Mais la pauvrette avait compté
Sans l'autour 1 aux serres cruelles.
L'AIGLE et le chat-huant leurs querelles cessèrent, Et firent tant qu'ils s'embrassèrent.
L'un jura foi de roi, l'autre foi de hibou, Qu'ils ne se goberaient leurs petits peu ni prou.2 Connaissez-vous les miens? dit l'oiseau 3 de Minerve.4 Non, dit l'aigle. Tant pis, reprit le triste oiseau : Je crains en ce cas pour leur peau;
C'est hasard si je les conserve. Comme vous êtes roi, vous ne considérez
Qui ni quoi: rois et dieux mettent, quoi qu'on leur die,5 Tout en même catégorie.6
Adieu mes nourrissons, si vous les rencontrez. Peignez-les-moi, dit l'aigle, ou bien me les montrez ; Je n'y toucherai de ma vie.
Le hibou repartit: Mes petits sont mignons, Beaux, bien faits, et jolis sur tous leurs compagnons Vous les reconnaîtrez sans peine à cette marque. N'allez pas l'oublier; retenez-la si bien Que chez moi la maudite parque N'entre point par votre moyen.
Il avint qu'au hibou Dieu donna géniture; De façon qu'un beau soir qu'il était en pâture, Notre aigle aperçut, d'aventure, Dans les coins d'une roche dure, Ou dans les trous d'une masure, (Je ne sais pas lequel des deux,)
(2) Beaucoup. (3) Le hibou. (4) Déesse de la sagesse, de la guerre et des arts. —(5) die pour dise, lic. poét. (6) Au même rang; sans distinction.
De petits monstres fort hideux,
Rechignés, un air triste, une voix de Mégère.2 Ces enfants ne sont pas, dit l'aigle, à notre ami. Croquons-les. Le galant n'en fit pas à demi : Ses repas ne sont point repas à la légère. Le hibou, de retour, ne trouve que les pieds De ses chers nourrissons, hélas! pour toute chose. Il se plaint; et les dieux sont par lui suppliés De punir le brigand qui de son deuil est cause. Quelqu'un lui dit alors: N'en accuse que toi, Ou plutôt la commune loi
Qui veut qu'on trouve son semblable Beau, bien fait, et sur tous aimable. Tu fis de tes enfans à l'aigle ce portrait : En avaient-ils le moindre trait?
LE LION S'EN ALLANT EN GUERRE.
LE lion dans sa tête avait une entreprise : Il tint conseil de guerre, envoya ses prévôts; Fit avertir les animaux.
Tous furent du dessein, chacun selon sa guise: L'éléphant devait sur son dos
Porter l'attirail nécessaire,
Et combattre à son ordinaire; L'ours, s'apprêter pour les assauts; Le renard, ménager de secrètes pratiques; Et le singe, amuser l'ennemi par ses tours. Renvoyez, dit quelqu'un, les ânes, qui sont lourds, Et les lièvres, sujets à des terreurs paniques. Point du tout, dit le roi, je les veux employer: Notre troupe sans eux ne serait pas complète ; L'âne effraiera les gens, nous servant de trompette;
(1) Ayant mauvaise mine.- (2) Une des trois furies.
Et le lièvre pourra nous servir de courrier.
Le monarque prudent et sage
De ses moindres sujets sait tirer quelque usage, Et connaît les divers talents.
Il n'est rien d'inutile aux personnes de sens.
L'OURS ET LES DEUX COMPAGNONS.
DEUX Compagnons, pressés d'argent, A leur voisin fourreur vendirent
La peau d'un ours encor vivant,
Mais qu'ils tueraient bientôt, du moins à ce qu'ils dirent. C'était le roi des ours au compte 1 de ces gens: Le marchand à sa peau devait faire fortune; Elle garantirait des froids les plus cuisants; On en pourrait fourrer plutôt deux robes qu'une. Dindenaut2 prisait moins ses moutons qu'eux leur ours: Leur,3 à leur compte, et non à celui de la bête. S'offrant de la livrer au plus tard dans deux jours, Ils conviennent de prix, et se mettent en quête ; Trouvent l'ours qui s'avance, et vient vers eux au trot. Voilà mes gens frappés comme d'un coup de foudre. Le marché ne tint pas; il fallut le résoudre : D'intérêt 4 contre l'ours, on n'en dit pas un mot. L'un des deux compagnons grimpe au faîte d'un arbre; L'autre, plus froid que n'est un marbre,
Se couche sur le nez, fait le mort, tient son vent, Ayant quelque part ouï dire
Que l'ours s'acharne peu souvent
Sur un corps qui ne vit, ne meut, ni ne respire. Seigneur ours, comme un sot, donna dans ce panneau : Il voit ce corps gisant, le croit privé de vie;
(1) A l'avis.(2) Marchand de moutons dont parle Rabelais dans Pantagruel. — (3) Le leur. — (4) De dédommagement.
Et, de peur de supercherie,
Le tourne, le retourne, approche son museau, Flaire aux passages de l'haleine.
C'est, dit-il, un cadavre; ôtons-nous, car il sent. A ces mots, l'ours s'en va dans la forêt prochaine. L'un de nos deux marchands de son arbre descend, Court à son compagnon, lui dit que c'est merveille Qu'il n'ait eu seulement que la peur pour tout mal. Eh bien ajouta-t-il, la peau de l'animal ? Mais que t'a-t-il dit à l'oreille ?
Car il t'approchait de bien près, Te retournant avec sa serre. Il m'a dit qu'il ne faut jamais
Vendre la peau de l'ours qu'on ne l'ait mis par terre.
L'ANE VÊTU DE LA PEAU DU LION.
De la peau du lion l'âne s'étant vêtu Etait craint partout à la ronde ; Et, bien qu'animal sans vertu, Il faisait trembler tout le monde. Un petit bout d'oreille échappé par malheur Découvrit la fourbe et l'erreur :
Martin 2 fit alors son office.
Ceux qui ne savaient pas la ruse et la malice S'étonnaient de voir que Martin
Chassât les lions au moulin.3
Force gens font du bruit en France, Par qui cet apologue est rendu familier.
Un équipage cavalier 4
Fait les trois quarts de leur vaillance.
(1) Sans courage. (2) Valet de meunier, ordinairement armé d'un bâton. (3) Comme on y chasse les ânes. (4) Cavalier, de gentilhomme.
LES fables ne sont pas ce qu'elles semblent être ; Le plus simple animal nous y tient lieu de maître. Une morale nue apporte de l'ennui;
Le conte fait passer le précepte avec lui.
En ces sortes de feinte1 il faut instruire et plaire; Et conter pour conter me semble peu d'affaire. C'est par cette raison qu'égayant leur esprit Nombre de gens fameux en ce genre ont écrit. Tous ont fui l'ornement et le trop d'étendue : On ne voit point chez eux de parole perdue. Phèdre était si succinct qu'aucuns 2 Î'en ont blâmé : Ésope en moins de mots s'est encore exprimé. Mais sur tous certain Grec 3 renchérit, et se pique D'une élégance laconique; 4
Il renferme toujours son conte en quatre vers; Bien ou mal, je le laisse à juger aux experts. Voyons-le avec Ésope en un sujet semblable. L'un amène un chasseur, l'autre un pâtre,5 en sa fable. J'ai suivi leur projet quant à l'événement, Y cousant en chemin quelque trait seulement. Voici comme, à peu près, Ésope le raconte.
Un pâtre, à ses brebis trouvant quelque mécompte, Voulut à toute force attraper le larron.
Il s'en va près d'un antre, et tend à l'environ
(1) De contes. (2) Quelques-uns.
(3) Gabrias. Ce nom n'est que celui de Babrias corrompu. - (4) Concise, succinte.
(5) Berger. (6) Pour comment.
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