généreuse. De l'Épée ne comprit pas qu'un abîme sépare les deux langages, mimique et parlé, que leur génie est entièrement différent, et que l'on ne saurait les traduire, signe par signe, l'un par l'autre; il ne comprit pas, en un mot, que, s'il est possible de traduire en langage mimique l'idée renfermée dans le langage parlé, on ne peut pas traduire littéralement le mot par un ensemble de signes mimiques analogues. Nous en avons dit le motif plus haut, page 339.

Le temps consacré à l'édification de ce système fut sans doute une perte regrettable, mais réparable après tout. Malheureusement, les conséquences qui en découlèrent furent plus fàcheuses, et il s'en fallut de peu que les bienfaits de l'idée première ne fussent anéantis par les résultats de l'idée seconde.

Placés sur un terrain difficile, et d'ailleurs pleins de respect pour l'œuvre du maître, les successeurs immédiats de l'abbé de l'Épée (l'abbé Sicard) appliquèrent, et cher

chèrent à féconder son erreur.

Les résultats furent déplorables, si déplorables que, malgré les écrits pleins de bon sens et de vérité publiés par d'autres instituteurs de sourds-muets (1), le langage des gestes dans son ensemble fut abandonné.

Non-seulement le langage théorique que de l'Épée avait inventé pour traduire directement la parole fut interdit, mais encore on laissa de côté le langage naturel, celui qui chez le sourd-muet est l'analogue de la parole chez nous. Il se trouva même un directeur de l'institution des

(1) Bebian, censeur de l'Institution des sourds-muets de Paris.

« PreviousContinue »