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fâmes, la Religieuse et Jacques le fataliste, n'a pas une meilleure morale que les autres matérialistes. Il avait la manie de parler mœurs, et il a quelquefois exprimé d'assez belles idées sur ce sujet. Mais aussi que d'opinions révoltantes il a soutenues! Que d'outrages à la conscience humaine! I a insulté toute loi morale, sociale et politique, comme il a insulté toute religion. Il proclame «l'infallibilité des sens 1. » Il tonne « contre le fanatisme de la continence, de la pénitence et de la mortification.» Il s'emporte contre les législateurs qui ont empoisonné l'homme d'une morale contraire à la nature, lui ont fait des entraves de toute espèce, ont embarrassé ses mouvements de mille obstacles. Il proclame qu'il ne faut écouter que la voix de la nature et des passions. Il traite de chimères la retenue et la pudeur, et ne voit dans la fidélité conjugale qu'un entêtement et un supplice. Enfin, à la morale chrétienne il oppose et préfère la morale des sauvages d'O-Taïti, et il abdiquerait volontiers sa qualité d'Européen civilisé, pour se faire naturaliser sauvage3.

Ramener les hommes à la bestialité, de chrétiens en faire des O-Taïtiens, et en même temps légitimer et conseiller les plus monstrueuses dépravations des sociétés corrompues, voilà donc le dernier mot de la philosophie du dix-huitième siècle.

Le retentissement de ces doctrines subversives empêcha Diderot de monter aux honneurs littéraires, malgré tous les mouvements que Voltaire et ses amis se donnèrent pour l'y faire parvenir, malgré toutes les intrigues qu'ils employèrent, et les moyens de toute sorte, — même les cajoleries à l'endroit des dévots et des dévotes, même le mensonge et l'hypocrisie, auxquels ils eurent recours sans scrupule. Le patriarche était « enivré de l'idée de mettre Diderot à l'Académie 6. » Le faire arriver à l'Académie française, et ensuite à l'Académie des sciences, lui paraissait un coup essentiel pour venger la philosophie qui avait été insultée par Palissot, sur le théâtre, par Le Franc de Pompignan, dans un discours académique, par Joly de Fleury, dans un réquisitoire.

L'ancienne société catholique et monarchique opposait encore quelque résistance; le roi n'était pas encore tout à fait aveuglé sur les dangers que la secte dominante faisait courir au trône comme à la religion. «< Le digne soutien de la philosophie, l'immortel vainqueur du fanatisme 7, »

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3 Voir Supplément au voyage de Bougainville, ou Dialogue entre A et B, sur l'inconvénient d'attacher des idées morales à certaines actions physiques qui n'en comportent pas.

Voir l'entretien de Bordeu et de mademoiselle de l'Espinasse, à la fin du Rêve de d'Alembert.

Voir la lettre à d'Alembert, du 13 août 1760.

6 Lettre du 24 juill. 1760.

Voir encore la lettre de Voltaire à d'Argental, du 19 juin 1760; la lettre de Voltaire à d'Alembert, du 9 juillet; les lettres de d'Alembert à Voltaire, du 18 juil. et du 3 août.

Lettre de Voltaire à Thiériot, 26 janv. 1770.

fut écarté. Il continua, pour se consoler, de soutenir avec enthousiasme, dans ses livres, et surtout dans ses conversations, l'athéisme et la morale d'O'Taïti. Approchait l'époque où l'une et l'autre allaient triompher au milieu d'une sauvagerie un peu différente, il faut l'avouer, de celle que Jean-Jacques et Diderot avaient regrettée.

Après Rousseau, Robespierre; après Diderot, Marat.

Les Vordes1 d'Isle.

Il était à peu près six heures lorsque la chaise est entrée dans l'avenue. J'ai fait arrêter; je suis descendu; je suis allé au-devant d'elle les bras ouverts; elle m'a reçu comme vous savez qu'elle reçoit ceux qu'elle aime de 2 voir; nous avons causé un petit moment d'un discours fort interrompu, comme il arrive toujours en pareil cas. Je vous espérais 3 ce jour-là... -... Je le voulais; mais cela n'a pas été possible.-... Et cet autre jour-là?... Comment le refuser à un frère, à une sœur qui l'ont demandé?— Vous avez eu bien chaud?... - Oui, surtout depuis Perthes; car j'avais le soleil au visage... Bien fatigué?... Un peu...Votre santé me paraît bonne... Je vous trouve le visage meilleur... Et vos affaires?- Tout est arrangé... Mais vous avez peut-être besoin d'être seul; venez, je vais vous mener chez vous.

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J'ai donné la main, et l'on m'a conduit dans la chambre du clavecin, où je suis resté un petit moment, après lequel je suis rentré dans le salon, et j'y ai trouvé la chère maman qui travaillait avec mademoiselle Desmarets. Le soleil était tombé ; la fin du jour très-belle; nous en avons profité. D'abord nous avons parcouru tout le rez-de-chaussée; l'aspect de la maison m'avait plu; j'en dis autant de l'intérieur. Le salon surtout est on ne peut pas mieux. J'aime les boisures, et les boisures simples celles-ci le sont. L'air du pays doit être sain, car elles ne m'ont point paru endommagées; et puis une porte sur l'avenue, une autre sur le jardin et sur les vordes, cela est on ne peut mieux. S'il en faut davantage à madame Le Gendre, dans le petit château, c'est qu'elle a le goût corrompu et que le faste lui plaît. Eh! madame! vous qui avez l'àme si sensible et si délicate, que le récit d'un discours honnête, d'une bonne action affecte si délicieusement, jetez vos coussins par les fenêtres, et vous mériterez une bénédiction de plus. Nous avons ensuite parcouru tout ce grand carré

1 Lieux plantés.

Il est plus correct de dire aimer à.

3 Locution espagnole et italienne autrefois fort usitée, et qui s'est conservée dans quelques provinces.

III.

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qui est à droite, et la grange, et les basses-cours, et la vinée, et le pressoir, et les bergeries, et les écuries. J'ai marqué beaucoup de plaisir à voir tous ces endroits, parce que j'en avais, parce qu'ils m'intéressent. Ces patriarches, dont on ne lit jamais l'histoire sans regretter leurs temps et leurs mœurs, n'ont habité que sous des tentes et dans les étables. Il n'y avait pas l'ombre d'un canapé, mais de la paille bien fraîche, et ils se portaient à merveille, et toute leur contrée fourmillait d'enfants...

Cependant les chariots de foin et de grain rentraient, et cela me plaisait encore. Je suis un rustre et je m'en fais bonneur, mesdames. De là, nous avons fait un tour de jardin que 1je trouvais petit; cette porte qui est à l'extrémité et en face du salon me trompait, je ne savais pas qu'elle s'ouvrît dans les vordes, et que ces vordes en étaient. Nous les avons parcourues; nous avons passé les deux ponts, j'ai encore salué la Marne, ma compatriote et fidèle compagne de voyage. Ces vordes me charment; c'est là que j'habiterais; c'est là que je rêverais, que je sentirais doucement, que je dirais tendrement, que j'aimerais bien, que je sacrifierais à Pan et à la Vénus des champs au pied de chaque arbre, si on le voulait, et qu'on me donnât du temps. Vous direz peut-être qu'il y a bien des arbres; mais c'est que, quand je me promets une vie heureuse, je me la promets longue. Le bel endroit que ces vordes! Quand vous vous les rappelez, comment pouvez-vous supporter la vue de vos symétriques Tuileries, et la promenade de votre maussade Palais-Royal, où tous vos arbres sont estropiés en tête de choux, et où l'on étouffe, quoiqu'on ait pris tant de précaution en élaguant, coupant, brisant, gâtant tout pour vous donner un peu d'air et d'espace? Que faites-vous? où êtes-vous? Vous feriez bien mieux de venir que de nous appeler. Le sauvage de ces vordes et de tous ces lieux que la nature a plantés, est d'un sublime que la main des hommes rend joli quand elle y touche.

(Lettres à Mile Voland, à Isle, 23 août 1759.)

1 Tour de jardin forme comme une seule locution composée; que se rattache donc mal à jardin.

FIN DU TOME TROISIÈME.

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§ II. Les Continuateurs de la tradition du XVIIe siècle, d'Aguesseau, Rollin,
Sacy, Lesage, etc.....

-

.......

§ III. La nouvelle école littéraire. - Fontenelle, La Motte, Terrasson.
Réaction de Voltaire, de Montesquieu, en faveur du bon goût......................
§ IV. Développement de l'esprit philosophique et sceptique. L'Encyclo-
pédie.......

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§ V. Les moralistes du XVIe siècle. Vauvenargues, Duclos, Senac de
Meilhan, Chamfort, Mably, Helvétius, etc......

§ VI. Les historiens et les auteurs de Mémoires. - Vertot, Fleury, Daniel,
Montesquieu, Voltaire, Hénault, Duclos, Velly, Villaret, Garnier, Bou-
lainvilliers, Dubos, Fréret, Mably, Gaillard, Raynal, Rulhière, Rapin-
Thoiras, Anquetil, Barthélemy. Madame de Caylus, madame de
Staal, d'Argenson, Frédéric, le prince de Ligne, madame d'Épinay, Be-
zenval, Tilly, Ségur, etc...

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§ VII. Les Romanciers. — Lesage, Marivaux, madame de Fontaine, madame
de Tencin, mademoiselle de Lussan, madame de Graffigny, Prévost,
madame de Riccoboni, Jean-Jacques Rousseau, Diderot, Voltaire, Mar-
montel, Crébillon fils, Rétif de la Bretonne, La Clos, Louvet, de Sade,
Florian, le comte de Tressan, madame Le Prince de Beaumont, la com-
tesse de Flahaut, madame de Charrière, madame Cottin, madame de
Genlis, Bernardin de Saint-Pierre, Chateaubriand, Sénancourt......... 225
§ VIII. La comédie et le drame en prose.
Dancourt, Dufresny, Lesage,

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Le Grand, Marivaux, Saurin, Sedaine, Diderot, Beaumarchais, etc..... 289
§ IX. Le style épistolaire. — Les réunions et soupers littéraires. · Les clubs
à l'anglaise. L'influence des femmes sur la littérature au XVIIIe
siècle. Mademoiselle Aïssé, madame du Chastelet, madame du Def-
fant, mademoiselle de Lespinasse, madame Geoffrin, madame Necker,
madame Lebrun, madame Doublet, etc..

295

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§ XI. La philosophie et la métaphysique. Les derniers soutiens du carté-
sianisme. D'Aguesseau, le cardinal de Polignac, le P. André. Leib-
Invasion du sensualisme. — Locke, Condillac, Le Cat, Mérian,
Triomphe du matérialisme, du scepticisme et de l'athéisme.
Boulainvilliers, Voltaire, Helvétius, Diderot, d'Holbach, Naigeon, etc.
- Commencement d'un retour au spiritualisme. Saint-Martin......
§ XII. Déchainement anticatholique et antireligieux. Voltaire, Fréret,
Burigny, Boulanger, Dupuis, Volney, Saint-Lambert, etc. - Faiblesse
de la résistance. Apostasie et complicité d'une partie du clergé.
L'abbé Coyer, Dotteville, Daunou, l'abbé de Prades, Le Courrayer,
l'abbé Andra, Morellet, etc. L'abbé Houtteville, l'abbé Berruyer, le
P. Guénard, le P. de Lignac, le P. Gerdil, l'abbé Duvoisin, Le Franc
de Pompignan, Christophe de Beaumont, etc., etc. L'abbé Bergier,
l'abbé Guénée. Destruction de la Société de Jésus.
laïques et étrangers.

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