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il fit le tour de l'église, et, arrivant à l'entrée que devait garder Grandchamp, il l'appela et écouta.

Lâchez-le à présent, dit une voix au coin de la rue. Et des chevaux partirent au galop.

Grandchamp, répondras-tu? cria Cinq-Mars.

A mon secours, Henry, mon cher enfant ! répondit la voix de l'abbé Quillet.

Eh! d'où venez-vous donc ? Vous m'exposez ! dit le grand Écuyer s'approchant de lui.

Mais il s'aperçut que son pauvre gouverneur, sans cha- 10 peau, sous la neige qui tombait, n'était pas en état de lui répondre.

- Ils m'ont arrêté, dépouillé, criait-il, les scélérats! les assassins! ils m'ont empêché d'appeler, ils m'ont serré les lèvres avec un mouchoir.

A ce bruit Grandchamp survint enfin, se frottant les yeux comme un homme qui se réveille. Laura, épouvantée, courut dans l'église près de sa maîtresse; tous rentrèrent précipitamment pour rassurer Marie, et entourèrent le vieil abbé.

Les scélérats! ils m'ont attaché les mains comme vous voyez, ils étaient plus de vingt ; ils m'ont pris la clef de cette porte de l'église,

Quoi! tout à l'heure? dit Cinq-Mars; et pourquoi nous quittez-vous ?

Vous quitter! Il y a plus de deux heures qu'ils me tiennent !

Deux heures! s'écria Henry effrayé.

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Ah! malheureux vieillard que je suis! cria Grandchamp, j'ai dormi pendant le danger de mon maître ? c'est 35 la première fois!

- Vous n'étiez donc pas avec nous dans le confessionnal? poursuivit Cinq-Mars avec anxiété, tandis que Marie, tremblante, se pressait contre son bras.

Cinq-Mars II.

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Eh quoi! dit l'abbé, n'avez-vous pas vu le scélérat à qui ils ont donné ma clef?

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Non! qui? dirent-ils tous à la fois.

Le père Joseph! répondit le bon prêtre.
Fuyez vous êtes perdu! s'écria Marie.

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CHAPITRE XXII.

L'ORAGE

Blow, blow, thou winter wind,
Thou art not so unkind

As man's ingratitude;

Thy touth is not so keen,
Because thou art not seen,

Altho' thy breath be rude.

Heig-ho sing, heig-ho! unto the green holly,
Most friendship is feigning; most loving mere folly.
SHAKSPEARE.

Souffle, souffle, vent d'hiver,
Tu n'es pas si cruel

Que l'ingratitude de l'homme;
Ta dent n'est pas si pénétrante,
Car tu es invisible,

Quoique ton souffle soit rude.

Hé, ho, hé; chante; hé, ho, hé! dans le houx vert,
La plupart des amis sont faux, les amants fous.

Au milieu de cette longue et superbe chaîne des Pyrénées qui forme l'isthme crénelé de la Péninsule, au centre de ces pyramides bleues chargées de neige, de forêts et de gazons, s'ouvre un étroit défilé, un sentier taillé dans le lit desséché d'un torrent perpendiculaire ; 30 il circule parmi les rocs, se glisse sous les ponts de neige épaissie, serpente au bord des précipices inondés, pour escalader les montagnes voisines d'Urdoz et d'Oloron, et, s'élevant enfin sur leur dos inégal, laboure leur cime

nébuleuse; pays nouveau qui a encore ses monts et ses profondeurs, tourne à droite, quitte la France et descend en Espagne. Jamais le fer relevé de la mule n'a laissé sa trace dans ces détours; l'homme peut à peine s'y tenir debout, il lui faut la chaussure de corde qui ne peut pas glisser, et le trèfle du bâton ferré qui s'enfonce dans les fentes des rochers.

Dans les beaux mois de l'été, le pastour, vêtu de sa cape brune, et le bélier noir à la longue barbe, y conduisent des troupeaux dont la laine tombante balaye le 10gazon. On n'entend plus dans ces lieux escarpés que le bruit des grosses clochettes que portent les moutons, et dont les tintements inégaux produisent des accords imprévus, des gammes fortuites, qui étonnent le voyageur et réjouissent leur berger sauvage et silencieux. Mais,. lorsque vient le long mois de septembre, un linceul de neige se déroule de la cime des monts jusqu'à leur base, et ne respecte que ce sentier profondément creusé, quelques gorges ouvertes par les torrents, et quelques rocs de granit qui allongent leur forme bizarre comme les 20 ossements d'un monde enseveli.

C'est alors qu'on voit accourir de légers troupeaux d'isards qui, renversant sur leur dos leurs cornes recourbées, s'élancent de rocher en rocher, comme si le vent les faisait bondir devant lui, et prennent possession de leur désert aérien ; des volées de corbeaux et de corneilles tournent sans cesse dans les gouffres et les puits naturels qu'elles transforment en ténébreux colombiers, tandis que l'ours brun, suivi de sa famille velue qui se joue et se roule autour de lui sur la neige, descend avec 30 lenteur de sa retraite envahie par les frimas. Mais ce ne sont là ni les plus sauvages ni les plus cruels habitants que ramène l'hiver dans ces montagnes ; le contrebandier rassuré se hasarde jusqu'à se construire une demeure de

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bois sur la barrière même de la nature et de la politique; là des traités inconnus, des échanges occultes, se font entre les deux Navarres, au milieu des brouillards et des vents.

Ce fut dans cet étroit sentier, sur le versant de la France, qu'environ deux mois après les scènes que nous avons vues se passer à Paris, deux voyageurs venant d'Espagne, s'arrêtèrent à minuit, fatigués et pleins d'épouvante. On entendait des coups de fusil dans la montagne.

Les coquins! comme ils nous ont poursuivis ; dit l'un d'eux; je n'en puis plus! sans vous j'étais pris.

Et vous le serez encore, ainsi que ce damné papier, si vous perdez votre temps en paroles; voilà un second coup de feu sur le roc de Saint-Pierre-de-l'Aigle; ils nous croient partis par la côte du Limaçon; mais, en bas, ils s'apercevront du contraire. Descendez. C'est une ronde, sans doute, qui chasse les contrebandiers. Descendez !

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Eh! comment? je n'y vois pas.

Descendez toujours, et prenez-moi le bras.

Soutenez-moi; je glisse avec mes bottes, dit le premier voyageur, s'accrochant aux pointes du roc pour s'assurer de la solidité du terrain avant d'y poser le pied.

Allez donc, allez donc ! lui dit l'autre en le poussant; voilà un de ces drôles qui passe sur notre tête. En effet, l'ombre d'un homme armé d'un long fusil se dessina sur la neige. Les deux aventuriers se tinrent immobiles. Il passa; ils continuèrent à descendre.

Ils nous prendront; dit celui qui soutenait l'autre, nous sommes tournés. Donnez-moi votre diable de parchemin; je porte l'habit des contrebandiers, et je me ferai passer pour tel en cherchant asile chez eux; mais vous n'auriez pas de ressource avec votre habit galonné

Vous avez raison, dit son compagnon en s'arrêtant sur une pointe de roc.

Et, restant suspendu au milieu de la pente, il lui donna un rouleau de bois creux.

Un coup de fusil partit, et une balle vint s'enterrer en sifflant et en frissonnant dans la neige à leurs pieds.

Averti! dit le premier. Roulez en bas ; si vous n'êtes pas mort, vous suivrez la route. A gauche du Gave est Sainte-Marie; mais tournez à droite, traversez Oloron, et vous êtes sur le chemin de Pau et sauvé. Allons, roulez ! 10

En parlant, il poussa son camarade, et, sans daigner le regarder, ne voulant ni monter ni descendre, se mit à suivre horizontalement le front du mont, en s'accrochant aux pierres, aux branches, aux plantes même, avec une adresse de chat sauvage, et bientôt se trouva sur un tertre solide, devant une petite case de planches à jour, à travers lesquelles on voyait une lumière. L'aventurier tourna tout autour comme un loup affamé autour d'un parc, et, appliquant son œil à l'une des ouvertures, vit des choses qui le décidèrent apparemment, car sans hé- 20 siter, il poussa la porte chancelante, que ne fermait pas même un faible loquet. La case entière s'ébranla au coup de poing qu'il avait donné; il vit alors qu'elle était devisée en deux cellules par une cloison, Un grand flambeau de cire jaune éclairait la première; là, une jeune fille, pâle et d'une effroyable maigreur, était accroupie dans un coin sur la terre humide où coulait la neige fondue sous les planches de la chaumière. Des cheveux noirs, mêlés et couverts de poussière, mais très longs, tombaient en désordre sur son vêtement de bure brune ; 30 le capuchon rouge des Pyrénées couvrait sa tête et ses épaules; elle baissait les yeux et filait une petite quenouille attachée à sa ceinture. L'entrée d'un homme ne la troubla pas.

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