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Buffon, que la voix publique plaçait, avec Montesquieu et Jean-Jacques Rousseau, au premier rang des écrivains du dix-huitième siècle, eut la gloire d'exposer le premier dans la langue des grands écrivains la science de la nature, comme Montesquieu avait fait la science de la politique et des lois. L'histoire naturelle, qui n'avait encore été traitée que par les Aldovrande, les Gessner, les Johnston, n'avait guère produit jusque-là que des ouvrages confus et souvent pleins d'absurdités. A Buffon était réservé de peindre la majesté de la création dans une langue digne de son objet, et de briller par le style sans sacrifier la science.

Les savants de son temps, en particulier les membres de l'Académie des sciences, ne faisaient aucun cas de sa physique; ils ne le regardaient ni comme un physicien, ni comme un géomètre, ni comme un naturaliste; toutes ses observations leur paraissent très-inexactes et ses systèmes des visions1. Les savants modernes, plus équitables, l'honorent comme le chef de l'école synthétique en histoire naturelle. Lors même que Buffon se lançait le plus témérairement dans les hypothèses, il rencontrait des vérités fécondes. Porté à embrasser les rapports les plus éloignés des êtres, doué d'un goût de préférence pour les spéculations synthétiques, il suppléait aux révélations de l'observation par la supposition de ce qu'il appelait des faits nécessaires; mais ses facultés divinatrices le servaient quelquefois mieux que n'eût pu faire l'expérimentation la plus attentive; par les vues de l'esprit, il devançait souvent l'observation. Le profond auteur du Cosmos, M. de Humboldt, a dit :

« Buffon, écrivain grave et élevé, embrassant à la fois le monde planétaire et l'organisme animal, les phénomènes de la lumière et ceux du magnétisme, a été, dans ses expériences physiques, plus au fond des choses que ne le soupçonnaient ses contemporains. »

Non-seulement il eut le mérite de populariser la science et d'intéresser à ses progrès les princes et les grands, mais il fit lui-même plusieurs découvertes positives. C'est ainsi, pour nous en tenir à quelques faits, qu'il établit le premier la loi de la prééminence relative des organes, et la loi non moins curieuse de la distribution géographique des animaux sur le globe; retraça les harmonies variées des animaux et les contrastes des diverses créations locales; s'éleva jusqu'à la conception de l'unité de plan dans le règne animal, et du principe non moins fondamental de la varia

1 C'est ce que nous apprend Saussure dans une lettre très-curieuse.

bilité des espèces; démontra nettement l'unité de l'espèce humaine, et prépara ainsi la voie aux travaux de Camper, de Blumenbach et de Cuvier. Enfin ses écrits et ses travaux administratifs dans le Jardin du Roi ont fondé l'école zoologique française.

Voilà ce qu'on ne doit pas oublier quand on juge Buffon, et il a d'autant plus de droits aux égards des savants qui l'ont suivi et qui ont pu corriger quelques-unes de ses erreurs que lui-même se montra toujours plein de respect pour ses glorieux devanciers, pour Aristote, pour Théophraste, pour Pline, surtout pour Aristote, à qui il rend hommage en cent endroits :

L'histoire des animaux d'Aristote, disait-il, est peut-être encore aujourd'hui ce que nous avons de mieux fait en ce genre 1. Il n'y a guère de faits dans l'histoire des animaux d'Aristote qui ne soient vrais, ou du moins qui n'aient un fondement de vérité 2. — Aristote voyait bien et disait vrai presque en tout 3. »

L'instinct poétique des Grecs ne le frappait pas moins que leur génie scientifique. Il admirait cette justesse de discernement et cette précision d'idées qui leur ont fait imposer aux objets de la nature des noms toujours relatifs à leurs caractères distinctifs et frappants, dénominations bien « supérieures aux noms formés comme au hasard dans nos langues récentes, sur des rapports ou fictifs ou bizarres, et souvent démentis par l'inspection de la nature. » Et il en prenait occasion de déplorer qu'on ne pût « rétablir toutes les belles ruines de l'antiquité savante, et rendre à la nature ces images brillantes et ces portraits fidèles dont les Grecs l'avaient peinte et toujours animée, hommes spirituels et sensibles, disait-il, qu'avaient touchés les beautés qu'elle présente et la vie que partout elle respire 5. >>

La principale raison qui rendra l'Histoire naturelle de Buffon immortelle, c'est qu'elle est empreinte du génie hellénique, c'est qu'elle rappelle la manière large, animée, brillante des Grecs.

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George-Louis Leclerc, qui changea son nom de famille en celui de Buffon, était né à Montbard, non loin de Dijon, d'un conseiller au parlement de Bourgogne. Maître du choix de sa carrière, il essaya tour à tour de la géographie, de la physique, de l'économie rurale. Il accompagna en Italie, puis en Angleterre le duc de Kingston, amené par le hasard à Dijon, et avec qui il s'était lié d'amitié. Le précepteur du jeune

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Voir Hist. nat. des Ois., les Ois. de proie nocturnes.
* Ibid., t. XV, in-12, la Poule sultane, ou le Porphyrion.

seigneur, homme fort instruit, l'affermit dans le goût des sciences, auxquelles il se livra avec ardeur à son retour en France. Il s'annonça comme écrivain en donnant la traduction accompagnée de préfaces de la Statique de Hales (1735), et du Traité des flexions de Newton (1740).

Jusque-là il n'avait encore guère cultivé la science dans laquelle il devait s'immortaliser. Cependant, en 1749, la survivance de la charge d'intendant du Jardin des Plantes lui fut assurée par son ami Dufay, qui, durant une courte mais active administration, avait changé la face de ce bel établissement que la négligence des premiers médecins, surintendantsnés du Jardin du Roi, avait laissé dépérir. Alors le choix de Buffon se fixa pour toujours sur l'histoire naturelle. Néanmoins, c'est encore à titre de géomètre que, peu de temps après sa nomination à l'intendance du Jardin des Plantes, il fut reçu associé de l'Académie des sciences. La plus importante recherche qu'il présenta à la docte compagnie fut la construction d'un miroir dans le genre de celui d'Archimède, pour incendier les corps à de grandes distances.

III

Cependant l'histoire naturelle devenait chaque jour davantage l'objet principal de ses études, et, après dix ans de préparations, en 1749, il donna trois volumes d'aperçus généraux. Le premier contenait la Théorie de la terre et le Système sur la formation des planètes. Depuis la découverte du vrai système du monde, personne n'avait encore essayé de remonter à l'origine des planètes et des satellites. En abordant cette question, et en s'attachant particulièrement à expliquer la constitution intérieure, la forme et la matière de la terre, comme il les concevait d'après les résultats généraux des observations faites par lui ou par d'autres sur les différentes matières qui composent le globe terrestre, sur les éminences, les profondeurs et les inégalités de sa forme, sur le mouvement des mers, sur la direction des montagnes, sur la position des carriè res, sur la rapidité et les effets des courants de la mer, etc., Buffon fit preuve de beaucoup d'esprit, et sut tirer parti, avec une extrême habi leté, des moindres faits qui paraissaient lui être favorables. Mais il expliqua trop souvent par les suppositions les plus invraisemblables en ellesmêmes des faits absolument imaginaires, et, en somme, il ne fit, dans la Théorie de la terre et dans le Système sur la formation des planètes, qu'un roman de physique, lui qui, dans la préface de la traduction de la Statique des Végétaux de Hales, s'était si fort élevé contre les systèmes et contre les rêveries des anciens physiciens. Suivant lui, les soleils et les comètes ont été produits comme nous les voyons et avec les forces nécessaires pour leur faire parcourir leurs orbites. Mais, il y a 96,000 ans, une comète tomba obliquement dans le soleil, et en détacha la 650* partie. Cette masse, lancée dans l'espace, se divisa et forma toutes les planètes de notre système solaire, qui, par le mouvement de rotation, acquirent une figure sphéroïdale. Notre globe, c'est une idée de

Leibnitz, dont une matière fondue, vitrifiée, formait le noyau, était dans un état d'incandescence. Après des siècles, la surface de la terre se refroidit et se consolida 1; il s'y forma toutefois des cavités immenses. Une partie des vapeurs qui s'étaient élevées dans l'atmosphère se condensa et forma les mers, qui, pendant une assez longue période de temps, couvrirent toute notre planète, comme suffisent à le prouver les immenses amas de coquilles fossiles trouvés de tous côtés au sein des terres. Ces eaux attaquèrent la partie solide du globe, et, en en dissolvant une portion, formèrent les terres et les pierres. Les eaux de l'Océan, attirées vers C l'équateur par les marées, y entraînèrent une grande quantité de substances dissoutes, et c'est ainsi que naquirent les grandes chaînes de montagnes dirigées d'orient en occident. Les eaux primitives du globe s'écoulèrent dans les cavités. La terre, dans l'espace de 43,000 ans, se refroidit au point que les végétaux et les animaux, nés d'abord vers le pôle, purent vivre à sa surface. Les couches secondaires se formèrent par la décomposition de la matière vitrifiée mêlée de sédiments marins; des causes accessoires, les vents, les courants d'eau, les éruptions volcaniques et les tremblements de terre, modelèrent ensuite les montagnes et les vallées.

L'idée capitale de Buffon, celle de la formation primitive de notre monde par un coup de queue d'une comète, cette idée, empruntée à l'Anglais Whiston, est très-singulière, et l'on y verrait volontiers, avec Voltaire, « une plaisanterie de M. de Buffon, qui a voulu faire une expérience morale sur la crédulité des Parisiens. » Mais, de plus, elle est anticatholique. Buffon avait méconnu ou éludé, avec des ménagements qui pouvaient paraître dérisoires, l'autorité de la Genèse. Le clergé éleva des plaintes, et la Sorbonne s'en rendit l'organe. La faculté de théologie trouva, dans les volumes publiés de l'Histoire naturelle, quatorze propositions répréhensibles, parmi lesquelles les suivantes :

Ce sont les eaux de la mer qui ont produit les montagnes, les vallées de la terre... Ce sont les eaux du ciel qui, ramenant tout au niveau, rendront un jour cette terre à la mer, qui s'en emparera successivement, en laissant à découvert de nouveaux continents semblables à ceux que nous habitons. (Édit. in-4o, t. I, p. 124; édit. in-12, t. I, p. 181.)

Ne peut-on pas s'imaginer... qu'une comète tombant sur la surface du soleil aura déplacé cet astre, et qu'elle en aura séparé quelques petites parties auxquelles elle aura communiqué un mouvement d'impulsion..., en sorte que les planètes auraient autrefois appartenu au corps du soleil, et qu'elles en auraient été détachées, etc. » (Édit. in-4o, p. 133; in-12, p. 193.)

1 L'opinion de la diminution de la chaleur du globe fut adoptée et défendue par Bailly. « La fable, l'histoire, l'astronomie, la physique sont pour elle,» dit cet astronome. (Lettres sur l'origine des sciences.)

Tout un chapitre de l'Homme aux quarante écus, le chapitre intitulé Nouvelles douleurs occasionnées par les nouveaux systèmes, est employé à ridiculiser la théorie de Buffon.

La Sorbonne censurait encore les opinions de l'auteur sur l'essence de la vérité, sur la nature et l'existence de l'âme, sur la certitude de l'existence des corps, etc.

Les députés et syndic de la faculté vinrent trouver Buffon pour l'enga ger à se rétracter, et lui donnèrent communication, le 15 janvier 1751, du jugement rendu sur son ouvrage. Il répondit aux théologiens avec autant d'égards qu'ils en avaient mis à lui parler et à lui écrire, et, plus docile que Montesquieu, qui avait été l'objet des mêmes censures et des mêmes démarches, il offrit de donner des explications qui ne laisseraient aucun doute ni aucune incertitude sur la droiture de ses intentions. Dans ses explications, que la Sorbonne accepta et approuva, et qui furent insérées en tête du volume suivant, il déclarait qu'il n'avait eu aucune intention de contredire le texte de l'Écriture; qu'il croyait très-fermement tout ce qui est rapporté sur la création, soit pour l'ordre des temps, soit pour les circonstances des faits, et qu'il abandonnait œ qui, dans son livre, regardait la formation de la terre, et en général tout ce qui pourrait être contraire à la narration de Moïse, n'ayant, disait-il, présenté son hypothèse sur la formation des planètes que comme une pure supposition philosophique. Il se justifiait avec autant d'habileté sur les autres erreurs qui lui étaient reprochées, et protestait sur tous les points d'une parfaite orthodoxie.

Ce vain acte de soumission à la censure des docteurs suffit pour apaiser la redoutable Sorbonne. Désormais il fut à l'abri de ce qu'il appelait les tracasseries théologiques, et qu'il craignait beaucoup plus que les critiques des physiciens et des géomètres 1.

IV

Quelles étaient, au vrai, les opinions religieuses et philosophiques de Buffon? Assurément ce n'était pas un catholique très-sûr, bien qu'à Montbard il observât régulièrement les pratiques du culte, et communiât même à Pâques tous les ans dans la chapelle seigneuriale. Il avait pour les excès des philosophes irréligieux une répulsion sincère et qu'il ne cachait point. « Il était notoirement, dit La Harpe, au nombre de leurs adversaires les plus déclarés, au point de ne plus venir à l'Académie depuis que la secte y dominait 2. » Il paraît croire sérieusement à la chute originelle, et il attribue à cette cause la révolte de tant d'animaux contre leur souverain 3. Il parle d'une manière assez orthodoxe de plusieurs autres dogmes. Mais faut-il voir l'expression de sentiments sincèrement

1 Lettre à l'abbé Le Blanc, son ami et son confident, qui l'avait beaucoup servi

dans cette affaire.

2 Lyc, 3e p., I. 1, c. 1, sect. I.

3 Voir Hist. nat. générale et partic, édit. in-12, t. VII, 2o part, les Animaux domestiques.

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