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LIVRE PREMIER.

FABLE I.

LA CIGALE ET LA FOURMI.

LA cigale, ayant chanté
Tout l'été,

Se trouva fort dépourvue 1
Quand la bise 2 fut venue:
Pas un seul petit morceau
De mouche ou de vermisseau.
Elle alla crier famine

Chez la fourmi sa voisine,
La priant de lui prêter
Quelque grain pour subsister
Jusqu'à la saison nouvelle.
Je vous paîrai, lui dit-elle,
Avant l'oût,3 foi d'animal,
Intérêt et principal.4

La fourmi n'est pas prêteuse :
C'est là son moindre défaut.
Que faisiez-vous au temps chaud?
Dit-elle à cette emprunteuse.
Nuit et jour à tout venant 5
Je chantais, ne vous déplaise.
Vous chantiez! j'en suis fort aise :
Eh bien! dansez maintenant.

1

(1) Manquait de nourriture. (2) Le vent du signer l'hiver. (3) Oût, pour août, moisson. et l'intérêt. (5) Sans cesse.

--

nord, pour dé(4) Le capital

FABLE II.

LE CORBEAU ET LE RENARD.

MAÎTRE Corbeau, sur un arbre perché,
Tenait en son bec un fromage.
Maître renard, par l'odeur alléché,1
Lui tint à peu près ce langage:
Hé! bonjour, monsieur du corbeau.
Que vous êtes joli, que vous me semblez beau!
Sans mentir, si votre ramage

Se rapporte à votre plumage,

Vous êtes le phénix2 des hôtes de ces bois.
A ces mots le corbeau ne se sent pas de joie ;
Et, pour montrer sa belle voix,

Il ouvre un large bec, et laisse tomber sa proie.
Le renard s'en saisit, et dit: Mon bon monsieur,
Apprenez que tout flatteur

Vit aux dépens de celui qui l'écoute :

Cette leçon vaut bien un fromage, sans doute.
Le corbeau, honteux et confus,

Jura, mais un peu tard, qu'on ne l'y prendrait plus.

FABLE III.

LA GRENOUILLE QUI SE VEUT FAIRE AUSSI GROSSE QUE LE BEUF.

UNE grenouille vit un bœuf

Qui lui sembla de belle taille.

Elle, qui n'était pas grosse en tout comme un œuf,
Envieuse, s'étend, et s'enfle, et se travaille

Pour égaler l'animal en grosseur;

(1) Attiré; alléché est peu usité. (2) Oiseau fabuleux, qui renaissait de ses cendres. Etre le phénix s'emploie proverbialement pour dire être le premier.

Disant: Regardez bien, ma sœur ;

Est-ce assez? dites-moi; n'y suis-je point encore?

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Nenni. M'y voici donc ?-Point du tout.-M'y voilà ? Vous n'en approchez point. La chétive pécore 1

S'enfla si bien qu'elle creva.

Le monde est plein de gens qui ne sont pas plus sages:
Tout bourgeois veut bâtir comme les grands seigneurs,
Tout petit prince a des ambassadeurs,
Tout marquis veut avoir des pages.

FABLE IV.

LES DEUX MULETS.

DEUX mulets cheminaient, l'un d'avoine chargé,
L'autre portant l'argent de la gabelle.2
Celui-ci, glorieux d'une charge si belle,
N'eût voulu pour beaucoup en être soulagé.
Il marchait d'un pas relevé,
Et faisait sonner sa sonnette;
Quand l'ennemi se présentant,
Comme il en voulait à l'argent,
Sur le mulet du fisc 3 une troupe se jette,
Le saisit au frein, et l'arrête.

Le mulet, en se défendant,

Se sent percé de coups; il gémit, il soupire.
Est-ce donc là, dit-il, ce qu'on m'avait promis?
Ce mulet qui me suit du danger se retire;
Et moi, j'y tombe, et je péris!

Ami, lui dit son camarade,

Il n'est pas toujours bon d'avoir un haut emploi :
Si tu n'avais servi qu'un meunier, comme moi,
Tu ne serais pas si malade.

(1) Sotte, stupide.—(2) Impôt perçu sur le sel.—(3) Trésor public.

FABLE V.

LE LOUP ET LE CHIEN.

UN loup n'avait que les os et la peau,

Tant les chiens faisaient bonne garde :

Ce loup rencontre un dogue aussi puissant que beau,
Gras, poli, qui s'était fourvoyé 2 par mégarde.
L'attaquer, le mettre en quartiers,

Sire loup l'eût fait volontiers :
Mais il fallait livrer bataille;

Et le mâtin était de taille

A se défendre hardiment.

Le loup donc l'aborde humblement,
Entre en propos, et lui fait compliment
Sur son embonpoint qu'il admire.
Il ne tiendra qu'à vous, beau sire,
D'être aussi gras que moi, lui repartit le chien.
Quittez les bois, vous ferez bien :
Vos pareils y sont misérables,

Cancres 3, hères, et pauvres diables,

Dont la condition est de mourir de faim.

Car, quoi! rien d'assuré! point de franche lipée 4!
Tout à la pointe de l'épée!

Suivez-moi, vous aurez un bien meilleur destin.
Le loup reprit: Que me faudra-t-il faire?
Presque rien, dit le chien : donner la chasse aux gens
Portant bâtons, et mendiants;

Flatter ceux du logis, à son maître complaire;
Moyennant quoi votre salaire

Sera force reliefs 5 de toutes les façons,
Os de poulets, os de pigeons,

Sans parler de mainte caresse.

(1) Luisant de graisse. — (2) Égaré, trompé de chemin. — (3) Cancres, hères; pauvres, misérables; termes de mépris ou de compassion. (4) Repas qui ne coûtent rien. -(5) Beaucoup de restes de repas.

1

Le loup déjà se forge une félicité

Qui le fait pleurer de tendresse.

Chemin faisant, il vit le cou du chien pelé.
Qu'est-ce là? lui dit-il. - Rien.

chose.

Quoi! rien !

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Mais encore? - Le collier dont je suis attaché
De ce que vous voyez est peut-être la cause.
Attaché! dit le loup: vous ne courez donc pas

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Où vous voulez? — Pas toujours; mais qu'importe ? – Il importe si bien, que de tous vos repas

Je ne veux en aucune sorte,

Et ne voudrais pas même à ce prix un trésor. 1
Cela dit, maître loup s'enfuit, et court encor.

FABLE VI.

LA GÉNISSE, LA CHÈVRE ET LA BREBIS, EN SOCIÉTÉ AVEC

LE LION.

La génisse, la chèvre, et leur sœur la brebis,
Avec un fier lion, seigneur du voisinage,
Firent société, dit-on, au temps jadis,

Et mirent en commun le gain et le dommage.
Dans les lacs 2 de la chèvre un cerf se trouva pris.
Vers ses associés aussitôt elle envoie.

Eux venus, le lion par ses ongles compta;

Et dit: Nous sommes quatre à partager la proie.
Puis en autant de parts le cerf il dépeça;
Prit pour lui la première en qualité de sire.3
Elle doit être à moi, dit-il; et la raison,
C'est que je m'appelle lion:

A cela l'on n'a rien à dire.

La seconde, par droit, me doit échoir encor :
Ce droit, vous le savez, c'est le droit du plus fort.

(1) Un troupeau, du gibier, &c. (3) Roi, seigneur.

(2) Filets, piéges. ·

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