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Je vous sacrifierai cent moutons: c'est beaucoup
Pour un habitant 1 du Parnasse.
Cependant faites-moi la grâce

De prendre en don ce peu d'encens :
Prenez en gré2 mes vœux ardents,

Et le récit en vers qu'ici je vous dédie.
Son sujet vous convient; je n'en dirai pas plus:
Sur les éloges que l'envie

Doit avouer qui vous sont dus,
Vous ne voulez pas qu'on appuie.

Dans Athène autrefois, peuple vain et léger,
Un orateur,3 voyant sa patrie en danger,
Courut à la tribune; 4 et, d'un art tyrannique,
Voulant forcer les cœurs dans une république,
Il parla fortement sur le commun salut.

'On ne l'écoutait pas. L'orateur recourut
A ces figures 5 violentes

Qui savent exciter les âmes les plus lentes;
Il fit parler les morts, tonna, dit ce qu'il put;
Le vent emporta tout; personne ne s'émut.
L'animal aux têtes frivoles,6

Étant fait à ces traits, ne daignait l'écouter;
Tous regardaient ailleurs; il en vit s'arrêter
A des combats d'enfants, et point à ses paroles.
Que fit le harangueur? Il prit un autre tour.
Cérès, commença-t-il, faisait voyage un jour
Avec l'anguille et l'hirondelle :

Un fleuve les arrête; et l'anguille en nageant,
Comme l'hirondelle en volant,

Le traversa bientôt. L'assemblée à l'instant
Cria tout d'une voix: Et Cérès, que fit-elle ?
Ce qu'elle fit! un prompt courroux
L'anima d'abord contre vous.

Quoi! de contes d'enfants son peuple s'embarrasse;

(1) Un poète. (2) Agréez, trouvez bon. (3) Demades. (4) Lieu élevé d'où l'on haranguait. — (5) De rhétorique. — (6) Le peuple athénien.

Et du péril qui le menace

Lui seul entre les Grecs il néglige l'effet!
Que ne demandez-vous ce que Philippe 1 fait?
A ce reproche l'assemblée,

Par l'apologue réveillée,

Se donne entière à l'orateur:

Un trait de fable en eut l'honneur.

Nous sommes tous d'Athène en ce point; et moi-même, Au moment que je fais cette moralité,

Si Peau-d'âne m'était conté,

J'y prendrais un plaisir extrême.

Le monde est vieux, dit-on: je le crois; cependant
Il le faut amuser encor comme un enfant.

FABLE V.

L'HOMME ET LA PUCE.

PAR des vœux importuns nous fatiguons les dieux,
Souvent pour des sujets même indignes des hommes:
Il semble que le ciel sur tous tant que nous sommes
Soit obligé d'avoir incessamment les yeux,

Et que le plus petit de la race mortelle,
A chaque pas qu'il fait, à chaque bagatelle,
Doive intriguer 3 l'Olympe et tous ses citoyens,
Comme s'il s'agissait des Grecs et des Troyens.4

Un sot par une puce eut l'épaule mordue.
Dans les plis de ses draps elle alla se loger.
Hercule, se dit-il, tu devais bien purger
La terre de cette hydre au printemps revenue!
Que fais-tu, Jupiter, que du haut de la nue
Tu n'en perdes la race afin de me venger?

(2) Vieux conte de (3) Embarrasser.

(1) Roi de Macédoine, père d'Alexandre. fées dont on amuse les petits enfants. (4) Allusion à la division des dieux dans la guerre des Grecs contre les Troyens.

Pour tuer une puce, il voulait obliger
Ces dieux à lui prêter leur foudre et leur massue.1

FABLE VI.

LES FEMMES ET LE SECRET.

RIEN ne pèse tant qu'un secret : Le porter loin est difficile aux dames; Et je sais même sur ce fait

Bon nombre d'hommes qui sont femmes.

Pour éprouver la sienne un mari s'écria,

La nuit, étant près d'elle: O dieux! qu'est-ce cela ?
Je n'en puis plus! on me déchire!

Quoi! j'accouche d'un œuf!-D'un œuf?— Oui, le voilà
Frais et nouveau pondu: gardez bien 2 de le dire;
On m'appellerait poule. Enfin n'en parlez pas.
La femme, neuve sur ce cas,

Ainsi que sur mainte autre affaire,

Crut la chose, et promit ses grands dieux de se taire ;
Mais ce serment s'évanouit

Avec les ombres de la nuit.

L'épouse, indiscrète et peu fine,

Sort du lit quand le jour fut à peine levé;
Et de courir chez sa voisine:

Ma commère, dit-elle, un cas est arrivé;

N'en dites rien surtout, car vous me feriez battre : Mon mari vient de pondre un œuf gros comme quatre. Au nom de Dieu, gardez-vous bien

D'aller publier ce mystère.

Vous moquez-vous? dit l'autre ; ah! vous ne savez guère Quelle je suis. Allez, ne craignez rien.

La femme du pondeur 4 s'en retourne chez elle.

(1) On représente ordinairement Jupiter armé d'un foudre, et Hercule d'une massue. (2) Pour gardez-vous bien. (3) Femme. (4) Mot créé par La Fontaine du verbe pondre

L'autre grille déjà de conter la nouvelle :
Elle va la répandre en plus de dix endroits :
Au lieu d'un œuf elle en dit trois.

Ce n'est pas encore tout; car une autre commère
En dit quatre, et raconte à l'oreille le fait :
Précaution peu nécessaire ;

Car ce n'était plus un secret.

Comme le nombre d'œufs, grâce à la renommée,
De bouche en bouche allait croissant,

Avant la fin de la journée

Ils se montaient à plus d'un cent.

FABLE VII.

LE CHIEN QUI PORTE A SON COU LE DÎNER DE SON
MAÎTRE.

Nous n'avons pas les yeux à l'épreuve des belles,
Ni les mains à celle 2 de l'or:
Peu de gens gardent un trésor
Avec des soins assez fidèles.

Certain chien, qui portait la pitance au logis,
S'était fait un collier du dîner de son maître.
Il était tempérant, plus qu'il n'eût voulu l'être
Quand il voyait un mets exquis;

Mais enfin il l'était et, tous tant que nous sommes,
Nous nous laissons tenter à l'approche des biens.
Chose étrange! on apprend la tempérance aux chiens,
Et l'on ne peut l'apprendre aux hommes !

Ce chien-ci donc étant de la sorte atourné,3
Un mâtin passe, et veut lui prendre le dîné.
Il n'en eut pas toute la joie

Qu'il espérait d'abord : le chien mit bas la proie
Pour la défendre mieux, n'en étant plus chargé.

(1) Brûle d'impatience. — (2) A l'épreuve. — (3) Orné.

Grand combat.

D'autres chiens arrivent :

Ils étaient de ceux-là qui vivent

Sur le public, et craignent peu les coups.
Notre chien, se voyant trop faible contre eux tous,
Et que la chair courait un danger manifeste,
Voulut avoir sa part; et, lui sage, il leur dit :
Point de courroux, messieurs; mon lopin1 me suffit;
Faites votre profit du reste.

A ces mots, le premier, il vous happe un morceau;
Et chacun 2 de tirer, le mâtin, la canaille,

A qui mieux mieux: 3 ils firent tous ripaille ; 4
Chacun d'eux eut part au gâteau.

Je crois voir en ceci l'image d'une ville
Où l'on met les deniers 5 à la merci des gens.
Échevins, prévôts des marchands,

Tout fait sa main 6: le plus habile

Donne aux autres l'exemple, et c'est un passe-temps
De leur voir nettoyer un monceau de pistoles.
Si quelque scrupuleux, par des raisons frivoles,
Veut défendre l'argent, et dit le moindre mot,
On lui fait voir qu'il est un sot.
Il n'a pas de peine à se rendre :
C'est bientôt le premier à prendre.

FABLE VIII.

LE RIEUR ET LES POISSONS.

ON cherche les rieurs; et moi je les évite.
Cet art veut, sur tout autre, un suprême mérite:
Dieu ne créa que pour les sots

Les méchants 7 diseurs de bons mots.
J'en vais peut-être en une fable

(1) Pièce, morceau, portion. -- (2) Commença. (3) A l'envi l'un de l'autre. (4) Firent grand'chère. - (5) Le trésor. — (6) Pour tous pillèrent.—(7) Fades, pesants, vulgaires.

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