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Malgré le bestion 1 happait mouches dans l'air,
Pour ses petits, pour elle, impitoyable joie,
Que ses enfants gloutons, d'un bec toujours ouvert,
D'un ton demi-formé, bégayante couvée,
Demandaient par des cris encor mal entendus.
La pauvre aragne2 n'ayant plus

Que la tête et les pieds, artisans superflus,
Se vit elle-même enlevée :

L'hirondelle, en passant, emporta toile, et tout,
Et l'animal pendant au bout.

Jupin 3 pour chaque état mit deux tables au monde :
L'adroit, le vigilant, et le fort, sont assis

A la première; 4 et les petits
Mangent leur reste à la seconde.

FABLE VIII.

LA PERDRIX ET LES COQS.

PARMI de certains coqs, incivils, peu galants,
Toujours en noise, et turbulents,

Une perdrix était nourrie.

Son sexe, et l'hospitalité,

De la part de ces coqs, peuple à l'amour porté,
Lui faisaient espérer beaucoup d'honnêteté:
Ils feraient les honneurs de la ménagerie.
Ce peuple, cependant, fort souvent en furie,
Pour la dame étrangère ayant peu de respect
Lui donnait fort souvent d'horribles coups de bec.
D'abord elle en fut affligée;

Mais, sitôt qu'elle eut vu cette troupe enragée
S'entre-battre elle-même, et se percer les flancs,
Elle se consola. Ce sont leurs mœurs, dit-elle;
Ne les accusons point, plaignons plutôt ces gens:

(1) Bestiole, petite bête. (2) Araignée. (4) Table, font bonne chère.

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Jupiter sur un seul modèle

N'a pas formé tous les esprits;

Il est des naturels de coqs et de perdrix.
S'il dépendait de moi, je passerais ma vie
En plus honnête compagnie.

Le maître de ces lieux en ordonne autrement;
Il nous prend avec des tonnelles,1

Nous loge avec des coqs, et nous coupe les ailes :
C'est de l'homme qu'il faut se plaindre seulement.

FABLE IX.

LE CHIEN A QUI ON A COUPÉ LES OREilles.

QU'AI-JE fait, pour me voir ainsi
Mutilé par mon propre maître?

Le bel état où me voici !

Devant les autres chiens oserai-je paraître ?
O roi des animaux, ou plutôt leurs tyrans,
Qui vous ferait choses pareilles !

Ainsi criait Mouflar,2 jeune dogue; et les gens,
Peu touchés de ses cris douloureux et perçants,
Venaient de lui couper, sans pitié, les oreilles.
Mouflar y croyait perdre. Il vit avec le temps
Qu'il y gagnait beaucoup; car, étant de nature
A piller ses pareils, mainte mésaventure 3

L'aurait fait retourner chez lui

Avec cette partie en cent lieux altérée :
Chien hargneux a toujours l'oreille déchirée.

Le moins qu'on peut laisser de prise aux dents d'autrui,
C'est le mieux. Quand on n'a qu'un endroit à défendre,
On le munit, de peur d'esclandre.
Témoin maître Mouflar armé d'un gorgerin 4;

(1) Piéges d'osier pour prendre les oiseaux.

(2) Corps à grosse

tête, du mot muffle. (3) Accident malheureux. — (4) Gros collier hérissé de pointes de fer.

Du reste ayant d'oreille autant que sur ma main,
Un loup n'eût su par où le prendre.

FABLE X.

LE BERGER ET LE ROI.

Deux démons à leur gré partagent notre vie,
Et de son patrimoine ont chassé la raison;
Je ne vois point de cœur qui ne leur sacrifie :
Si vous me demandez leur état et leur nom,
J'appelle l'un, Amour; et l'autre, Ambition.
Cette dernière étend le plus loin son empire;
Car même elle entre dans l'amour.

Je le ferais bien voir: mais mon but est de dire
Comme un roi fit venir un berger à sa cour.

Le conte est du bon temps, non du siècle où nous sommes.

Ce roi vit un troupeau qui couvrait tous les champs,
Bien broutant, en bon corps,2 rapportant tous les ans,
Grâce aux soins du berger, de très-notables sommes.
Le berger plut au roi par ses soins diligents.
Tu mérites, dit-il, d'être pasteur de gens :
Laisse là tes moutons, viens conduire des hommes ;
Je te fais juge souverain.

Voilà notre berger la balance à la main.3

Quoiqu'il n'eût guère vu d'autres gens qu'un ermite,
Son troupeau, ses mâtins, le loup, et puis c'est tout,
Il avait du bon sens; le reste vient ensuite :

Bref, il en vint fort bien à bout.

L'ermite son voisin accourut pour lui dire :

Veillé-je ? 4 et n'est-ce point un songe que je vois?
Vous, favori! vous, grand! Défiez-vous des rois;
Leur faveur est glissante: on s'y trompe; et le pire,

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(1) J'en ai. Ellipse. (2) En bon état. (3) Symbole de la (4) Pour est-ce que je veille ?

justice.

C'est qu'il en coûte cher; de pareilles erreurs
Ne produisent jamais que d'illustres malheurs.
Vous ne connaissez pas l'attrait qui vous engage:
Je vous parle en ami; craignez tout. L'autre rit;
Et notre ermite poursuivit :

Voyez combien déjà la cour vous rend peu sage.
Je crois voir cet aveugle à qui, dans un voyage,
Un serpent engourdi de froid

Vint s'offrir sous la main: il le prit pour un fouet;
Le sien s'était perdu, tombant de sa ceinture.
Il rendait grâce au ciel de l'heureuse aventure,
Quand un passant cria: Que tenez-vous! ô dieux!
Jetez cet animal traître et pernicieux,

[dis-je. Ce serpent! C'est un fouet.-C'est un serpent! vous

A me tant tourmenter quel intérêt m'oblige?

Prétendez-vous garder ce trésor?-Pourquoi non?
Mon fouet était usé; j'en retrouve un fort bon:
Vous n'en parlez que par envie. -

L'aveugle enfin ne le crut pas;
Il en perdit bientôt la vie :

L'animal dégourdi piqua son homme au bras.
Quant à vous, j'ose vous prédire

Qu'il vous arrivera quelque chose de pire. -
Eh! que me saurait-il arriver 1 que la mort ?
Mille dégoûts viendront, dit le prophète ermite.
Il en vint en effet l'ermite n'eut pas tort.
Mainte peste de cour fit tant, par maint ressort,
Que la candeur du juge, ainsi que son mérite,
Furent suspects au prince. On cabale, on suscite
Accusateurs, et gens grevés 2 par ses arrêts.
De nos biens, dirent-ils, il s'est fait un palais.
Le prince voulut voir ces richesses immenses.
Il ne trouva partout que médiocrité,
Louanges du désert et de la pauvreté :

C'étaient là ses magnificences.

Son fait, dit-on, consiste en des pierres de prix :

(1) De pire, sous-entendu. (2) Pour opprimés. (3) Sa fortune, ses richesess.

Un grand coffre en est plein, fermé de dix serrures.
Lui-même ouvrit ce coffre, et rendit bien surpris
Tous les machineurs 1 d'impostures.

Le coffre étant ouvert, on y vit des lambeaux,
L'habit d'un gardeur de troupeaux,
Petit_chapeau, jupon, panetière, houlette,
Et, je pense, aussi sa musette.

Doux trésors, ce dit-il,2 chers gages, qui jamais,
N'attirâtes sur vous l'envie et le mensonge,
Je vous reprends: sortons de ces riches palais
Comme l'on sortirait d'un songe!
Sire, pardonnez-moi cette exclamation :

J'avais prévu ma chute en montant sur le faîte.
Je m'y suis trop complu: mais qui n'a dans la tête
Un petit grain d'ambition?

FABLE XI.

LES POISSONS ET LE BERGER QUI JOUE DE LA FLUTE.

TIRCIS, qui pour la seule Annette
Faisait résonner les accords

D'une voix et d'une musette
Capables de toucher les morts,
Chantait un jour le long des bords
D'une onde arrosant les prairies

Dont Zéphyre 3 habitait les campagnes fleuries.
Annette cependant à la ligne pêchait ;
Mais nul poisson ne s'approchait :
La bergère perdait ses peines.
Le berger, qui par ses chansons
Eût attiré des inhumaines,

Crut, et crut mal, attirer des poissons.

(1) Pour machinateurs. (2) Ce dit-il pour dit-il. — (3) Vent d'Occident, très-doux, fils d'Eole et de l'Aurore; il epousa la déesse Flore.

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