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sentent, comme nous l'avons dit dès le début, les conditions indispensables de la mémoire; mais on aurait tort de les confondre avec la mémoire elle-même. Pour se souvenir, il ne suffit pas d'avoir des notions acquises, associées entre elles et capables de réapparaître dans le centre de perception.

Pour se souvenir...... il faut se souvenir, c'est-à-dire avoir ce quelque chose dont nous n'avons pas encore parlé et que nous allons mettre en lumière dans le paragraphe suivant.

§ III.

PHÉNOMÈNE FONDAMENTAL DE LA MÉMOIRE. SENTIMENT DE L'ACTIVITÉ PASSÉE.

Lorsqu'une notion acquise réapparaît dans le centre. de perception, nous la reconnaissons; par conséquent cette réapparition comporte avec elle le souvenir. Rien n'est plus vrai; mais on ne saurait contester que, dans ce fait, il y a deux éléments bien distincts: 1° la reproduction d'une notion acquise; 2° le souvenir.

Sans doute l'un ne va pas sans l'autre, et cela tient à la constitution même de la notion; mais on comprend qu'il puisse en être autrement et qu'une notion puisse. réapparaître dans le centre de perception sans qu'il y ait souvenir.

Nous allons chercher ici l'élément qui accompagne toujours la reproduction d'une notion acquise et qui donne à cette reproduction les caractères du souvenir.

Cet élément, disons-le de suite, est le sentiment de notre activité passée.

Personne jusqu'ici n'avait parlé de ce sentiment; cela ne nous étonne pas, car il puise son origine dans la constitution même de la notion sensible et de la notion-' intelligence, qui n'avaient pas encore été déterminées.

Dans le but de mettre ce sentiment en pleine lumière, nous emploierons un artifice qui paraîtra peut-être un peu vulgaire aux esprits délicats; mais on nous fera grâce ́en considération de son utilité incontestable.

Supposons un homme, parcourant le monde avec un panier suspendu à son bras, et recueillant un échantillon des objets qui captivent son attention.

Pour se procurer la représentation facile de ces échantillons, l'homme prend le soin de les disposer méthodiquement dans le panier, et sur chacun d'eux il fixe un lien dont l'autre extrémité, terminée par une boule, vient se montrer à l'orifice du panier.

Un jour l'homme au panier passait devant un arbre chargé de fruits; il s'arrêta et, après avoir contemplé tous ces fruits d'une manière générale, il appliqua son attention sur l'un deux. Ce fruit se distinguait de tous les autres par sa forme, par ses dimensions, par sa coloration et autres particularités. Après avoir déterminé ces caractères distinctifs, qui lui permettaient de ne pas confondre ce fruit avec ceux du même arbre et avec ceux du voisinage, l'homme le cueillit et le plaça dans son panier. En même temps il fixait un lien sur le fruit et, par l'établissement d'un rapport significatif, il le désignait sous le nom de pomme. Ce nom était ensuite écrit sur la boule qui termine à l'orifice du panier le lien dont nous venons de parler.

Cela fait, l'homme promena ses regards autour de lui, et, constatant que sa personne, l'arbre, le paysage environnant formaient un tout dont les parties étaient liées par un certain rapport (rapport de lieu), il formula ce rapport dans une phrase et il écrivit sur la même boule au-dessous de pomme : j'étais agissant dans la vallée de Montmorency. Puis, ayant remarqué que ce lieu renfermait des pins, sur lesquels il fit provision de quelques rameaux pour célébrer la fète du lendemain, qui était le dimanche des Rameaux, il inscrivit sur la boule un rapport de temps qu'il pût préciser en remarquant que le

soleil dardait perpendiculairement des rayons sur sa tête: le 9 avril 1876 à midi.

Après avoir ainsi dépensé une partie de son activité à l'occasion du pommier, l'homme continua sa route pour recueillir de nouveaux objets et établir de nouveaux rapports.

Quant à nous, reposons ici notre attention pour préciser la valeur et la signification psychique des faits que nous venons d'énumérer.

En mettant dans son panier un fruit distingué de tout autre fruit, et présentant des particularités qui le distinguaient des fruits du même arbre, l'homme recueillait quelque chose de plus qu'un peu de matière arrangée sous forme de fruit; il recueillait aussi le résultat de sa propre activité sensible, et le tout constituait ce que nous avons désigné sous le nom de notion sensible.

Le fruit placé dans le panier représente donc quelque chose de plus que lorsqu'il était sur l'arbre; il représente une notion sensible, c'est-à-dire un tout distinct, composé de matière et de caractères sensibles que l'activité de l'âme a déterminés.

Mais ce tout distinct, ainsi caractérisé, ne représente encore qu'une partie des phénomènes dont il a été l'occasion. En établissant un rapport significatif entre le fruit et le mouvement de ses organes, l'homme s'est donné un moyen commode de faire apparaître de nouveau devant ses yeux le fruit qu'il a enfermé dans le panier. Il lui suffit, en effet, de lire sur la boule le mot pomme, et cet acte, indissolublement lié avec le fruit lui-même, en sollicite la réapparition.

De même, en établissant un rapport entre sa personne, le pommier et le milieu environnant, et en représentant ces rapports par quelques mots, l'homme s'est donné la possibilité de voir de nouveau le même spectacle; il lui suffit de lire sur la boule : J'étais agissant dans la vallée de Montmorency, pour que les objets et les actes auxquels ces mots sont enchaînés réapparaissent dans son esprit.

Enfin, en établissant un rapport entre le moment de sa propre activité, en présence du pommier, et d'autres moments, c'est-à-dire en établissant un rapport de temps, l'homme s'est donné le moyen de retrouver ce moment quand il le voudra. A cet effet il n'a qu'à lire sur la boule Samedi 9 avril 1876 à midi.

Tous les rapports essentiels que nous venons d'énumérer constituent des notions intelligentes.

Il suit de ce qui précède, que le fruit placé dans le panier représente non-seulement un peu de matière et une notion sensible, mais encore une notion intelligente. Ces deux derniers éléments, résultant de l'exercice de l'âme, sur et à propos du fruit, sont les éléments psychiques. qu'il était indispensable de dégager de notre analyse, pour concevoir comment se développe le sentiment de l'activité passée.

En effet, qu'arrivera-t-il lorsque l'homme, agissant sur le lien qui est fixé à la pomme, attirera cette dernière à l'orifice du panier?

L'homme la ressentira et la reconnaîtra. Mais sentir et connaître de nouveau comportent-ils le souvenir, le sentiment de l'activité passée? Sans nul doute. Mais nous sentons, nous, que ce point délicat a besoin d'être mis en lumière.

Supposons que jadis l'homme ait introduit dans son panier un objet quelconque, sans l'avoir préalablement étudié, distingué, sans le connaître, en un mot. Qu'arrivera-t-il quand cet objet sera attiré de nouveau à l'orifice du panier? L'homme le contemplera avec étonnement; non-seulement il ne le ressentira pas et ne le reconnaîtra pas, mais il appliquera toute son activité à le sentir distinctement et à le connaître, et il n'aura d'autre sentiment que celui qui résulte de son activité présente.

Supposons, au contraire, que jadis l'homme ait introduit dans son panier le même objet, mais après l'avoir distingué de tout autre, et après l'avoir imprégné de son activité propre.

Lorsque cet objet sera de nouveau attiré à l'orifice du panier, l'homme le ressentira et le reconnaîtra, cela n'est douteux pour personne, et il aura ainsi le sentiment de son activité passée.

Après avoir posé les termes de ces suppositions, la question qui nous occupe peut être ainsi formulée pourquoi dans le premier cas l'homme ne ressent pas, ne reconnaît pas et n'a que le sentiment de son activité présente, tandis que dans le second il ressent, il reconnaît, et il a le sentiment de son activité passée?

Voici notre réponse :

Nous ne pouvons ressentir et reconnaitre que si nous avons déjà senti et connu; nous ne pouvons avoir le sentiment de notre activité passée que si cette activité s'est exercée sur quelque chose qui en garde la marque. Or, dans le premier cas, l'homme n'avait pas senti distinctement l'objet qui ne représentait pour lui qu'une matière quelconque; il n'avait pas non plus cherché à établir à son occasion aucune espèce de rapport, enfin il n'avait appliqué son activité sur cet objet que pour le mettre dans le panier, mais sans lui imprimer aucune marque. caractéristique de cette activité (1). Par conséquent, l'homme n'avait aucune raison de ressentir, de reconnaître et d'avoir le sentiment de son activité passée. Nonseulement cela n'est pas, mais logiquement cela ne doit pas être.

Dans le second cas, au contraire, l'homme avait relevé. sur ce même objet non-seulement des caractères sensibles, mais des caractères que l'intelligence seule peut sentir et formuler, et ce n'est qu'après avoir formé un tout distinct de ces caractères, qu'il avait placé l'objet dans le panier.

Par conséquent, lorsque l'homme revoit l'objet, il doit le voir avec tous les caractères sensibles et intelligents

(1) La présence seule de l'objet dans le panier est une preuve de l'activité passée de l'homme; mais nous ne parlons ici que de l'activité sensible et de l'activité intelligente recueillant des notions.

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