Page images
PDF
EPUB

des termes généraux et abstraits devinrent une mode universelle; la langue s'alourdit d'une foule d'expressions scientifiques et techniques. En même temps, elle cesse d'être franche, parce que les idées ne le sont pas : la phrase des écrivains du parti philosophique est enveloppée à dessein, pleine de sous-entendus et de mots à double sens.

Venus après tant de grands maîtres, ils ne pouvaient pas, aussi bien qu'eux, donner à leur langue un caractère individuel et original, mais, avec un génie littéraire plus puissant, ils ne l'auraient pas rendue si impersonnelle, si incolore, si froide. Voltaire lui-même contribua beaucoup à faire perdre à notre idiome ses qualités les plus vives et les plus originales.

« Le dix-huitième siècle, dit, en faisant quelques confusions, un des principaux chefs du romantisme moderne, le dix-huitième siècle filtra et tamisa la langue une troisième fois. La langue de Rabelais, d'abord épurée par Régnier, puis distillée par Racine, acheva de déposer dans l'alambic de Voltaire les dernières molécules de la vase natale du seizième siècle. De là cette langue du dix-huitième siècle, parfaitement claire, sèche, dure, neutre, incolore et insipide, langue admirablement propre à ce qu'elle avait à faire, langue du raisonnement et non du sentiment, langue incapable de colorer le style, langue encore souvent charmante dans la prose, et en même temps très-haïssable dans le vers, langue de philosophes en un mot, et non de poëtes 1. »

La langue ne s'appauvrit pas seulement pour les mots, mais encore pour les constructions. Elle laisse tomber un grand nombre de ces tournures si vives, si prestes, si essentiellement françaises, qu'on admire dans Pascal, dans le cardinal de Retz, dans Molière, dans Bossuet, dans La Fontaine, dans Madame de Sévigné, dans Saint-Simon,

Quelques écrivains du dix-huitième siècle surent reconnaître que la langue s'était singulièrement affaiblie en devenant trop délicate, trop prude et trop aristocratique.

« Parmi nous, la barrière qui sépare les grands du peuple, disait Delille, a séparé leur langage; les préjugés ont avili les mots comme les hommes, et il y a eu, pour ainsi dire, des termes nobles et des termes roturiers. Une délicatesse superbe a donc rejeté une foule d'expressions et d'images. La langue, en devenant plus décente, est devenue plus pauvre, et comme les grands ont abandonné au peuple l'exercice des arts, ils lui ont abandonné les termes qui peignent leurs opérations. De là la nécessité d'employer des circonlocutions timides, d'avoir recours à la lenteur des périphrases, enfin d'être long, de peur d'être bas; de sorte que le destin de notre langue ressemble assez à celui de ces gentilshommes ruinés qui se condamnent à l'indigence de peur de déroger 2. »

Plusieurs, comme Jean-Jacques Rousseau, Bernardin de Saint-Pierre, et quelquefois Delille lui-même, essaieront avec succès de faire rentrer dans le style soutenu les termes simples et familiers, de remplacer la périphrase par le mot propre, l'expression abstraite par l'image naturelle.

1 Victor Hugo, Littér. et philos. mêlées, t. XXXVI.

2 Trad. des Géorgiques, Disc. prélim.

Quelques découvertes seront faites dans la région du sentiment et de l'imagination par l'auteur des Confessions, et par celui de Paul et Virginie et des Harmonies de la nature. Malheureusement des beautés neuves seront gâtées par trop de défauts, surtout par l'emphase, par la déclamation et par la sensiblerie.

Avec le naturel la langue perdit généralement la politesse et la distinction. Dans cette littérature essentiellement polémique, il ne faut pas chercher les urbanités du siècle de Louis XIV. Trop d'écrivains se déshonorèrent par la grossièreté; trop de charlatans d'éloquence crurent faire. du grand style en s'abandonnant à de convulsives déclamations.

« Il est utile d'avertir ici, dit quelque part Voltaire, que le style simple, sage et noble, orné, mais non surchargé de fleurs, qui caractérisait les bons auteurs du siècle de Louis XIV, paraît aujourd'hui trop froid et trop rampant aux petits auteurs de nos jours; ils croient être éloquents lorsqu'ils écrivent avec une violence effrénée. Ils pensent être des Montesquieu quand ils ont à tort et à travers insulté quelques cours et quelques ministres du fond de leurs greniers, et qu'ils ont entassé sans esprit injure sur injure. Ils croient être des Tacites lorsqu'ils ont lancé quelques solécismes audacieux à des hommes dont les valets de chambre dédaigneraient de leur parler. Ils s'érigent en Catons et en Brutus la plume à la main. Les bons écrivains du siècle de Louis XIV ont eu de la force; aujourd'hui on cherche des contorsions 1. »

L'étude des langues étrangères, la traduction des ouvrages étrangers, firent acquérir des idées nouvelles, mais contribuèrent à altérer le génie national. Ce n'est pas sans raison que Jean-Baptiste Rousseau se plaignait, en 1738, de «< ce malheureux esprit anglais qui, disait-il, s'est glissé parmi nous depuis vingt ans, » et qui lui semblait la chose du monde la plus digne d'être décriée et ridiculisée 2.

A cette influence funeste à plusieurs égards des littératures étrangères, il faut ajouter celle des livres écrits en français dans les divers pays où s'était portée l'émigration protestante, livres qui entraient en foule dans la France, par contrebande, et de toutes parts étaient recherchés avec l'avidité du fruit défendu.

Ces défauts étaient particulièrement choquants chez les écrivains inférieurs et mercenaires qui pullulaient alors dans les Pays-Bas protestants, où l'art d'écrire n'était plus qu'un vil métier.

1

• En Hollande, dit un contemporain, les auteurs sont esclaves nés des libraires qui ne cherchent qu'à acquérir des manuscrits à bon marché, sans s'informer s'ils sont bons ou mauvais. Ils ont prodigieusement avili le plus distingué de tous les commerces, et, en vérité, l'art d'écrire n'est plus en ce pays-là qu'un métier comme celui de cordonnier. L'usage ordinaire est d'imaginer un titre frappant qui puisse procurer le prompt débit d'un ouvrage. Les libraires font ensuite travailler les plus faméliques écrivains dont les provinces fourmillent. De là sont nés tant de mauvais livres, où les besoins pressants de l'auteur sont gravés sur toutes les pages. 1 XVIe Honnêteté littéraire.

Lettre à M. Racine, à Bruxelles, 18 mai 1738.

De là tant de mauvaises compilations dont les cabinets des curieux se remplissent. De là tant de romans insipides et très-souvent pernicieux qui inondent les Provinces-Unies. De là tant d'indignes colifichets littéraires dont on ne saurait nombrer les éditions 1. »

Cette altération de notre langue au dehors préoccupait fort Voltaire. Il écrivait au roi de Prusse :

« La plupart des Français réfugiés en Hollande ou en Angleterre ont altéré la pureté de leur langage 2. »

Dans un discours prononcé à l'Académie, il signale également cette corruption de la langue française à l'étranger:

On doit, dit-il, avertir les étrangers qu'elle perd déjà beaucoup de sa pureté dans presque tous les livres composés dans cette célèbre république, si longtemps notre alliée, où le français est la langue dominante, au milieu des factions contraires à ia France . »

Mais, ajoutait-il, si elle s'altère dans ces pays par le mélange des idiomes, elle est prête à se gåter chez nous par le mélange des styles. Ce qui déprave le goût déprave enfin le langage. Souvent on affecte d'égayer des ouvrages sérieux et instructifs par les expressions familières de la conversation. Souvent on introduit le style marotique dans les sujets les plus nobles; c'est revêtir un prince des habits d'un farceur. On se sert de termes nouveaux qui sont inutiles, et qu'on ne doit hasarder que quand ils sont nécessaires. >>

Il a encore dit ailleurs :

On confond tous les genres et tous les styles; on affecte d'être ampoulé dans une dissertation physique, et de parler de médecine en épigrammes. Chacun fait ses efforts pour surprendre ses lecteurs. On voit partout Arlequin qui fait la cabriole pour égayer le parterre *. »

Il aurait fallu une intrépidité voulue d'optimisme pour ne pas avouer la décadence où se précipitait le siècle. Voltaire la déplore et la flétrit à chaque instant, en particulier dans sa Correspondance.

En toute occasion, il déclare que « le goût est égaré dans tous les genres.» «Le bon temps est passé, dit-il avec une sorte de désespoir; nous sommes en tout dans le siècle du petit et du bizarre 6. »

Le spectacle de cette dépravation du goût, de cette altération, révolte sa raison, irrite ses nerfs, le rend malade.

« Une de mes maladies mortelles, dit-il, est l'horrible corruption de la langue qui

1 Mémoires de Bruys, 1751, t. I, p. 170.

2 Lettre de Voltaire au roi de Prusse, 27 mai 1737. de Prusse à Voltaire, du 6 juillet de la même année.

3 Disc. de récept. à l'Acad. franç.

Mélang. litt., Observations, etc.

5 Lettre au comte d'Argenta), 24 nov. 1770.

Lettre au même, 26 sept. 1770.

Voir aussi la Lettre du roi

infecte tous les livres nouveaux. C'est un jargon que je n'entends plus ni en prose ni en vers. On parle mieux actuellement le français ou françois à Moscou qu'à Paris. Nous sommes comme la république romaine, qui donnait des lois au dehors quand elle était déchirée au dedans 1. »

Le goût lui paraissait si profondément altéré qu'il ne croyait pas à la possibilité de le rétablir. Il écrivait à La Harpe :

« Mon cher enfant, n'espérez pas rétablir le bon goût. Nous sommes en tout sens dans le temps de la plus horrible décadence. Cependant soyez sûr qu'il viendra un temps où tout ce qui est écrit dans le style du siècle de Louis XIV surnagera, et où tous les autres écrits goths et vandales resteront plongés dans le fleuve de l'oubli 2. »

Le mal est si grand à ses yeux que lui, le chaud défenseur de la liberté de penser et d'écrire, volontiers il invoquerait la répression.

« Nous avions besoin autrefois, dit-il, qu'on encourageât la littérature, et aujourd'hui il faut avouer que nous avons besoin qu'on la réprime 3. »

Il n'a pas assez de paroles de mépris pour la décadence en toutes choses qui fait le caractère de son siècle. Il l'appelle « notre pauvre siècle ; » « le petit siècle qui a succédé au plus grand des siècles . » Il s'écrie: «Que le milieu du dix-huitième siècle est sot et petit! » « Ah! quel siècle! quel siècle ! » « Est-il possible qu'on soit tombé si vite du siècle de Louis XIV dans le siècle des Ostrogoths? » Il dit à son disciple le plus fidele, en le flattant beaucoup au delà de son mérite: « Il n'y a que vous qui empêchez que ce siècle ne soit la chiasse du genre humain 10. » Enfin il ne voit dans les écrivains les plus distingués de l'époque, que « pauvres écoliers du siècle de Louis XIV,... infatigables auteurs de pièces médiocres, grands compositeurs de rien, pesant gravement des œufs de mouche dans des balances de toile d'araignée. »

« Je prouverais bien, dit-il ailleurs, que les choses passables de ce temps-ci sont toutes puisées dans les bons écrits du siècle de Louis XIV. Nos mauvais livres sont moins mauvais que les mauvais que l'on faisait du temps de Boileau, de Racine et de Molière, parce que, dans ces plats ouvrages d'aujourd'hui, il y a toujours quelques morceaux tirés visiblement des auteurs du règne du bon goût. Nous ressemblons à des voleurs qui changent et qui ornent ridiculement les habits

1 Lettre à l'abbé d'Olivet, 29 janv. 1768.

Lettre du 23 avril 1770.

3 Lettre au duc de Richelieu, 13 juillet 1772. Lettre à Thibouville, 15 mars 1769.

Lettre au duc de Richelieu, 1er nov. 1770.

Lettre à madame la marquise du Deffand, 7 déc. 1768.

7 Lettre à la comtesse de Lutzelb., 23 janv. 1754.

Lettre à d'Alembert, 2 sept. 1758.

Lettre au marquis de Ximenès, 13 févr. 1755.

10 Lettre à d'Alembert, 12 déc. 1768.

qu'ils ont dérobés, de peur qu'on ne les reconnaisse. A cette friponnerie s'est jointe la rage de la dissertation et celle du paradoxe. Le tout compose une impertinence qui est d'un ennui mortel 1. »

L'homme du dix-huitième siècle qui sut le mieux apprécier la langue des chefs-d'œuvre fut aussi celui qui sut le mieux reconnaître la décadence littéraire du siècle qu'on a pu appeler le siècle de Voltaire, parce que ce philosophe en fut l'oracle. Mais il ne fut pas le seul à confesser qu'il y eut à cette époque plus de bel esprit et moins de génie.

Les encyclopédistes eux-mêmes avouaient qu'en général les ouvrages d'esprit du dix-huitième siècle étaient inférieurs à ceux du siècle précédent. « A présent l'Europe ne produit rien, disait de son côté Frédéric; il semble qu'elle se repose, après avoir fourni de si abondantes moissons les siècles passés 2. »

Il demeure donc bien établi que si l'ère de Voltaire produisit un petit nombre d'écrivains hors ligne, et quantité d'auteurs qui eurent un certain talent de style, dans tout le cours du dix-huitième siècle le goût ne cessa d'aller en décadence. Rien d'aussi rebutant que la langue fléchissante et énervée, ou le style déclamatoire de la fin du dix-huitième siècle. Et certes ce n'est pas sans un fond d'incontestable vérité que Paul-Louis Courier a pu dire:

◄ Gardez-vous bien de croire que quelqu'un ait écrit en français depuis le siècle de Louis XIV; la moindre femmelette de ce temps-là vaut mieux pour le langage que les Jean-Jacques, Diderot, d'Alembert, contemporains et postérieurs; ceux-ci sont tous ànes bàtés, sous le rapport de la langue, pour user d'une de leurs phrases; vous ne devez pas seulement savoir qu'ils aient existé 3. »

Outre les défauts qui viennent d'être indiqués, un caractère commun à toute l'époque, c'est le manque d'âme et de chaleur véritable. A l'exception de Jean-Jacques Rousseau et de Bernardin de Saint-Pierre, tous les prosateurs du siècle de la philosophie sont froids et secs. Ils raisonnent, ils dissertent, ils ne sentent point. Le dix-huitième siècle, on l'a dit bien des fois, c'est la guerre des idées contre le sentiment, c'est une sorte d'émulation pour ôter à l'âme ses plus belles cordes, ses ressorts les plus puissants. Et cependant on ne fit jamais tant d'usage et tant d'abus des mots de sentiment et de sensibilité. Deux autres mots furent alors fort à la mode, les mots de patriotisme et de philanthropie. Etre patriote, être

1 Lettre à madame du Deffand, 6 sept. 1769.

2 Lettre du roi de Prusse à Voltaire, 12 février 1775. — Nous noterons que Frédéric, suivant une coutume habituelle à ce littérateur d'imitation, renvoie ici à Voltaire ses propres pensées et ses propres expressions. L'oracle des philosophes avait écrit longtemps auparavant à son royal correspondant : « Nos belles-lettres commencent à bien dégénérer, soit qu'elles manquent d'encouragement, soit que les Français, après avoir trouvé le bien dans le siècle de Louis XIV, aient aujourd'hui le malheur de chercher le mieux; soit qu'en tout pays la nature se repose après de grands efforts, comme les terres après une moisson abondante. » (Lettre de Voltaire au roi de Prusse, 27 mai 1737.)

3 Lettre à M. Boissonnade, 23 mars 1812.

« PreviousContinue »