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Seuls les philosophes avaient du bon sens et du génie.

« Convenus de s'appeler entre eux, par une distinction audacieuse, la haute Littérature, dit Palissot, insensiblement ils avaient accoutumé le public à l'insolence de cette dénomination. Ils avaient, si on ose le dire, trouvé le secret de faire de la réputation une espèce de monopole, et de s'en réserver la distribution exclusive, soit à la faveur d'une ligue que tout Paris a vue se former, soit par leur adresse à se ménager des créatures, non-seulement chez les personnes en place, mais dans les académies, dans les cercles, parmi les censeurs, chez les libraires même, et, pour ne rien laisser échapper d'utile à leurs vues, chez les comédiens 1. »

Chaque jour vit croître l'importance et les prétentions «< de cette confédération étrange de quelques écrivains, qui ne tendaient qu'à la tyrannie, en usurpant les dehors de la tolérance?. »

Plus ils osaient, plus ils étaient applaudis.

L'hommage le plus flatteur que les lettrés du dix-huitième siècle se virent rendre, ce fut l'avidité avec laquelle on dévora leurs écrits. Jamais il n'y avait eu d'exemple d'une pareille et si générale ardeur de lecture, surtout dans les classes élevées.

« Le commerce des pensées, écrivait Voltaire, est devenu prodigieux; il n'y a point de bonne maison dans Paris et dans les pays étrangers, point de château qui n'ait sa bibliothèque 3. »

Auparavant J. G. Le Franc de Pompignan avait déjà dit dans son Essai critique sur l'état présent de la république des lettres, publié pour la première fois en 1740:

« Jamais peut-être on n'a tant lu dans aucun siècle que dans le nôtre. Sans distinction de sexes, d'âges, de professions et de talents, tous lisent, et ce qui est encore plus étrange, tous croient pouvoir prononcer sur ce qu'ils ont lu. »>

La confédération philosophique, désormais sûre de l'impunité, déploya toute son audace de 1750 à 1780. Les ouvrages les plus impies, ceux où l'athéisme était ouvertement professé, furent publiés de 1758 à 1770. Dans cette hideuse période de douze ans, il n'est manœuvre infâme à laquelle les régénérateurs de l'espèce humaine n'aient eu recours pour répandre le poison de leurs doctrines. Une des ruses les plus révoltantes employées par eux fut d'annoncer les ouvrages les plus irréligieux et les plus immoraux comme les productions posthumes de littérateurs obscurs et modestes dont la vie s'était quelquefois passée tout entière dans la piété et dans les bonnes œuvres.

Tout moyen semblait bon à ces fanatiques fauteurs de l'incrédulité religieuse, dont plusieurs s'élevèrent de la haine du christianisme jusqu'à

1 Pièces relat, à la Dunciade, sur la Lettre de La Harpe à Palissot. Palissot, Pièces relatives à la Dunciade, p. 400.

3 Lettre à l'abbé Morellet, 14 juillet 1769.

la haine contre son divin auteur, qu'ils se prirent à détester personnellement comme on peut détester un ennemi vivant.

Les philosophes antichrétiens réussirent au delà de leurs espérances. Ils tuèrent la foi, sinon dans toute la France, au moins dans sa capitale. « Je ne crois pas, écrivait Madame, mère du Régent, qu'il y ait dans Paris, tant parmi les ecclésiastiques que parmi les gens du monde, cent personnes qui aient la véritable foi chrétienne, et même qui croient en notre Sauveur; cela me fait frémir1.» A cette date, c'est-à-dire sous la régence, ce jugement renfermait de l'exagération; il n'eût été que trop vrai appliqué à la seconde moitié du siècle.

Les écrivains s'étaient toujours tenus, à l'égard des grands, dans une dépendance souvent trop adulatrice et quelquefois servile. Louis XIV releva leur condition. Le règne de Louis XV les verra dominer et trôner.

Sous le gouvernement du régent, le prince de Conti, le duc de Vendôme, la duchesse du Maine reçoivent et traitent sur le pied d'égalité les hommes célèbres par leur esprit. Faveur signalée, mais toujours exceptionnelle; le talent, qu'il soit ou non relevé par les qualités morales, est plus que jamais considéré, mais généralement il ne suffit pas encore à sortir celui qui le possède de la dépendance et de l'infériorité. Les gens de lettres, protégés dans la première moitié du dix-huitième siècle, protégent dans la seconde. Ils marchent de pair avec les gentilshommes; les ministres se font leurs agents secrets de propagande; les rois les choisissent pour leurs amis et leurs correspondants; les peuples mettent en eux leur principal espoir. Enfin, les littérateurs et les philosophes deviennent la grande puissance, deviennent les rois de l'Europe. Ils sont l'objet de tous les hommages, et leur faveur est seule recherchée. « On frondait les puissances de Versailles, dit le comte de Ségur, et on faisait sa cour à celles de l'Encyclopédie. Nous préférions un mot d'éloge de M. d'Alembert, de Diderot, à la faveur la plus signalée d'un prince 2. »

Entourés de tant de distinctions, auxquelles ils ajoutent quelquefois, de leur propre autorité, un nom si ce n'est un titre de noblesse; adulés, courtisés par les princes et les rois, les hommes de lettres se complaisent dans leur importance, se prennent pour plus encore qu'on ne les croit, et donnent à chaque instant des preuves étranges et quelquefois bouffonnes de leur vanité.

Saint Jérôme appelait un philosophe « animal de gloire, et vil esclave de la faveur populaire. » Philosophus, gloriæ animal, et popularis auræ vile mancipium3. La plupart des écrivains philosophes du dix-huitième siècle n'ont que trop bien mérité cette qualification, non pour quelques actes particuliers, mais pour tout l'ensemble de leur conduite.

Quelques-uns de ces apôtres de la nouvelle société pouvaient bien s'exagérer à eux-mêmes la grandeur de leurs talents, et se croire des génies,

1 Mém, de Madame.

* Ségur, Mémoires ou Souvenirs, t. I, p. 146.

3 Saint Jérôme, Lettre XCII, à Julianus.

parce que leurs ouvrages impies ou licencieux étaient défendus et se vendaient sous le manteau. Ils étaient obligés de reconnaître leur misère morale. Mais la conscience de tout ce qui leur manquait du côté des vertus n'était pas capable de rabattre leur prodigieux orgueil. « Malgré le sentiment de mes vices, j'ai pour moi une haute estime, » disait avec une incomparable naïveté J.-J. Rousseau 1. Et telle était l'infatuation de toute la génération lettrée du dix-huitième siècle.

Tous ces philosophes fameux et tous ces petits beaux esprits avaient sujet d'être fiers. Ils avaient préparé, ils avaient accompli une des plus grandes révolutions qui aient changé la face du monde. Ils allaient voir disparaître dans une affreuse bourrasque cette société dont ils avaient juré la ruine et dont les chefs semblaient s'être faits leurs complices et leurs affidés par leur incapacité, par leur faiblesse, et par leurs vices.

La royauté s'était avilie dans la débauche ordurière, et semblait avoir complétement dépouillé le sentiment de l'honneur national. Une grande partie du clergé, dégradée de la dignité des vertus et des talents, semblait encourager le triomphe des ennemis de la religion. La noblesse, au moins la noblesse de cour, était perdue de luxure, de mollesse et souvent d'improbité. Les Bourbon, les Carignan, les Richelieu, les Conti, les d'Aiguillon, avaient donné l'exemple de tous les vices et de toutes les bassesses. Ces Français qu'on avait nommés les Romains de la seconde race étaient transformés en Sybarites. Le génie, sinon le courage militaire s'était luimême éteint dans cette aristocratie jadis si fière et si belliqueuse. On ne retrouvait plus de héros que chez des plébéiens, Dupleix, Dubuis et Chabert, et nos dernières victoires étaient dues à des bâtards étrangers, Berwick et le duc de Saxe. Vienne 89, et la démocratie pourra remporter un facile triomphe. Des chefs de la noblesse et du clergé abdiqueront eux-mêmes, et sacrifieront leur ordre. On verra deux gentilshommes, le vicomte de Noailles et le vicomte Matthieu de Montmorency, non sans un entrain de générosité, provoquer et demander à grands cris l'abolition de la noblesse; deux prêtres, l'abbé de Montesquiou et l'évêque d'Autun, Talleyrand Périgerd, réclamer la suppression des ordres monastiques, la spoliation du clergé et la vente de ses propriétés.

Le mésaccord est grand entre les partis sur le jugement à porter de la révolution française. Dans ce que nous en dirons, nous éviterons les excès

1 Lettres de J.-J. Rousseau à M. de Malesherbes, IVe lettre.

En vain un historien trop souvent paradoxal, M. Capefigue, a-t-il voulu justi fier l'amant de madame de Pompadour et de la Dubarry, le vaincu de Rosbach et le contemplateur insouciant du partage de la Pologne. Il peut avoir montré que Louis XV fit beaucoup pour les chemins, les promenades et les bâtiments. Il ne changera point le jugement que la postérité a déjà porté sur ce rejeton dégénéré d'une noble race, et l'un des plus coupables auteurs d'une révolution qui coûta la vie à son petit-fils Louis XVI, et amena la destruction brutale de l'ancienne société. Prétendre que la France a été ingrate envers un roi qui a causé sa ruine en dépensant plus de cent millions, et peut-être un milliard, pour l'entretien du Parc-aux-Cerfs, c'est par trop outrager le bon sens et la conscience publique.

du blâme comme ceux de la louange, et nous fournirons aux lecteurs équitables quelques moyens de se former une opinion indépendante et sûre.

La sanglante période ouverte au 10 août 1792 sera nulle à peu près pour la littérature, et médiocre même pour l'éloquence oratoire. Il n'y eut pas un Démosthène ni un Cicéron parmi tous ces hurleurs de patriotisme. Cependant, vers la fin du siècle, de vigoureux talents, tel que le comte Joseph de Maistre, s'annonceront avec éclat. Déjà ont paru et ont commencé de se faire connaître des esprits puissants et novateurs, madame de Staël, Chateaubriand, sans parler du poëte André Chénier. Notre langue va produire de nouveaux chefs-d'œuvre, et la France est assurée de garder la suprématie séculaire de sa littérature.

II

Les continuateurs de la tradition du dix-septième siècle : d’Aguesseau, Rollin, Sacy, Lesage, etc.

Nous devons maintenant aborder l'étude des auteurs les plus marquants de la période que nous venons d'esquisser en quelques traits. Nous glisserons, dans cette première partie, sur les auteurs les plus illustres ou les plus originaux du siècle : Fontenelle, Lesage, Marivaux, Montesquieu, Voltaire, Diderot, Jean-Jacques Rousseau, Buffon, Bernardin de SaintPierre, Mirabeau, parce qu'ils seront l'objet, dans la seconde partie, de notices spéciales et développées.

Nous continuerons de faire connaître les auteurs par des faits précis, par des analyses exactes et suffisamment détaillées, par des citations assez amples pour donner une idée juste de la manière et du style de chaque écrivain. Assez d'autres jugent en gros et par aperçu. Nous voulons que nos appréciations portent avec elles leurs preuves, que le lecteur soit réellement initié à la connaissance des ouvrages dont nous l'entretenons, et qu'il puisse contrôler nos jugements.

Nous n'aurons garde de flatter cette littérature qui s'est tant exaltée elle-même, et qui a fait tant de mal, mais nous serons juste envers elle. Nous parlerons avec impartialité des écrivains de tous bords. Notre devise est: Tros Rutulusve fuat. C'est une rareté trop grande que des hommes sachant rendre au mérite, où qu'il se trouve et de quelque nature qu'il soit, l'hommage qui lui est dû. A défaut d'autre titre, nous ambitionnons cette louange d'une équité inflexible.

Les derniers représentants de l'école du dix-septième siècle, les écrivains dont la forme littéraire et l'esprit dominant sont encore ceux de l'âge précédent, d'Aguesseau, Rollin, Lesage, appellent les premiers nos regards. Fixons-les d'abord sur cet orateur jurisconsulte, le dernier de nos grands magistrats, et le « premier avocat qui parla avec force et pureté à la fois1, » et sut, par son éloquence, charmer un roi accoutumé à entendre Bossuet et Bourdalone 2; digne ami de Racine et de Boileau, dans la société desquels il avait été admis dès sa tendre jeunesse; disciple

1 Voltaire, le Siècle de Louis XIV, Catalogue des écrivains.

2 Voir la lettre de madame de Maintenon au cardinal de Noailles, 20 janvier 1699. Remarquer aussi ce passage d'une lettre au même, du 17 août 1697: « Rien n'est plus beau que le discours de M. d'Aguesseau. Le roi l'a pourtant corrigé en plusieurs endroits, et très-bien corrigé. »

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