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ter, à le fortifier et à le diriger? Je n'ai donc pas prétendu donner des règles pour ajmer. J'ai voulu seulement redresser ceux qui, faute de bons guides, s'égarent dans l'amitié. J'ai voulu, en expliquant sa nature, empêcher qu'on ne pût s'y tromper; en montrant ses avantages, engager à les rechercher; en proposant ses devoirs, exciter à les remplir 1. »

Sacy était digne de parler de l'amitié : il en avait su sentir tous les charmes et remplir tous les devoirs.

« Entre ceux, dit-il quelque part, qui liront cet ouvrage, je ne doute pas qu'il ne s'en trouve plusieurs qui s'imagineront qu'à force de perfectionner l'amitié, j'en ai fait une belle chimère. Ils changeront le titre de mon livre, et l'appelleront l'idée de l'ami qui ne se trouve point. Ils diront qu'il ne manque à mes conseils que des hommes qui les puissent pratiquer. D'autres, au contraire, qui ont meilleure opinion de l'humanité et qui, sur la foi de leurs propres sentiments, croient qu'il y a encore de la vertu et de la fidélité sur la terre, pourront bien me reprocher d'être quelquefois trop indulgent 2. »

Il mérite lui-même d'être placé parmi ces hommes antiques dont le nombre, malheureusement, n'a pas cessé de diminuer jusqu'à nos jours. L'amitié touchante qui l'unissait à madame de Lambert est justement restée célèbre.

Après M. de Sacy, il faut nommer sa noble amie, MADAME DE Lambert3 (1647-1733), cette femme aussi modeste que spirituelle, qui continuellement appréhendait comme un malheur de voir exposer au grand jour ses productions, et aurait voulu garder toujours manuscrits les opuscules auxquels elle a dû sa réputation littéraire, les Lettres d'une dame à son fils sur la vraie gloire, ou Avis d'une mère à son fils, les Avis d'une mère à sa fille, les Réflexions sur les femmes, le Traité de l'amitié, le Traité de la vieillesse, le touchant petit roman intitulé la Femme ermite, etc. Tous sont

1 Traité de l'amitié, liv. III, p. 347.

Ibid., Préf., p. ix.

3 Madame de Lambert, qui semble ne pas croire à la possibilité d'une amitié véritable entre deux femmes, a écrit des lignes d'un sentiment exquis et d'une délicatesse parfaite sur l'amitié entre personnes de sexe différent, quand elles sont également vertueuses. Il est sûr, dit-elle, que de toutes les unions, c'est la plus délicieuse. Il y a toujours un degré de vivacité qui ne se trouve point entre les personnes du même sexe; de plus, les défauts qui désunissent, comme l'envie et la concurrence, de quelque nature que ce soit, ne se trouvent point dans ces sortes de liaisons. » Union délicieuse assurément, mais toujours dangereuse.

Dans ses Aris à son fils, elle lui parle aussi souvent de gloire que de mœurs et d'innocence. Elle met peut-être même de l'excès à lui recommander une noble émulation: « On ne peut, lui dit-elle, avoir trop d'ardeur de s'élever, ni soutenir ses désirs d'espérances trop flatteuses. Il faut par de grands objets donner un grand ébranlement à l'âme, sans quoi elle ne se mettrait point en mouvement... Rien ne convient moins à un jeune homme qu'une certaine modestie, qui lui fait croire qu'il n'est pas capable de grandes choses. Cette modestie est une langueur de l'âme, qui l'empêche de prendre l'essor et de se porter avec rapidité vers la gloire. »

écrits avec pureté et avec agrément, mais pas toujours avec un naturel parfait. Madame de Lambert ne savait pas assez se garder d'une certaine recherche. Suivant la juste remarque du président Hénault, « on s'apercevait qu'elle était voisine du temps de l'hôtel de Rambouillet : elle était un peu apprêtée et n'avait pas eu la force de franchir, comme mesdames de Sévigné et de La Fayette, les barrières du collet monté et du précieux 1. >>

Le cercle de madame de Lambert exerçait une influence très-salutaire de morale, et en somme, de bon goût. Cette femme distinguée réunissait chez elle une élite d'hommes d'esprit, Fontenelle, Mairan, l'abbé de Mongault, l'abbé de Choisy, l'abbé de Bragelonne, le père Buffier, le président Hénault, enfin M. de Sacy, son héros, l'homme, selon elle, qui réunissait le mieux les mœurs et les grâces. On lisait, chez madame de Lambert, les ouvrages prêts à paraître; et, comme le dit Hénault, «< il fallait passer par elle pour arriver à l'Académie française. »>

Un autre écrivain de la première moitié du dix-huitième siècle se montra constamment fidèle à la tradition du dix-septième, c'est LESAGE. Sa prose, aussi vive et aussi nette que celle de Voltaire, est aussi sobre, peu s'en faut, que celle de madame de La Fayette. Nous étudierons, dans la seconde partie, avec les développements nécessaires, ce romancier qui, le dernier, a su peindre au lieu de décrire, et s'emparer vivement de quelques scènes intéressantes pour en faire ressortir les plus secrètes faiblesses du cœur humain. Malheureusement, en voulant peindre la vie et la nature humaine, il a commis la grave omission de ne pas représenter ce qu'elle a d'idéal au moins dans quelques âmes exceptionnelles et dans certaines situations, et de ne pas mettre en scène un seul véritable homme de bien. Ce manque d'élévation et d'idéal est encore un trait de la décadence du dix-huitième siècle, même chez les meilleurs esprits.

Nous avons déjà étudié, dans nos deux premiers volumes, les autres écrivains diversement distingués qui parurent et commencèrent à briller au confluent des deux siècles, Massillon, Saint-Simon, Fleury, Vertot, le P. Daniel.

Massillon a cessé de faire entendre sa voix dans la chaire; mais il jouit d'une popularité qu'il n'avait pas cherchée par son Petit Carême, dont les apôtres du jour font l'évangile d'une religion nouvelle qui bientôt ne sera plus qu'un pur déisme.

Nous aurons occasion d'ajouter quelques mots sur Saint-Simon, Fleury, Vertot, le P. Daniel, en parlant, dans un de nos prochains chapitres, des historiens et des auteurs de Mémoires.

1 Mémoires du président Hénault, ch. x, p. 103.

III

La nouvelle école littéraire. - Fontenelle, La Motte, Terrasson. · Réaction de Voltaire, de Montesquieu, en faveur du bon goût.

Les écrivains que nous venons d'étudier, ou dont nous avons rappelé le souvenir, d'Aguesseau, Rollin et les autres, sont comme des survivants d'un autre âge. Eux-mêmes ne surent pas retrouver le point de l'ancienne perfection, et plusieurs d'entre eux eurent leur part, faible il est vrai, mais sensible, des défauts du temps.

Cependant une nouvelle école aspirait à dominer dans la république des lettres. La satiété du beau, du simple et du grand avait produit le goût du bizarre, du recherché, de l'inattendu. Des esprits subtils et raftinés se trouvèrent à point pour satisfaire ce goût de blasés.

Le représentant le plus marqué de la nouvelle école littéraire, c'est FONTENELLE, l'adversaire de Boileau, de Racine et de La Fontaine autant que des anciens; Fontenelle qui, après avoir écrit de fades églogues, de froids opéras, s'être montré bel esprit plein de mignardises et de recherches dans ses articles du Mercure galant, dans ses Lettres du chevalier d'Her., et dans ses Dialogues des morts, révéla un talent sérieux dans son Histoire des oracles, dans ses Mondes, et surtout dans ses Éloges des membres de l'Académie des sciences; mais dans tous ses ouvrages garda une manière d'écrire bien éloignée du naturel de l'époque classique, bien dégénérée du grand goût français.

Fontenelle eut pour second un esprit d'un ordre inférieur au sien, quoique distingué encore, LA MOTte Houdard (1672-1731), le célèbre adversaire des anciens, et le hardi critique d'Homère, un poëte qu'il lui était impossible de comprendre et de sentir, à lui une des têtes les plus antipoétiques qui furent jamais. Il ne mit point, croyons-nous, de mauvaise foi dans les attaques dont il harcela l'auteur de l'Iliade et de l'Odyssée, à l'encontre de madame Dacier.

C'est une justice que me doivent mes lecteurs, et madame D. même, dit-il quelque part, de croire que je n'ai point critiqué Homère par une sotte ambition de m'élever contre les sentiments reçus; que j'ai saisi, que j'ai cherché même les occasions de le louer; que, dans le doute, j'ai toujours pris parti pour lui; et qu'en le respectant personnellement comme le génie le plus poétique qui ait peut-être jamais été, je n'ai eu d'autre dessein que de remarquer dans son ouvrage les imperfections évidentes, suites nécessaires de l'invention, aussi bien que de la gros

sièreté de son siècle; je n'ai prétendu combattre que cette admiration sans discernement, qui le propose à tous égards comme infaillible 1. »

Certains enthousiastes pouvaient voir des beautés où il n'y en avait pas, ou s'en exagérer le mérite; mais La Motte ne savait pas apprécier, était incapable de goûter celles qui étaient les plus vives et les plus originales. Voilà pourquoi il s'efforce avec tant d'ardeur de persuader que la réputation d'Homère n'est qu'un préjugé qui a passé des anciens jusqu'à

nous.

Son argumentation est pleine de sophismes, mais, il faut le reconnaître, son Discours sur Homère, ses Réflexions sur la critique, contiennent des pages d'un très-bon et très-agréable style. On ne peut lui refuser de la vivacité et du trait dans l'expression, comme dans ce passage:

. Qui en croirait madame D., on s'imaginerait que des deux portraits que je fais d'Homère, le portrait flatteur est l'ouvrage des plus grands hommes de l'antiquité; et que j'ai emprunté les traits du portrait critique, seulement de Desmarets et de M. Perrault. On se méprendrait fort; voici à peu près la liste de ceux qui m'ont fourni la matière de mon tableau critique: Platon, Pythagore, Josèphe, Philostrate, Denys d'Halicarnasse, Lucien, Metrodorus de Lampsaque, Plutarque, Dion Chrysostome, Cicéron, Horace, des sectes entières de philosophes et les anciens Pères de l'Église; et parmi les modernes, Érasme, Jules César Scaliger, S. Evremond, M. Bayle et le P. Rapin, sans compter ceux dont on se plaît un peu trop à décréditer les noms.

« J'ai tout l'air d'un savant, et je m'enorgueillis presque de cet assemblage d'autorités; mais il ne faut point se donner pour ce qu'on n'est pas. Je ne les ai recueillies que pour le besoin présent; et ce n'est qu'une doctrine de passage, qui apparemment m'échappera bientôt.

« Qu'on me pardonne donc quelques citations; car il faut bien combattre mes adversaires avec leurs propres armes. Ils traiteraient toujours mon apologie d'ouvrage frivole, s'il n'y avait que des raisons 2.

Le raisonnement est au moins très-spécieux, et la diction est à la fois spirituelle et saine.

La réputation de La Motte qui, dans son temps et quand Voltaire n'avait encore écrit qu'en vers, passait pour le meilleur écrivain en prose, ne se soutint pas après sa mort. A peine si, parmi les esprits distingués, il conserva quelques admirateurs, comme Duclos, qui était un peu de son école 3.

- Quand je suis arrivé dans le monde, il y a quarante ans, écrivait La Harpe à la fin du siècle, déjà La Motte était dans la classe des auteurs qui ne sont plus guère lus que des gens lettrés, parce que ceux-là doivent lire tout. On citait dans le monde quelques endroits de ses opéras, quelques strophes de ses odes, quelquesunes de ses fables, et on allait voir Inès sans l'estimer. La dureté de sa versification était célèbre, et l'on ne rappelait ses paradoxes que pour en rire. »

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* Voir Mém. sur la vie de Duclos écrits par lui-même.

Lycée, 3° part., liv. I, ch. viu, sect. 1.

Le président Hénault écrivait de son côté dans ses Mémoires :

<< On ne saurait dire ce qui manque à sa prose: elle est pure, harmonieuse, exacte; mais elle n'invite point à continuer. On a pu reprocher à Fontenelle trop de finesse; mais on le relit cent fois : il aiguise l'esprit et il a trouvé souvent des ingrats qui lui reprochaient le plaisir qu'il leur avait fait. On sent l'auteur dans Fontenelle; dans La Motte, le rhéteur. Lisez Voltaire, il ne vous fatigue jamais ; son style ressemble à des cheveux qui frisent naturellement, ceux de La Motte sont passés au fer. »

Ces appréciations, justes au fond, sont un peu sévères. La Motte, auteur très-secondaire, est un critique distingué, malgré ses paradoxes et ses fausses vues, et, comme l'a reconnu Voltaire, « un écrivain délicat et méthodique en prose, quoiqu'il manque souvent de feu et d'élégance dans sa poésie 2; » ajoutons, quoiqu'il sacrifie beaucoup trop au faux bel esprit.

Le dix-huitième siècle, avec ses prétentions au progrès en tout genre, devait applaudir au paradoxe de La Motte sur la supériorité des modernes. Aussi fit-il beaucoup de disciples. TERRASSON se montra le plus ardent de tous à soutenir la cause défendue par l'auteur du Discours sur Homère.

L'abbé Terrasson (1670-1750) était privé plus encore que La Motte du sens poétique. Il comparait le règne d'Homère à celui d'Aristote, et, enflammé par l'exemple de Descartes, qui avait détruit les autels du philosophe, en substituant la raison à la prévention, il se croyait né pour renverser ceux du poëte. Il entreprit cette difficile tâche dans sa Dissertation critique sur l'Iliade d'Homère (1715, 2 vol. in-12); ouvrage lourd et fatigant, dans lequel il imite le ton et le style des commentateurs contre lesquels il dirige la plupart de ses traits en croyant les lancer contre le sublime chantre d'Achille. Du reste, il ne pardonne rien à l'auteur de l'Iliade, et il le blâme également pour le choix du sujet, pour l'ordonnance, pour les caractères, pour la morale, enfin pour la diction, dont il devait être un meilleur juge que La Motte, parce que, lui du moins, il savait le grec. « L'examen dans les ouvrages de belles-lettres, nous dit Terrasson, doit tenir lieu de l'expérience dans les sujets de physique; et le même bon esprit, qui fait employer l'expérience dans l'un, fera toujours employer l'examen dans l'autre. » C'est très-bien dit; mais le disciple de Descartes oubliait qu'en fait de poésie il ne s'agit pas seulement d'examiner, mais de sentir, et de sentir avec transport.

«Un géomètre! quel fléau pour la poésie qu'un géomètre! » s'était écriée madame Dacier en voyant apparaître dans la lice l'abbé Terrasson. Toutes les appréciations, toutes les critiques de cet écrivain sensé, mais froid et dénué du sentiment du beau et du grand, sont plutôt d'un géomètre que d'un esprit fait pour juger et pour sentir la haute poésie.

1 Mémoires du président Hénault, ch. iv, p. 30.

Sircle de Louis XIV, Écrivains.

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