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Une philosophie irréligieuse devait nécessairement être sensualiste. Les théories spiritualistes furent rejetées avec mépris; Descartes et Malebranche furent abandonnés pour Locke et Newton, et bientôt ces philosophes, qui s'étaient juré à eux-mêmes de regarder toujours à terre1, renouvelèrent sans pudeur l'école d'Epicure et de Lucrèce, et ne craignirent pas d'ériger le matérialisme en principe. Ils prononcèrent «que le je ne sais quoi qu'on nomme Matière peut aussi bien penser que le je ne sais quoi qu'on appelle Esprit 2. » En opposition au christianisme qui prescrit la mortification de la chair et la lutte contre les inclinations désordonnées, ils demandèrent avec emphase la réintégration de la nature dans tous ses droits. Tout ce qui est au-dessus de la nature fut pour eux contre nature. On alla oubliant chaque jour davantage que le plus grand bonheur et le plus grand honneur de l'homme est de se vaincre soi-même. Au rapport de J.-J. Rousseau, le sommaire de la morale de Grimm consistait en un seul article; savoir que l'unique devoir de l'homme est de suivre en tout le penchant de son cœur 3. » C'était la morale de tous les philosophes de l'époque, aussi bien que celle du baron allemand. Se satisfaire, par conséquent se plonger dans toutes les joies, tel paraissait être le principal objet de la vie.

Le patriarche et l'oracle des esprits forts écrivait à un de ses disciples : « Braves jeunes gens, cultivez les beaux-arts, et gorgez-vous de plaisirs". » Toute la génération contemporaine entendit et suivit avec émulation ce conseil du vieil épicurien, et les pères le répétèrent eux-mêmes à leurs enfants. Sénac de Meilhan, dans son roman de l'Émigré (1797), fera dire à un père de famille : « Il est bon d'exercer son esprit pour se procurer des plaisirs à tout âge; il est bon de se former des plaisirs intellectuels, qui servent d'entr'acte aux plaisirs des sens, qui sont les seuls réels.

« A mesure qu'on vieillit, il faut se concentrer davantage dans soi-même, se réduire au bonheur sensuel. »

Tel est uniformément l'enseignement de tant de livres immoraux qui pullulèrent à cette époque, depuis les Lettres persanes et la Nouvelle Héloïse jusqu'aux Aventures du chevalier de Faublas, aux Liaisons dangereuses, et aux productions innombrables de l'impur de Sades. Certes, le sensualisme débordait dans les écrits dits gaulois d'un grand nombre de nos écrivains des quinzième et seizième siècles. Les auteurs de vieilles farces ou de pièces grivoises, les conteurs tels que Bonaventure Despériers, Marguerite d'Angoulême, Henri Estienne, Béroalde, Noël Du Fail, Cholières, Bouchet, avaient, quelquefois avec des prétentions moralisatrices, étalé une licence grossière et un cynisme brutal. L'immoralité raffinée du dix-huitième siècle fut incomparablement plus dangereuse et plus perverse. Les Serées ou les Après-dinées sont assurément des lectures

1 Oculos suos statuerunt declinare in terram (Ps. xvi, v. 2).

*Lettre de Voltaire à d'Alembert, juillet 1757.

Les Confessions, part. 11, liv. IX.

Lettre de Voltaire à M. Chabanon, 1er mars 1768.

innocentes au prix des Bijoux indiscrets ou du Sopha: nous ne nommons pas ce que le dix-huitième siècle enfanta de pis. Dans tant d'autres productions d'un matérialisme ordurier, non-seulement on rencontre tout ce qui peut passer de fantaisies érotiques dans l'esprit de licencieux sans âme et sans énergie; mais on y respire un poison destructeur de tout sentiment moral et de tout principe élevé.

Et à tous ces livres impies et immoraux, nul contre-poison efficace n'était opposé. A peine s'il se publiait quelques rares ouvrages capables d'exercer sur les esprits et sur les cœurs une influence préservative et rassainissante.

Quand on eut brisé le frein d'une religion positive et impérative, quand on eut démantelé tous les remparts de l'ancienne morale, basée sur la croyance à la chute originelle, et sur l'obligation de résister aux penchants de la nature corrompue, alors on vit dans la société française une effrayante recrudescence de dépravation. Les mœurs des roués de la régence furent imitées par tout ce qui se piquait d'indépendance d'esprit. Le mal fut bientôt sans remède; car les femmes elles-mêmes mirent un déplorable empressement à saisir dans les principes de la philosophie nouvelle tout ce qui pouvait favoriser leurs passions et justifier leurs scandales. Leur tempérament devint leur seul guide. Elles prirent, suivant le conseil de Voltaire, l'habitude de « se lever en disant : Que ferai-je aujourd'hui pour me procurer de la santé et de l'amusement 1? » L'amour ne fut plus regardé comme un sentiment, mais uniquement comme un plaisir. Le mot même d'amour n'exprima plus l'idée d'une passion, il ne servit plus qu'à désigner une intrigue. Aimer sa maîtresse aurait paru presque aussi ridicule que d'aimer sa femme. Plus de mobile de quelque dignité; plus une illusion du cœur; les appétits des sens et la vanité, rien

autre.

Un poétastre érotique du temps disait à un épicurien comme lui, après avoir ri de l'amour idéal :

« Un autre amour est ton partage :
C'est cet amour vif et mutin,
Quelquefois un peu libertin,
Fils du plaisir et de l'orgie,
Qui, projetant d'un air malin
Mille charmantes perfidies,
Dans un asile clandestin,
Au sortir d'un repas badin,

Eteint lui-même les bougies 2. »

Voilà l'amour, et voilà la poésie du dix-huitième siècle!

La plus grande occupation des hommes soigneux de suivre le bon air et le bel usage était d'augmenter authentiquement la liste de leurs maî

1 Lettre de Voltaire à madame du Deffand, 1761, dans la Correspondance inédite de madame du Deffand. Paris, 1809, t. II, p. 284.

Saint-Péravi, Épitre à M. le chev. de B***.

tresses, et celle des femmes de s'enlever leurs amants avec publicité. Car le vice régnait trop universellement pour qu'on ne s'en fît pas gloire. «ll n'y a plus que quelques bourgeoises qui se révoltent contre la débauche1,»> dit quelque part Lesage. C'est là qu'en vint la société française devenue philosophe. Il est impossible de peindre les mœurs de ces grandes dames qui se faisaient honneur d'être de la bonne doctrine; impossible également de décrire les habitudes de leurs adorateurs.

Les écrits du temps sont remplis de détails sur les débordements de cette époque pourrie. Dans l'impossibilité où nous sommes de reproduire ici ce qu'ils offrent de comparable aux peintures de Pétrone dans le Festin de Trimalcion, ou aux récits de Suétone dans les Vies des Césars, nous nous bornerons à citer le portrait que Marmontel, auteur relativement très-réservé, a fait des mœurs du fermier général M. Le Riche de La Popelinière, célèbre par « la munificence royale avec laquelle il encourageait les artistes et les gens de lettres 2,» homme de lettres lui-même, et auteur d'un roman et de plusieurs comédies.

« Un défaut bien plus déplorable que cette vanité de richesse et de faste, c'était en lui une soif de Tantale pour un genre de volupté dont il ne pouvait plus ou presque plus jouir. Le financier de La Fontaine se plaignait qu'au marché l'on ne vendit pas le dormir comme le manger et le boire. Pour celui-ci, ce n'était pas le dormir qu'il aurait voulu payer au poids de l'or.

« Les plaisirs le sollicitaient; mais en contraste avec la fortune qui les lui amenait en foule, la nature lui en prescrivait une abstinence humiliante, et cette alternative de tentations continuelles et de continuelles privations, était un supplice pour lui. Le malheureux ne pouvait se persuader que la cause en fût enlui-même. Il ne manquait jamais d'en accuser l'objet présent, et toutes les fois qu'un obje nouveau lui semblait avoir plus d'attrait, on le voyait galant, enjoué, comme épanoui par ce doux rayon d'espérance. C'était alors qu'il était aimable. Il faisait des contes joyeux, il chantait des chansons qu'il avait composées, et d'un style tantôt plus libre, tantôt plus délicat, selon l'objet qui l'animait. Mais autant il avait été vif et charmé le soir, autant le lendemain il était triste et mécontent 3. »> Les OEuvres posthumes de Rulhières exposent avec cynisme ces mœurs bestiales, dans le tableau des intrigues croisées du duc de Richelieu.

On connaît l'ignominie de ces petites maisons, mises à la mode par l'héritier du nom du cardinal-roi, de « ces lieux destinés d'abord à cacher une intrigue, et faits depuis pour les rendre éclatantes, ou faire croire qu'on en avait, »>

On ne trouva plus de voluptés sans scandales; les plus grands seigneurs se ravalèrent jusqu'à l'orgie populacière, et se firent coureurs de lupanars. Le duc de Choiseul, après avoir raconté les sales débauches du général qui commandait et fut honteusement battu à Rosbach, ajoute:

1 Gil Blas, liv. III, chap. v.

Bachaumont, Mémoires secrets pour servir à l'histoire de la république des lettres en France, 17 juin 1762, t. I, p. 22.

3 Marmontel, Mém., liv. IV, p. 315. Rulhières, OEuvr. post., 1792, p. 184.

« Le gros des courtisans faisait comme M. de Soubise, et bientôt il devint de bon ton, parmi ces messieurs, d'aller faire du tapage dans les mauvais lieux, et de se livrer aux plaisirs les plus ignobles. Leur dépravation alla jusqu'à se vanter de leurs orgies comme d'exploits dignes d'être imités 1. » C'est principalement à Paris et à Versailles que l'extinction de la foi religieuse, base de la moralité nationale, avait produit un dévergondage tel qu'on n'en avait pas vu d'exemple depuis les infamies païennes de la décadence de Rome. Cependant les petites villes mêmes ne furent pas exemptes de la contagion. Bientôt la corruption de la cour s'établit comme politesse dans les provinces, et à peine s'il resta un seul refuge à la vertu. Le marquis d'Argenson, comparant la corruption de Venise à celle de la France, écrivait:

Misson dit qu'on en est venu, à Venise, à ne plus aucunement considérer tout péché d'impureté comme faute qui intéresse la religion en elle-même. Pour les suites de ces fautes, les violences, l'injustice, l'homicide des autres et de soimême, cela est toujours dans la catégorie des péchés et des crimes, mais non ce qui y donne lieu en fait d'irrégularités contre le mariage, la chasteté, la virginité. Je dis que nous en venons ici au même point, et que nous y sommes venus. La volupté est chez nous anoblie et divinisée comme chez les païens; les petites maisons, les ménages sans prêtres, l'éloignement du sacrement à cause des attache constantes, l'adultère volontaire et qui ne fait aucun mal au mari, le concubinage sans ruine, l'inceste, sauf le premier degré (et encore le tolère-t-on en se taisant), sont ordinaires et ne se font pas regarder avec horreur 2. »

Non, ce ravalement de corruption ne révoltait presque personne. On s'était si bien habitué à la débauche, qu'on en raisonnait comme de la chose du monde la plus naturelle, et qu'on s'occupait beaucoup moins de l'arrêter que d'en faire goûter les délices au plus grand nombre possible '.

On avait perdu jusqu'aux vertus morales qui font le sage mondain. Mille bassesses étaient devenues de bon ton, et de vraies turpitudes s'appelaient de fin bel esprit. Les plus considérés n'avaient qu'une menteuse apparence d'honnêteté; leurs qualités étaient de la nature de celles dont il est parlé dans un passage des Lettres péruviennes:

Leurs vertus, mon cher Aza, n'ont pas plus de réalité que leurs richesses. Leurs meubles, que je croyais d'or, n'en ont que la superficie; leur véritable substance est de bois de même ce qu'ils appellent politesse a tous les dehors de la vertu, et cache légèrement leurs défauts: mais avec un peu d'attention on en découvre aussi aisément l'artifice que celui de leurs fausses richesses *.

Voici ce que produisirent les doctrines, les conseils et les exemples de

1 Mém. inédits du duc de Choiseul.

2 D'Argenson, Mém., Bibl. elzév., t. V, p. 240.

Les hommes sérieux qui voudront savoir jusqu'à quel ignoble et fol excès furent portés, au dix-huitième siècle, le cynisme et le dévergondage des idées, pourront lire, s'ils n'en sont empêchés par le dégoût, un traité in-8, intitulé: Pornographe, etc. : nous ne saurions transcrire le titre entier.

Madame de Graffigny, Lett. d'une Péruv., XX.

ces hommes qui se déclaraient eux-mêmes les législateurs, les réformateurs, les tuteurs de l'humanité. Cependant ils étaient fiers, ils triomphaient de leur œuvre. Le monde était bien changé ! Le monde se déniaisait furieusement 2!

« La raison, disaient-ils dans leur orgueil insensé, a fait plus de progrès en vingt années que le fanatisme n'en avait fait en quinze cents ans 3. >> Encore quelques années, et le monde allait connaître quelle était la nature de ce progrès.

A les entendre, il semblerait que la raison, les lumières, la dignité humaine ne datent, pour les sociétés modernes, que du dix-huitième siècle. Tous les bienfaits du christianisme étaient comme non avenus; toutes les beautés de sa littérature, de sa peinture, de sa sculpture, de son architecture, de sa musique, de tous ses arts, enfin de sa philosophie, étaient complétement méconnues. « Nous avons croupi depuis Clovis dans la fange, »osait dire Voltaire. Mais enfin on voyait naître l'aurore d'une plus brillante et plus heureuse époque:

« La révolution s'opère sensiblement dans les esprits, malgré les cris des fanatiques. La lumière vient par cent trous qu'il leur sera impossible de boucher 5. »

La raison exilée par le christianisme revenait à la voix de la philosophie:

« Une certaine étrangère nommée la Raison a trouvé partout des apôtres depuis une quinzaine d'années. Son flambeau a éclairé beaucoup d'honnêtes gens, et a brûlé les yeux de quelques fanatiques qui crient comme des diables 6. »

Ces apôtres de la raison professaient le mépris le plus insolent pour tous ceux que cette nouvelle lumière n'éblouissait point, et qui ne se faisaient pas leurs adeptes et leurs séides.

«Avouons la vérité, écrivait Frédéric à Voltaire, les arts et la philosophie ne se répandent que sur le petit nombre; la grosse masse, le peuple et le vulgaire de la noblesse, reste ce que la nature l'a fait, c'est-à-dire de méchants animaux 7. »

Voltaire écrivait de son côté :

La religion peut encore aiguiser les poignards. Il y a toujours, dans la nation, un peuple qui n'a nul commerce avec les honnêtes gens, un peuple qui n'est pas du siècle, qui est inaccessible aux progrès de la raison, et sur qui l'autorité du fanatisme conserve son empire, comme certaines maladies qui n'attaquent que la plus vile populace 8. »

1 Lettre de Voltaire à M. le prince de Ligne, 3 déc. 1768. Lettre de Voltaire à Marmontel, 13 janv. 1768.

3 Lettre de Voltaire au duc de Bouillon, 23 déc. 1767.

Lettre à M. Servan, 27 sept. 1769.

Lettre de Voltaire à M. de Bordes, 17 déc. 1768. Lettre de Voltaire à M. Trautzsehen, 16 mars 1769. 7 Lettre du roi de Prusse à Voltaire, 11 avril 1759. Essai sur les mœurs des nations, ch. xxxvII.

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