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VIII.

La Comédie et le drame en prose.

Dancourt, Dufresny, Le Sage, Le Grand, Marivaux, Saurin, Sedaine, Diderot, Beaumarchais, etc.

Le théâtre, surtout la comédie et le drame, offre, comme le roman, la peinture des mœurs d'une époque, et l'étude de l'un se complète par celle de l'autre. Beaucoup d'auteurs, au dix-huitième siècle, écrivirent en prose pour la scène. Faisons donc connaître rapidement ceux qui se distinguèrent le plus.

La comédie, sous la Régence, fut, plus encore que le roman, le reflet des corruptions du temps. Nous en avons dit un mot dans notre précédent volume, en parlant de Dancourt et de Dufresny 1, et nous y reviendrons avec les détails nécessaires quand nous traiterons de la poésie au dixhuitième siècle.

Turcaret, cette satire un peu surfaite des financiers, est au fond une belle œuvre sur laquelle nous nous arrêterons dans notre notice sur Le Sage. C'est encore, de même que Crispin rival de son maître, un crayon des mœurs de la Régence.

Un auteur qui donne bien l'idée de l'abjection où l'art de la comédie était tombé, pour le fond et pour la forme, à cette ignoble époque, c'est le comédien Le Grand (1673-1728). Malheureusement il n'est que le fidèle écho des roués d'alors, et il faut voir une peinture très-vraie, très-historique, dans les scènes les plus scandaleuses de cet histrion auteur, par exemple dans la scène du Fleuve d'oubli où se trouve ce passage:

SPINETTA.

Enfin, si j'étais homme, je ne serais point jaloux; j'aimerais les femmes pour moi-même, je ne m'embarrassera is point d'en être aimé.

TRIVELIN.

C'est-à-dire que vous les regarderiez comme un mets qu'on sert sur votre table.

SPINETTA.

Sans doute. Par exemple: j'aime les perdrix et le poisson, est-ce que je me soucie que le poisson et les perdrix m'aiment 2? >>

C'est bien ainsi, en effet, que les roués de la Régence traitaient l'amour et les femmes.

Du reste Le Grand, ce fécond fournisseur de nouveautés habituellement

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piquantes par l'à-propos 1, ne manquait pas d'un certain mérite. Parmi ses petites pièces qu'on jouait, comme celles de Dancourt, à la fin du spectacle, et qu'il produisait avec une extrême facilité, plusieurs, comme l'Aveugle clairvoyant, le Galant coureur, les Amazones modernes, offrent des scènes divertissantes, bien qu'elles soient gâtées par un comique chargé.

Tous les autres comiques de l'école de Dancourt sont, comme Le Grand, remplis de gaillardises un peu fortes, et, disons le mot, d'obscénités révoltantes. Aussi plats et aussi stériles qu'immoraux, ils ne méritent pas seulement d'être nommés ici.

L'auteur de comédies en prose qui eut le plus de succès au dix-huitième siècle, c'est Marivaux, dont la vie fut partagée entre le roman et le théâtre. Celui-là s'appliqua toujours à respecter la décence. Il attacha les femmes et les jeunes gens par la manière fine avec laquelle il peignit les caprices, les inconséquences, les dépits d'une femme livrée aux agitations de l'amour et surtout à celles de l'amour-propre. Les comédies de Marivaux sont une analyse peu variée, mais cependant très-piquante du rôle que joue la vanité dans nos plus vives affections. On eut rarement à un aussi haut degré le talent de faire rendre à l'idée la plus mince tout ce qu'elle peut donner, et de tirer des sentiments tout seuls toutes les péripéties qui, ordinairement, sont le produit des circonstances extérieures.

L'auteur des Jeux de l'amour et du hasard, du Caprice de l'amour, de l'Épreuve et du Legs, n'est pas seulement un ingénieux anatomiste du cœur humain, c'est encore un écrivain distingué, malgré les affectations et les recherches mignardes qui, depuis, se sont appelées, de son nom, du marivaudage.

Saurin (1706-1781), connu surtout par son drame en vers de Beverley, a laissé de petites comédies en prose qu'on peut encore lire avec plaisir, comme l'Anglomane, et surtout les Mœurs du temps.

Cette esquisse de bon goût témoigne d'un talent d'observation peu commun. On en cite assez souvent des traits saillants, comme celui-ci : La comtesse, étant à sa toilette, cause avec sa soubrette, qui lui dit que sa rivale est charmante.-« Charmante?... Donnez-moi d'autre rouge, celui-là est pâle comme la mort. »

Il y a beaucoup d'agrément dans toutes les scènes où parait cette comtesse coquette et prétentieuse. Entendez-la parler des plaisirs qu'elle préfère:

GERONTE.

Dites-moi donc quel charme vous trouvez à veiller toute la nuit pour tout le jour ? Est-ce que le plaisir d'un beau soleil...

dormir

1 On le vit donner Cartouche le jour même que le fameux chef de brigands fut

exécuté.

a

2 Madame de Genlis avoue, dans ses Mémoires (t. I, p. 253) qu'elle aimait cet auteur à la folie, parce qu'il a parfaitement connu un coin ducœur des femmes, et l'a dévoilé avec une finesse et une grâce qu'on ne trouve dans aucun autre auteur masculin.▾

LA COMTESSE.

En! fi, monsieur; c'est un plaisir ignoble : le soleil n'est fait que pour le peuple.

GÉRONTE.

Ma sœur, j'ai lu quelque part qu'il n'y a de vrais plaisirs que ceux du peuple, qu'ils sont l'ouvrage de la nature, que les autres sont les enfants de la vanité, et que sous leur masque on ne trouve que l'ennui.

LA COMTESSE.

Mais voilà qui est bien écrit au moins : vous lisez donc quelquefois, monsieur? Vraiment j'en suis ravie : je croyais votre bibliothèque un meuble de parade. Oh! vous feriez mieux de consulter les gens de goût; le Marquis, par exemple: il vous dira que le soleil éteint tout autre éclat; qu'il faut à la beauté un jour plus doux, qu'une jolie femme l'est surtout aux lumières, et qu'elle doit, comme les étoiles, disparaître au lever du soleil.

Mais je connais des femmes qui...

GÉRONTE.

LA COMTESSE.

Oui, des espèces : la petite Bélise, par exemple, chez qui nous soupâmes dernièrement; je fus obligée d'en sortir à minuit, et d'aller avec le Marquis chercher quelque endroit où passer la soirée 1. »

Et le marquis, type du fat et du grand seigneur dépensier, insouciant, réduit à épouser pour payer ses dettes, comme il est bien rendu !

LE MARQUIS.

L'amour... l'amour... Ce mot ne signifie plus rien. Apprends donc, une fois pour toutes, mon petit parent de province, apprends donc les usages de ce pays-ci : on épouse une femme, on vit avec une autre, et l'on n'aime que soi.

DORANTE.

Apprenez vous-même, monsieur, qu'on ne doit point appeler usage ce que pratiquent peut-être une douzaine de folles et autant de prétendus agréables, dont Molière, s'il revenait au monde, nous donnerait de bons portraits.

LE MARQUIS.

Eh! mais, ton vieux Molière, si, comme tu dis, il revenait au monde, crois-tu que les gens comme il faut iraient à ses pièces?

DORANTE.

Oh! non; car du bon, du vrai comique, la mode en est passée; le rire est devenu bourgeois on raille, on persiffle; mais on ne rit point 2.

Le spirituel et naturel auteur de l'Épître à mon habit et des beaux opéras la Gageure imprévue et le Philosophe sans le savoir, Sedaine (1719

-

'Les Mœurs du temps, sc. XII. — Ibid., sc. VI. Voir encore la scène viii, où le marquis s'entretient avec l'intendant dont il sait bien qu'il est volé, et signe sa ruine sans y regarder et sans vouloir entendre aucune raison.

1797), essaya sans succès de faire réussir la théorie de La Motte, suivant lequel une tragédie en prose pouvait être aussi belle qu'une comédie en vers. Il fit pour le Théâtre-Français une comédie en prose intitulée : Maillard ou Paris sauvé. Cette pièce, plus que médiocre, imitée du Manlius de La Fosse, eut l'honneur d'être représentée à Stockholm et à Pétersbourg, par l'ordre même des souverains de la Suède et de la Russie; mais elle ne put l'être à Paris, parce que Lekain déclara qu'il ne prostituerait jamais son talent à faire valoir de la prose. Grande consolation pour Voltaire, qui, apprenant le dessein de Sedaine, écrivait à un de ses amis:

« Ce dernier coup manquait à nos malheurs. Voilà donc l'abomination et la désolation dans le temple des Muses!

Le tragique étonné de sa métamorphose,

Fatigué de rimer ne va parler qu'en prose. »

Nous signalerons les mérites qui distinguent le Philosophe sans le savoir et la Gageure imprévue, quand, dans un autre volume, nous parlerons de l'opéra. Pour le moment, nous nous contenterons de dire que si la prose en est généralement facile, coulante et très-agréable, elle pèche assez souvent par l'impropriété et l'incorrection, comme dans ces passages du Philosophe sans le savoir :

« Et vous, lois sages, vous avez désiré mettre un frein à l'honneur; vous avez ennobli l'échafaud; votre sévérité a servi à froisser le cœur d'un honnête homme entre l'infamie et le supplice 1.

a N'est-ce pas lui qui fonde dans l'avenir tout le bonheur de ma vieillesse?? ►

Pour dire, c'est sur lui que je fonde tout l'espoir du bonheur de ma vieillesse.

Et dans celui-ci de la Gageure imprévue :

« Vous devez, Monsieur, me donner le temps d'effacer de votre esprit l'opinion d'étourderie que vous devez sans doute m'accorder 3? »

Le philosophisme, le faux goût, le faux bel esprit, avaient, en s'établissant rapidement, porté un coup mortel à la poésie. Peu à peu on l'abandonnait, et, au théâtre en particulier, la prose prévalait chaque jour davantage, grâce au triomphe d'un genre nouveau qui avait d'abord été traité en vers, qu'on appela drame sérieux, drame honnéte, comédie larmoyante, tragédie bourgeoise, tragédie domestique, etc., et que Diderot, qui en fit la poétique, traita et engagea de traiter en prose.

Diderot, marchant sur les traces de La Chaussée, et exagérant son système, rêva, proposa et essaya toute une réforme du théâtre. Il aurait voulu introduire sur notre scène un langage plus familier et plus véhé

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ment, avec plus de mouvement, plus de spectacle. Lui qui, dans tous ses écrits, pèche si souvent par l'emphase, il recommanda la simplicité de l'intrigue et du dialogue, la naïveté de l'accent, le naturel hardi, l'effet frappant des tableaux, enfin tout ce qui fait la beauté naturelle et vive des tragiques grecs. Voltaire, il le faut dire, avait déjà émis, dans divers écrits, à peu près tout ce qui se trouve d'idées justes dans le traité De la Poésie dramatique.

Diderot fit le premier essai de sa théorie en écrivant le Fils naturel. II voulait donner l'idée d'un drame qui fût entre la comédie et la tragédie. Le succès de cette tentative fut bruyant, mais de courte durée. Ce drame, qu'à la lecture des enthousiastes et des hommes de parti avaient jugé et déclaré supérieur à Phèdre, à Athalie, à Alzire, tomba tout à plat à la représentation.

Le Père de famille qui, suivant l'auteur, est entre le genre sérieux du Fils naturel et la comédie, se soutint mieux, et à juste titre. Ce n'est pas, d'un bout à l'autre, comme la première pièce, une déclamation froide et emphatique. Il y a toujours du mouvement dans le Père de famille. Les deux premiers actes intéressent, et le rôle du fils est passionné.

Diderot se proposait de composer encore un drame qui devait se placer entre le genre sérieux et la tragédie. Le loisir ou le courage lui manqua pour tenter cette nouvelle justification de sa théorie.

Il en a assez fait pour donner la mesure de son talent dramatique : ce talent était médiocre. Jeter tous ses personnages dans un même moule, et n'en faire que des êtres sérieux, moraux et métaphysiques, répéter jusqu'à satiété des lieux communs de morale, déclamer continuellement en faisant revenir sans cesse les mots d'humanité, de mœurs, de vertu, de goût de l'ordre; enfin, se guinder à un faux sublime, et ne parvenir qu'à glacer en voulant être pathétique, ce n'est pas là de quoi assurer à une pièce la supériorité sur les anciennes comédies et tragédies. Et cependant, à travers tous ces défauts, on reconnaît des accents partis du cœur, et on sent que chez Diderot l'homme valait mieux que le poëte: par une exception rare au dix-huitième siècle, il posséda le sentiment, le goût et les vertus de la famille.

L'auteur du Père de famille et du Fils naturel eut un élève dont le succès dépassa de beaucoup le sien, mais surtout quand il s'éloigna de ce genre bâtard, ce fut Beaumarchais, qui disait en parlant du Père de famille:

Le génie de ce poëte, sa manière forte, le ton mâle et vigoureux de son ou. vrage devaient m'arracher le pinceau de la main; mais la route qu'il venait de frayer avait tant de charmes pour moi, que je consultai moins ma faiblesse que mon goût 1. »

Non content de suivre les théories de Diderot dans Eugénie, dans les Deux amis, dans la Mère coupable, Beaumarchais s'en fit le défenseur et le propagateur dans un Essai sur le genre dramatique sérieux, où il

1 Essai sur le genre dramatique sérieux.

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