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CHAPITRE V

DE L'ARTICULATION

Encore un chapitre sur lequel s'exercent la vanité des élèves et leur présomption. A les entendre, ce sont des mâcheurs de syllabes; s'ils bredouillent, il n'est pas bon de chercher à le leur faire savoir et, s'ils sont bègues, ils s'imaginent volontiers que leur défaut de langue est de ceux qui passent aux lumières, selon le mot malicieux de Me Mars à un amateur. Rappelez-vous tous les moments du collège plus ou moins amers pour les uns, plus ou moins agréables pour les autres, mais où tous nous étions «< unanimes » pour préférer l'histoire d'un «< Cadichon » quelconque aux magnifiques stances de Polyeucte, aux fables incomparables du bon La Fontaine : à ce moment-là, pareils aux sauvages puérils, nous aurions donné l'ivoire et les pierres précieuses pour un sucre d'orge ou une cigarette. Aussi quelle indifférence pour nos admirables classiques, comme nous les avons expédiés, écorchés, ânonnés, méconnus! Maintenant nous adorons ce que nous avons brûlé; mais les mauvaises habitudes sont tenaces.

Jean-Jacques Rousseau, dans son Émile, dit que la nécessité d'apprendre beaucoup de choses par cœur empêche les enfants d'acquérir une prononciation nette.

En récitant, ils cherchent leurs mots avec effort, ils traînent et allongent les syllabes et finissent par déformer les phrases. La plupart des professeurs sont responsables des mauvaises habitudes de l'élève qu'ils encouragent soit par leur exemple, soit par leur tolérance; mais on demande tant de choses aux professeurs qu'on ne peut leur demander par surcroit d'être des diseurs. On peut exiger cependant qu'ils connaissent les règles principales de la prononciation et surtout celles de l'articulation : il y va de l'intérêt et de la clarté de leur enseignement.

Dans le journal la Voix (1880), J. Faure, le grand chanteur, écrit judicieusement:

« Il ne faut pas confondre la prononciation et l'articulation. Un seul exemple suffira pour les faire distinguer: les méridionaux articulent parfaitement, mais leur prononciation est souvent défectueuse. Ils disent volontiers un tronne pour un trone, jonne pour jaune, une fame pour une femme, mon amour pour mon amour; etc... »

Qu'est-ce au juste que l'articulation? c'est l'attaque distincte de la consonne initiale de chaque syllabe: avec l'émission correcte de toutes les voyelles qui doivent se prononcer dans un mot, elle constitue une bonne prononciation. Une bonne articulation est indispensable. La voix faible qui articule distinctement a plus d'avantages que la voix forte qui articule mollement. Il est même à remarquer que plus un chanteur a de la voix, moins on entend ce qu'il dit quelques-uns même suppriment les consonnes de parti pris, s'imaginant que l'émission d'une belle note est la principale des choses dans l'interprétation.

Or voici ce qu'écrit G. Bertrand à ce sujet :

« Encore un niais préjugé, celui qui vient prétendre

que les consonnes gênent l'émission vocale; c'est une erreur à laisser aux chantres de paroisse, qui les suppriment pour mieux éructer leurs gémissements inhumains. Elles ne gênent que les maladroits, ceux que la nature n'a pas dotés d'une belle prononciation » (lisez surtout «< articulation » à la place de prononciation).

Il y avait, il y a quelque quinzaine d'années, dans un collège religieux de Paris, un professeur d'allemand nommé l'abbé Rouff. Cet abbé cumulait il était aussi maître de chapelle et, dans cette dernière fonction, il déployait une voix extraordinaire de puissance et de sonorité; sa voix « d'enseignement » était aussi très forte. Quelquefois, à la fin de son cours, l'abbé daignait lire à ses élèves quelques fragments, quelques histoires. C'était pour toute la classe un régal, car l'abbé était un lecteur remarquable. Il affectionnait particulièrement les contes fantastiques d'Hoffmann, traduits par Xavier Marmier.

Pour l'interprétation de ces contes ultra-fantaisistes, l'abbé commençait par mettre une sourdine à sa trompette de stentor; il la réduisait à un maigre filet de voix. Il procédait presque par chuchotements. Toute sa force, il la ramassait dans son articulation. Qu'arrivait-il? Sa voix baissée, réduite à un minimum de sonorité, comme la mèche d'une lampe descendue jusqu'au minimum de lumière, plongeait les esprits attentifs dans une sorte de mystère semblable à une demi-obscurité; mais les mots, dessinés nerveusement, nettement, par ses lèvres minces et tendues, évoquaient des spectres d'une précision, d'une «< réalité » telles que l'auditoire en demeurait haletant, troublé et, après la lecture, long à s'éveiller du cauchemar vivant qu'il voyait se dérouler devant lui.

L'abbé Rouff était certainement un maître dans l'art de la diction. Il devait sa puissance à sa merveilleuse articulation.

Dans les Plaideurs, ce délicat bijou de Racine, l'Intimé singe l'avocat, qui résume sa cause en peu de mots et en parlant très vite. Il s'exprime ainsi :

Voici le fait. Un chien vient dans une cuisine.
Il y trouve un chapon, lequel a bonne mine,
Or, celui pour lequel je parle est affamé,
Celui contre lequel je parle autem plumé,
Et celui pour lequel je suis prend en cachette
Celui contre lequel je parle. L'on décrète;
On le prend. Avocat pour et contre appelé;
Jour pris. Je dois parler, je parle, j'ai parlé.

Il est évident que, sans une rigoureuse articulation, ce morceau ne serait pas entendu. Un autre morceau que la bonne articulation rend intéressant, c'est le récit de Mascarille, dans l'Étourdi de Molière.

Molière, pressé d'arriver au dénouement de la pièce, a résumé la multitude d'aventures qui amènent ce dénouement dans un récit fort long et qui serait fastidieux, si l'acteur ne l'emportait dans un mouvement rapide et n'en faisait pour ainsi dire un exercice de virtuosité.

Les lèvres jouent un rôle capital dans l'articulation: elles entraînent dans leur mouvement les dents et la langue. Les poètes ont souvent comparé la ligne des lèvres à un arc. En déclamation, les lèvres sont vraiment un arc dont les mots sont les flèches; plus nous tendons, plus nous bandons nerveusement l'arc, plus le mot, cette flèche, porte au loin et, par l'oreille, entre avant dans l'âme des auditeurs.

Les consonnes jouent un rôle également dans l'expression de la diction. Combinées entre elles et avec les voyelles, elles peuvent donner lieu à de très jolis effets. M. Brémont, dans son livre sur le Théâtre et la Poésie, fait sur le g suivi d'un e, sur le ch, des remarques très justes, à propos des vers suivants du poète L. Dierx:

Les peupliers rangés chuchotaient dans la brise,

vers dont le sens s'accroît et se complète d'une harmonie heureuse et très suggestive.

Il ajoute :

« Quels mots sont plus jolis que chaste ou charmant quand ils sont dits après une sorte de ralentissement sur le ch. Ce que les chanteurs appellent un retardement donne une sensation à peu près du même genre. On retient pour ainsi dire la consonne, on la fait attendre imperceptiblement, et son attaque ainsi préparée s'enveloppe d'une grâce particulière.

<< Talma pratiquait cette nuance de diction sur les con

sonnes.

<<< Dans les fameux vers de son rôle de Néron :

Excité d'un désir curieux,

Cette nuit, je l'ai vue arriver dans ces lieux,
Triste, levant au ciel ses yeux mouillés de larmes,
Qui brillaient au travers des flambeaux et des armes,
Belle sans ornement, dans le simple appareil,
D'une beauté qu'on vient d'arracher au sommeil.

« Talma faisait attendre ainsi le b du mot belle; il en préparait l'attaque, tandis que sa physionomie exprimait l'ardente admiration qu'il avait éprouvée, puis il articulait

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