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FABLE VIII.

L'AIGLE ET L'ESCARBOT.

L'AIGLE donnait la chasse à maître Jean lapin,
Qui droit à son terrier s'enfuyait au plus vite.
Le trou de l'escarbot se rencontre en chemin.
Je laisse à penser si ce gîte

Était sûr mais où mieux? Jean lapin s'y blottit.
L'aigle fondant sur lui nonobstant cet asile,
L'escarbot intercède, et dit :

Princesse des oiseaux, il vous est fort facile
D'enlever malgré moi ce pauvre malheureux :
Mais ne me faites pas cet affront, je vous prie;
Et puisque Jean lapin vous demande la vie,
Donnez-la-lui, de grâce, ou l'ôtez à tous deux :
C'est mon voisin, c'est mon compère.

1

L'oiseau de Jupiter, sans répondre un seul mot,
Choque de l'aile l'escarbot,

L'étourdit, l'oblige à se taire,
Enlève Jean lapin. L'escarbot indigné

Vole au nid de l'oiseau, fracasse en son absence
Ses œufs, ses tendres œufs, sa plus douce espérance :
Pas un seul ne fut épargné.

L'aigle étant de retour, et voyant ce ménage,
Remplit le ciel de cris; et, pour comble de rage,
Ne sait sur qui venger le tort qu'elle a souffert.
Elle gémit en vain; sa plainte au vent se perd.
Il fallut pour cet an vivre en mère affligée.
L'an suivant, elle mit son nid en lieu plus haut.
L'escarbot prend son temps, fait faire aux œufs le saut :
La mort de Jean lapin derechef est vengée.
Ce second deuil fut tel, que l'écho de ces bois
N'en dormit de plus de six mois.
L'oiseau qui porte Ganymède 2

Du monarque des dieux enfin implore l'aide,

(1) L'aigle. — (2) Favori de Jupiter; il lui verse le nectar.

Dépose en son giron ses œufs, et croit qu'en paix
Ils seront dans ce lieu; que, pour ses intérêts,
Jupiter se verra contraint de les défendre:
Hardi qui les irait là prendre.
Aussi ne les y prit-on pas.

Leur ennemi changea de note,
Sur la robe du dieu fit tomber une crotte:
Le dieu la secouant jeta les œufs à bas.
Quand l'aigle sut l'inadvertance,
Elle menaça Jupiter

D'abandonner sa cour, d'aller vivre au désert;
De quitter toute dépendance,

Avec mainte autre extravagance.
Le pauvre Jupiter se tut:

Devant son tribunal l'escarbot comparut,
Fit sa plainte, et conta l'affaire.

On fit entendre à l'aigle, enfin, qu'elle avait tort.
Mais, les deux ennemis ne voulant point d'accord,
Le monarque des dieux s'avisa, pour bien faire,
De transporter le temps où l'aigle fait l'amour
En une autre saison, quand la race escarbote
Est en quartier d'hiver, et, comme la marmotte, 1
Se cache et ne voit point le jour.

FABLE IX.

LE LION ET LE MOUCHERON.

VA-T'EN, chétif insecte, excrément de la terre!
C'est en ces mots que le lion

Parlait un jour au moucheron.
L'autre lui déclara la guerre.

Penses-tu, lui dit-il, que ton titre de roi
Me fasse peur ni me soucie?

Un bœuf est plus puissant que toi;
Je le mène à ma fantaisie.

(1) Animal dormant une partie de l'année.

A peine il achevait ces mots,
Que lui-même il sonna la charge, 1
Fut le trompette et le héros.
Dans l'abord il se met au large,
Puis prend son temps, fond sur le cou
Du lion, qu'il rend presque fou.

Le quadrupède écume, et son œil étincelle;
Il rugit. On se cache, on tremble à l'environ;
Et cette alarme universelle

Est l'ouvrage d'un moucheron.

Un avorton de mouche en cent lieux le harcelle;
Tantôt pique l'échine, et tantôt le museau,
Tantôt entre au fond du naseau.

La rage se trouve alors à son faîte montée.
L'invisible ennemi triomphe, et rit de voir
Qu'il n'est griffe ni dent en la bête irritée,
Qui de la mettre en sang ne fasse son devoir.
Le malheureux lion se déchire lui-même,
Fait résonner sa queue à l'entour de ses flancs,
Bat l'air, qui n'en peut mais; 2 et sa fureur extrême
Le fatigue, l'abat: le voilà sur les dents. 3
L'insecte, du combat se retire avec gloire :
Comme il sonna la charge, il sonne la victoire,
Va partout l'annoncer, et rencontre en chemin
L'embuscade 4 d'une araignée;

Il y rencontre aussi sa fin.

Quelle chose par-là nous peut être enseignée ?
J'en vois deux, dont l'une est qu'entre nos ennemis
Les plus à craindre sont souvent les plus petits;
L'autre, qu'aux grands périls tel a pu se soustraire,
Qui périt pour la moindre affaire.

(1) Donna le signal du combat. dents pour rendu.-(4) La toile.

(2) Davantage. —(3) Sur les

FABLE X.

L'ANE CHARGÉ D'ÉPONGES, ET L'ANE CHARGÉ DE SEL.

UN ânier, son sceptre 1 à la main,
Menait, en empereur romain,
Deux coursiers à longues oreilles.

L'un, d'éponges chargé, marchait comme un courrier;
Et l'autre, se faisant prier,

Portait, comme on dit, les bouteilles : 2
Sa charge était de sel. Nos gaillards pélerins,
Par monts, par vaux, et par chemins,

Au gué d'une rivière à la fin arrivèrent,
Et fort empêchés se trouvèrent.

L'ânier, qui tous les jours traversait ce gué-là,
Sur l'âne à l'éponge monta,

Chassant devant lui l'autre bête,
Qui, voulant en faire à sa tête,
Dans un trou se précipita,
Revint sur l'eau, puis échappa:
Car, au bout de quelques nagées, 3
Tout son sel se fondit si bien
Que le baudet ne sentit rien

Sur ses épaules soulagées.

Camarade épongier prit exemple sur lui,
Comme un mouton qui va dessus 4 la foi d'autrui.
Voilà mon âne à l'eau; jusqu'au col il se plonge,
Lui, le conducteur, et l'éponge,

Tous trois burent d'autant: l'ânier et le grison
Firent à l'éponge raison. 5

Celle-ci devint si pesante,

Et de tant d'eau s'emplit d'abord,

Que l'âne succombant ne put gagner le bord.

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(1) Son fouet ou son bâton. (2) C'est-à-dire, marchait à pas lents. (3) Elan des nageurs. (4) Sur.(5) Se remplirent

d'eau comme l'éponge.

L'ânier l'embrassait, dans l'attente
D'une prompte et certaine mort.

Quelqu'un vint au secours qui ce fut, il n'importe ;
C'est assez qu'on ait vu par-là qu'il ne faut point
Agir chacun de même sorte.
J'en voulais venir à ce point.

FABLE XI.

LE LION ET LE RAT.

Il faut, autant qu'on peut, obliger tout le monde :
On a souvent besoin d'un plus petit que soi.
De cette vérité deux fables feront foi;
Tant la chose en preuves abonde.

Entre les pattes d'un lion

Un rat sortit de terre assez à l'étourdie.
Le roi des animaux, en cette occasion,
Montra ce qu'il était, et lui donna la vie.
Ce bienfait ne fut pas perdu.
Quelqu'un aurait-il jamais cru
Qu'un lion d'un rat eût affaire ?
Cependant il avint qu'au sortir des forêts
Ce lion fut pris dans des rets,
Dont ses rugissements ne le purent défaire.
Sire rat accourut, et fit tant par ses dents
Qu'une maille rongée emporta tout l'ouvrage.

Patience et longueur de temps
Font plus que force ni que rage.

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