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M. Guyau ajoute comme conclusion de ces quelques lignes :

«Le langage rythmé du vers constitue donc bien une musique, quoique la hauteur des sons n'y varie pas autant que dans la musique habituelle et ne puisse y être notée avec exactitude. »

Nous nous réservons de revenir sur ce dernier point dans un autre chapitre. Il nous suffit pour le moment d'établir l'importance de l'élément rythmique dans la diction. Nous appuierons l'opinion d'un savant par un exemple emprunté à l'un des plus grands poètes du siècle et de l'Europe moderne, à Victor Hugo.

Nous ne pensons pas qu'un musicien se soit amusé à utiliser, au cours d'une symphonie ou d'une sonate, toutes les mesures connues et usitées des musiciens; Victor Hugo, grand amateur de tours de force, s'est dit un jour qu'il convenait de faire entrer dans un poème tous les rythmes familiers aux poètes contemporains, depuis le vers de deux pieds jusqu'aux vers de douze. Dans ce but, il choisit un thème assez banal, l'illustra avec plus ou moins de négligence ou de bonheur, se préoccupant très peu de l'affabulation, pour réserver toute son attention aux mètres et au rythme. Voici la genèse probable des Djinns. L'affabulation en est maigre. Un nuage de Djinns

les Elfes de l'Orient?

passe au-dessus d'une maison dans laquelle se lamente et supplie un homme au front chauve. C'est tout.

Le poète qui, plus tard, nous montre si aisément, si puissamment les choses concrètes, qui d'une belle image évoque la lune,

Cette faucille d'or dans le champ des étoiles,

qui dramatise et met en relief les grandes idées morales et nous présente la conscience sous la forme saisissante d'

Un œil tout grand ouvert dans les ténèbres

est, dans ce poème, d'une pauvreté d'images extraordinaire en vain il multiplie les comparaisons, il n'aboutit à rien de saillant; il ne nous montre ni les djinns ni leurs ravages; mais, s'il ne nous les fait pas voir, il nous les fait entendre merveilleusement. --A l'audition, ce morceau prend un relief énorme, il est d'une incomparable évocation et d'un effet infaillible sur un public même averti.

On pourrait montrer de même combien de poèmes contemporains, généralement goûtés, ne valent que par le rythme et le mouvement. De là, pour un diseur qui veut se renseigner, la nécessité de se livrer particulièrement à l'étude du rythme; un bon lecteur, un bon diseur, un bon comédien doivent posséder la diction rythmique au même titre que la diction correcte et la diction expressive. Chacun d'eux s'efforcera d'abord de parler correctement, clairement, en respectant la ponctuation, puis s'attachera à découvrir le rythme, le mouvement du morceau qu'il dira, enfin s'étudiera à dégager de ce morceau les sentiments que l'auteur s'est efforcé d'y exprimer.

La diction expressive venant en dernier lieu couronne le travail et lui donne le fini qui convient à un tout harmonieux.

LIVRE I

LA DICTION CORRECTE

CHAPITRE I

L'ORTHOGRAPHE DE LA DICTION

Il est impossible de parler de l'art de dire sans exposer quelques théories: nous le regrettons, car les théories sont forcément fastidieuses, parce qu'elles sont très restreintes, qu'elles ne sont presque jamais un adjuvant sérieux puisqu'elles ne peuvent avoir rien de général, d'absolu et qu'elles tombent souvent d'elles-mêmes devant l'imagination et la fantaisiste initiative d'un artiste.

Montesquieu a dit : « Tous les ouvrages de l'art ont des principes généraux; mais, comme les lois sont toujours justes dans leur être général et souvent injustes dans l'application, de même les règles, toujours vraies dans la théorie, peuvent devenir quelquefois fausses dans l'hypothèse. Quoique tout effet dépende d'une cause générale, il s'y mêle tant d'autres causes particulières que chaque effet a, en quelque façon, une cause à part. Ainsi l'art donne des règles et le goût des exceptions; le goût nous découvre en quelles occasions l'art doit soumettre et en quelles occasions il doit être soumis. »

En art on ne peut donc qu'émettre des idées : on ne peut affirmer aucune théorie; selon le mot du grand acteur et professeur Régnier : « Il y a peut-être une perfection,

en tous cas, il y a cent manières de s'en approcher. » Cependant, n'exagérons rien, l'art de dire a des principes, des principes absolus; ce sont ceux qui concernent la diction correcte.

La diction correcte peut s'apprendre comme l'orthographe. Elle n'est faite que de règles absolues. L'élève devra, tout d'abord, respecter la ponctuation qui conduit et soulage le lecteur, sans laquelle il serait impossible de distinguer les bornes du sens, sans laquelle le discours serait une espèce d'énigme. Pour témoigner de l'importance de la ponctuation, on cite souvent l'exemple de Fairfax, un des juges de Charles II, qui avait négligé de ponctuer les opinions émises par lui au cours du procès, afin de pouvoir les interpréter selon les circonstances.

Le mépris de la ponctuation a fourni des exemples plus saisissants encore un malheureux nommé. Brion fut accusé, au commencement de ce siècle, d'avoir assassiné sa femme et condamné par les capitouls, sur la déposition de plusieurs témoins qui, disaient-ils, avaient entendu la victime crier à plusieurs reprises : « Au secours, au secours! Brion me tue.» Quelques années après, le mari de la victime ayant été déclaré solennellement coupable du meurtre de sa femme et exécuté, le véritable,assassin fut découvert. Il avoua son crime, et déclara que, pendant qu'il perpétrait le meurtre, la femme de Brion appelait son mari à son secours, en criant: « Au secours, Brion! on me tue.» La malheureuse avait omis, bien à tort, une ponctuation nécessaire et causé ainsi, et la mort et la

honte d'un innocent: vous voyez qu'une ponctuation défectueuse peut amener de graves erreurs judiciaires.

«La grande affaire des points et des virgules a fourni quelques remarques piquantes (écrit le Dr Ménière dans son journal publié par la Revue hebdomadaire), cela n'est pas neuf. Les oracles de Delphes en tiraient grand parti. On change le sens d'une phrase en déplaçant la ponctuation. Ibis, redibis, non morieris ibi, disait l'oracle à un héros. Il mourut cependant sur le champ de bataille. On accusa le prêtre d'Apollon de s'être trompé. Il fit voir que la virgule devait être placée après non et non pas avant : « Tu iras, tu ne reviendras pas, tu mourras <«<là. » Et voilà comment les gens habiles se tirent d'affaire. »

Toutes les fois qu'on demande à un élève de ponctuer, il s'imagine qu'on lui fait une recommandation aussi inutile et ridicule que celle de prendre un parapluie quand il pleut ou de ne pas sortir sans mettre des chaussures. On le désoblige en insistant; on l'étonne en lui apprenant que l'art de ponctuer offre de sérieuses difficultés et qu'il faut l'apprendre avec beaucoup d'efforts.

Les gens du peuple s'imaginent aussi que l'on marche naturellement, et cependant il faut de longs mois à l'enfant avant de se tenir sur ses jambes et d'apprendre à s'en servir judicieusement : nous n'avons plus aucune idée, nous n'avons jamais eu aucune conscience des obstacles que nos yeux ont dû vaincre avant de voir, avant d'établir les rapports de deux plans dans l'espace; cependant nous savons scientifiquement que l'éducation de l'œil ne se ferait jamais sans le toucher, sans de longs tâtonnements, sans des redressements incessants de nos premières erreurs visuelles à l'aide de nos autres sens: or, sachez-le, ponc

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