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le capitan, je vous charge d'escorter ce gentilhomme jusqu'à Madrid; vous en serez récompensé largement. Jacques, frisant sa moustache, lui répondit :

-Vous n'êtes pas dégoûté en m'employant! vous faites preuve de tact et de bon goût. Savez-vous que la grande reine Christine de Suède m'a fait demander, et voulait m'avoir près d'elle en qualité d'homme de confiance? Elle a été élevée au son du canon par le Lion du Nord, Gustave-Adolphe, son père. Elle aime l'odeur de la poudre et les hommes courageux: mais je n'ai pas voulu la servir parce qu'elle est huguenote et que j'ai de certains principes, moi, dont je ne m'écarte pas. Ainsi, par exemple, je vous jure ici, par saint Jacques, de faire passer monsieur par les ports des Pyrénées à Oloron aussi sûrement que dans ces bois et de le défendre contre le diable s'il le faut, ainsi que vos papiers, que nous vous rapporterons sans une tache ni une déchirure. Pour les récompenses, je n'en veux point; je les trouve toujours dans l'action même. D'ailleurs, je ne reçois jamais d'argent, car je suis 20 gentilhomme. Les Laubardemont sont très anciens et très bons.

- Adieu donc, noble homme, dit Cinq-Mars, partez. Après avoir serré la main à Fontrailles, il s'enfonça en gémissant dans les bois pour retourner au château de Chambord.

CHAPITRE XX.

LA LECTURE

Les circonstances dévoilent pour ainsi dire la royauté du génie, dernière ressource des peuples éteints. Les grands écrivains... ces rois qui n'en ont pas le nom, mais qui règnent véritablement par la force du caractère et la grandeur des pensées, sont élus par les événements auxquels ils doivent commander. Sans ancêtres et sans postérité, seuls de leur race, 10 leur mission remplie, ils disparaissent en laissant à l'avenir des ordres qu'il exécutera fidèlement.

F. DE LAMENNAIS.

A peu de temps de là, un soir, au coin de la place Royale, près d'une petite maison assez jolie, on vit s'arrêter beaucoup de carrosses et s'ouvrir souvent une petite porte où l'on montait par trois degrés de pierre. Les voisins se mirent plusieurs fois à leurs fenêtres pour se plaindre du bruit qui se faisait encore à cette heure de la nuit, malgré 20 la crainte des voleurs, et les gens du guet s'étonnèrent et s'arrêtèrent souvent, ne se retirant que lorsqu'ils voyaient auprès de chaque voiture dix ou douze valets de pied, armés de bâtons et portant des torches. Un jeune gentilhomme, suivi de trois laquais, entra en demandant mademoiselle de Lorme; il portait une longue rapière ornée de rubans roses; d'énormes noeuds de la même couleur, placés sur ses souliers à talons hauts, cachaient presque entièrement ses pieds, qu'il tournait fort en dehors, selon la mode. Il retroussait souvent une petite moustache fri- 30 sée, et peignait, avant d'entrer, sa barbe légère et pointue. Ce ne fut qu'un cri lorsqu'on l'annonça.

Enfin le voilà donc ! s'écria une voix jeune et écla

tante; il s'est bien fait attendre, cet aimable Desbarreaux. Allons, vite un siège, placez-vous près de cette table, et lisez.

Celle qui parlait était une femme de vingt-quatre ans environ, grande, belle, malgré des cheveux noirs très crépus et un teint olivâtre. Elle avait dans les manières quelque chose de mâle qu'elle semblait tenir de son cercle, composé d'hommes uniquement; elle leur prenait le bras assez brusquement en parlant avec une liberté qu'elle leur 10 communiquait. Ses propos étaient animés plutôt qu'enjoués; souvent ils excitaient le rire autour d'elle, mais c'était à force d'esprit qu'elle faisait de la gaieté (si l'on peut s'exprimer ainsi); car sa figure, toute passionnée qu'elle était, semblait incapable de se ployer au sourire ; et ses yeux grands et bleus, sous des cheveux de jais, lui donnaient d'abord un aspect étrange.

Desbarreaux lui baisa la main d'un air galant et cavalier; puis il fit avec elle, en lui parlant toujours, le tour d'un salon assez grand où étaient assemblés trente per20 sonnages à peu près; les uns assis sur de grands fauteuils, les autres debout sous la voûte de l'immense cheminée, d'autres causant dans l'embrasure des croisées, sous de larges tapisseries. Les uns étaient des hommes obscurs, fort illustres à présent; les autres, des hommes illustres, fort obscurs pour nous, postérité. Ainsi, parmi ces derniers, il salua profondément MM. d'Aubijoux, de Brion, de Montmort, et d'autres gentilshommes très brillants, qui se trouvaient là pour juger; serra la main tendrement et avec estime à MM. de Monteruel, de Sirmond, de Malle30 ville, Baro, Gombauld, et d'autres savants, presque tous appelés grands hommes dans les annales de l'Académie, dont ils étaient fondateurs, et nommée elle-même alors tantôt l'Académie des beaux esprits, tantôt l'Académie éminente. Mais M. Desbarreaux fit à peine un signe de tête

protecteur au jeune Corneille, qui parlait dans un coin avec un étranger et un adolescent qu'il présentait à la maîtresse de la maison sous le nom de M. Poquelin, fils du valet de chambre tapissier du Roi. L'un était Molière, et l'autre Milton.*

Avant la lecture que l'on attendait du jeune sybarite, une grande contestation s'éleva entre lui et d'autres poëtes ou prosateurs du temps; ils parlaient entre eux avec beaucoup de facilité, échangeant de vives répliques, un langage inconcevable pour un honnête homme qui fût tombé 10 tout à coup parmi eux sans être initié, se serrant vivement la main avec d'affectueux compliments et des allusions sans nombre à leurs ouvrages.

- Ah! vous voilà donc, illustre Baro! s'écria le nouveau-venu ; j'ai lu votre dernier sixain. Ah! quel sixain! comme il est poussé dans le galant et le tendre!

Que dites-vous du Tendre? interrompit Marion de Lorme. Avez-vous jamais connu ce pays? Vous vous êtes arrêté au village de Grand-Esprit et à celui de Jolis-Vers, mais vous n'avez pas été plus loin. Si monsieur le gou- 20 verneur de Notre-Dame-de-la-Garde veut nous montrer sa nouvelle carte, je vous dirai où vous en êtes.

Scudéry se leva d'un air fanfaron et pédantesque, et, déroulant sur la table une sorte de carte géographique ornée de rubans bleus, il démontra lui-même les lignes d'encre rose qu'il y avait tracées.

— Voici le plus beau morceau de la Clélie, dit-il; on trouve généralement cette carte fort galante, mais ce n'est qu'un simple enjouement de l'esprit, pour plaire à notre petite cabale littéraire. Cependant, comme il y a d'étranges 30 personnes par le monde, j'appréhende que tous ceux qui

Milton passa en cette année même à Paris, en retournant d'Italie en Angleterre. (Voyez Toland's Life of Milton.)

Cinq-Mars, II

Y

la verront n'aient pas l'esprit assez bien tourné pour l'entendre. Ceci est le chemin que l'on doit suivre pour aller de Nouvelle Amitié à Tendre; et remarquez, messieurs, que comme on dit Cumes sur la mer d'Ionie, Cumes sur la mer Tyrrhène, on dira Tendre-sur-Inclination, Tendresur-Estime et Tendre-sur-Reconnaissance. Il faudra commencer par habiter les villages de Grand-Cœur, Générosité, Exactitude, Petits-Soins, Billet-Galant, puis Billet-Doux !...

ΤΟ Oh! c'est du dernier ingénieux! criaient Vaugelas, Colletet et tous les autres.

-

Et remarquez, poursuivait l'auteur, enflé de ce succès, qu'il faut passer par Complaisance et Sensibilité, et que, si l'on ne prend cette route, on court le risque de s'égarer jusqu'à Tiedeur, Oubli, et l'on tombe dans le lac d'Indifférence.

Délicieux! délicieux! galant au suprême ! s'écriaient tous les auditeurs. On n'a pas plus de génie !

Eh bien, madame, reprenait Scudéry, je le déclare zo chez vous: cet ouvrage, imprimé sous mon nom, est de ma sœur ; c'est elle qui a traduit Sapho d'une manière si agréable. Et, sans en être prié, il déclama d'un ton emphatique des vers qui finissaient par ceux-ci :

L'amour est un mal agréable

Dont mon cœur ne saurait guérir;
Mais quand il serait guérissable,
Il est bien plus doux d'en mourir.

Comment! cette Grecque avait tant d'esprit que cela? Je ne puis le croire! s'écria Marion de Lorme; com30 bien Mile de Scudéry lui était supérieure! Cette idée lui appartient; qu'elle les mette dans Clélie, je vous en prie,

*Lisez la Clélie, t. I.

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