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mêlée de nos désirs, de nos haines et de nos ambitions, pourrait ne pas sembler assez désintéressé et nous attirer un ironique « Vous êtes orfèvre, M. Josse! >> Mais du moins pouvons-nous invoquer ici l'autorité d'un homme étranger à la question. Voici comment s'exprime M. Émile Montégut dans la Revue des Deux Mondes de juin 1862. M. Montégut parle, en cet article, de la musique. Mais ce qu'il dit ne s'applique pas moins exactement à la poésie.

<< Combien les âmes sont séparées les unes des autres, la plupart des hommes ne s'en doutent guère. Les âmes s'ignorent et n'ont que de rares occasions de communiquer entre elles. Les cloisons charnelles qui les prótègent sont épaisses et sourdes, et les paroles les plus sages et les plus religieuses viennent s'émousser et s'amortir contre elles... Si rares sont les occasions de sympathie que l'on compte, dans la vie, les événements qui favorisent la rencontre fraternelle des âmes et les heures bénies où il leur a été permis de révéler ce qu'elles étaient... Et puis, lors même que les âmes se visitent et se recherchent, elles ne se pénètrent qu'imparfaitement, faute d'un langage qui les révèle les unes aux autres. Le langage humain n'exprime d'elles que la partie la plus banale et la plus superficielle, si bien qu'un regard muet et un serrement de main en disent plus long sur leur nature que les discours les plus éloquents et les paroles les plus ornées. Aussi se quittent-elles toujours sans s'être jamais dit ce qu'elles avaient à se dire réellement. Mille obstacles contribuent encore à rendre inintelligible ce langage déjà si pauvre, si impuissant par lui-même ; l'éducation, le préjugé, la fortune, le génie. Un degré de plus ou de moins dans l'éducation et les hommes ne se com

prennent plus. Si le pauvre ou l'ignorant a une âme, ce n'est vraiment que pour ses semblables, qui le comprennent à travers les bégaiements et les défaillances de sa langue. La sympathie qui est en lui, ainsi refoulée et comprimée, s'aigrit et s'endurcit, et tandis que les autres hommes parviennent à se dire, à peu près correctement, qu'ils ne s'aiment et ne se comprennent que médiocrement, lui, il ne parvient à exprimer ses souffrances, ses embarras et sa haine que par des dissonances et des éclats de voix pareils à ces horribles bêlements par lesquels les muets sollicitent la charité des passants.

<«< Or, voici les miracles qu'accomplit cette magie des sons qu'on appelle « la musique ». Elle perce ces cloisons charnelles qui éteignent les paroles humaines, elle donne aux âmes un moyen de communiquer entre elles, elle crée un langage dont le plus ignorant et le plus pauvre sentent toute la puissance et la douceur. Elle parle et soudain les âmes qui l'écoutent gémissent de leur isolement, frémissent de tendresse et rayonnent de bonheur. Considérez une foule en proie à l'émotion d'une grande œuvre musicale. Quels larges flots de vie morale circulent, impalpables et lumineux, à travers la salle! Quels vifs et pénétrants courants « d'air psychique », si j'ose m'exprimer ainsi, passent sur tous ces fronts inclinés, sur toutes ces têtes absorbées par le rêve! Quelle atmosphère mystique a été soudainement créée! Les âmes atteintes par les traits de cette lumière sonore sont montées des profondeurs de l'être où elles se renfermaient. Elles tout à l'heure, si bien cachées, les voilà visibles. Elles regardent à travers les fenêtres des yeux et se jouent à fleur des lèvres. Ainsi, l'on voit des dauphins, à

l'approche de l'orage, jouer sur les flots profonds'.

>>

Personne ne pourra nous contester le droit de substituer ici le mot poésie à celui de musique la poésie n'est-elle pas l'origine de toute musique, n'est-elle pas elle-même une musique plus subtile, plus riche en nuances, en délicatesses, en expressions, en tonalités, en teintes, en sonorités que toutes les autres? On mesure le timbre, la hauteur des instruments, les intervalles qui leur sont permis. Quelles mesures peut-on imposer, quelles limites peut-on marquer à la voix humaine lorsqu'elle parle la divine langue de la poésie?

Quelqu'un nous objectera-t-il que du moins la musique est une langue accessible à tous sans études et sans préparations, nous répondrons ainsi : il y a une musique que tous les humbles comprennent, celle qui vient du cœur et de l'âme; il y a également un langage poétique accessible à tous, c'est celui qu'ont parlé les grands maîtres : Isi Molière et La Fontaine trouvaient des êtres réfractaires à leur vérité, à leur robuste simplicité, là où leur charme aurait échoué, en vain, vous mettriez à l'essai celui de Beethoven et de Mozart. La musique peut agir sur les nerfs d'une foule, aussi brutale et grossière que soit cette foule, la faire passer par des états de béatitude analogues à ceux qu'on suggère à des hystériques par certaines couleurs ou certains gestes. La musique ainsi entendue, mais non perçue, non comprise, quelle impression peut-il en rester? L'action de la poésie est autrement précise, autrement profonde et durable. Les poètes sont d'autres éducateurs que les musiciens ceux-ci ont

1. Emile Montégut, Revue des Deux Mondes, 1er juin 1862.

cette infériorité qu'ils ont besoin d'être expliqués et commentés pour opérer sur la mentalité de l'individu. Le poète opère seul par le triple charme et l'harmonieux mélange de la raison, de l'imagination et de l'émotion. Peut-être ces réflexions peuvent-elles sembler de prime abord ne pas être ici à leur place, mais ce sont cependant de telles réflexions qui nous ont inspiré l'idée de ce livre c'est la pensée de servir la noble cause des poètes et de la poésie qui nous a donné la volonté de le conduire à bien, c'est enfin dans le commerce incessant des maîtres, nécessité par cette étude, que nous avons trouvé le plus grand charme, l'attrait le plus puissant et la meilleure récompense de ce travail.

LES TROIS DICTIONS

Les traités de diction qui ont paru jusqu'ici comprenaient généralement deux parties: la première exclusivement consacrée à la pureté, à la correction, à l'orthographe de la diction, la seconde consacrée au sentiment, à l'expression, au raisonnement des textes à interpréter : entre ces deux divisions, généralement admises, nous en avons intercalé une troisième consacrée à la diction rythmique, c'est-à-dire à la cadence, au rythme particulier, aux mouvements partiels et au mouvement général des morceaux à étudier. Cette diction rythmique trouvera surtout son application dans l'interprétation de la poésie. Cependant, de même que l'interprétation des poètes exige de ceux qui l'entreprennent avec assiduité un jugement, une souplesse de l'organe vocal, une compréhension de

l'oreille, telles que l'interprétation de la prose n'est plus après qu'un exercice beaucoup plus facile, une manière de jeu, de même nous nous flattons qu'après avoir étudié avec nous les différents rythmes, les mouvements variés qu'affectionne la poésie, ceux qui nous liront seront en état de découvrir le mécanisme plus ou moins caché, plus ou moins régulier, suivant lequel se meut et s'articule la phrase de la plupart de nos grands prosateurs : car, dans toute œuvre d'art, l'irrégularité et le désordre ne sont jamais qu'apparents; quand l'ordre est facilement perçu, il constitue la beauté : « La beauté, a dit un penseur, n'est que l'ordre visible des choses. >>

En consacrant une grande partie de ce livre à la diction rythmique, nous croyons répondre aux exigences d'un travail sérieux et introduire ici un élément particulièrement appréciable d'ordre. Et, si l'on doute de l'importance du rythme dans certains arts comme la musique ou la poésie, nous demandons la permission de citer ici quelques lignes d'un philosophe contemporain, M. Guyau :

«En même temps que le rythme épargne ainsi de l'effort pour l'intelligence, il produit un plaisir spécial pour la sensibilité. On sait l'importance capitale du rythme dans la musique M. Gurney l'a montré récemment, le rythme forme l'ossature et comme le squelette de toute construction mélodique; on a beau changer les notes d'un thème, si l'on conserve intact le rythme, l'impression musicale reste à peu près la même. Les musiciens le savent bien, et il est telle variation de Beethoven qui n'a pas une note commune avec le thème; mais l'identité du rythme suffit amplement à maintenir la parenté des deux mélodies. »

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