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et le désir de la vengeance; vous dont l'âme est nourrie seulement de religion et de science, pourquoi m'aimer? Que vous a donné mon amitié? que des inquiétudes et des peines. Faut-il à présent qu'elle fasse peser des dangers sur vous? Séparez-vous de moi, nous ne sommes plus de la même nature; vous le voyez, les cours m'ont corrompu: je n'ai plus de candeur, je n'ai plus de bonté : je médite le malheur d'un homme, je sais tromper un ami. Oubliez-moi, dédaignez-moi; je ne vaux plus Io une de vos pensées, comment serai-je digne de vos périls!

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- En me jurant de ne pas trahir le Roi et la France, reprit de Thou. Savez-vous qu'il y va de partager votre patrie ? savez-vous que si vous livrez nos places fortes, on ne vous les rendra jamais? savez-vous que votre nom sera l'horreur de la postérité? savez-vous que les mères françaises le maudiront, quand elles seront forcées d'enseigner à leurs enfants une langue étrangère ? le savezvous? Venez.

Et il l'entraîna vers le buste de Louis XIII.

Jurez devant lui (et il est votre ami aussi !), jurez de ne jamais signer cet infâme traité.

Cinq-Mars baissa les yeux, et, avec une inébranlable ténacité, répondit, quoique en rougissant :

- Je vous l'ai dit: si l'on m'y force, je signerai.

De Thou pâlit et quitta sa main; il fit deux tours dans sa chambre, les bras croisés, dans une inexprimable angoisse. Enfin il s'avança solennellement vers le buste de son père, et ouvrit un grand livre placé au pied ; il chercha 30 une page déjà marquée, et lut tout haut :

-Je pense donc que M. de Lignebauf fut justement condamné à mort par le parlement de Rouen pour n'avoir pas révélé la conjuration de Catteville contre l'État.

Puis, gardant le livre avec respect ouvert dans sa main

et contemplant l'image du président de Thou, dont il tenait Ise Mémoires :

Oui, mon père, continua-t-il, vous aviez bien pensé, je vais être criminel, je vais mériter la mort ; mais puis-je faire autrement? Je ne dénoncerai pas ce traître, parce que ce serait aussi trahir, et qu'il est mon ami, et qu'il est malheureux.

Puis, s'avançant vers Cinq-Mars en lui prenant de nouveau la main :

- Je fais beaucoup pour vous en cela, lui dit-il; mais 10 n'attendez rien de plus de ma part, monsieur, si vous signez ce traité.

Cinq-Mars était ému jusqu'au fond du cœur de cette scène, parce qu'il sentait tout ce que devait souffrir son ami en le repoussant. Il prit cependant encore sur lui d'arrêter une larme qui s'échappait de ses yeux, et répondit en l'embrassant:

— Ah ! de Thou, je vous trouve toujours aussi parfait ; oui, vous me rendez service en vous éloignant de moi, car, si votre sort eût été lié au mien, je n'aurais pas osé zo disposer de ma vie, et j'aurais hésité à la sacrifier s'il le faut mais je le ferai assurément à présent ; et, je vous le répète, si l'on m'y force, je signerai le traité avec l'Espagne.

Cinq-Mars,

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CHAPITRE XIX.

LA PARTIE DE CHASSE

On a bien des grâces à rendre à son étoile quand on peut quitter les hommes sans être obligé de leur faire du mal et de se déclarer leur ennemi.

CH. NODIER, Jean Sbogar.

Cependant la maladie du Roi jetait la France dans un trouble que ressentent toujours les États mal affermis aux to approches de la mort des princes. Quoique Richelieu fût le centre de la monarchie, il ne régnait pourtant qu'au nom de Louis XIII, et comme enveloppé de l'éclat de ce nom qu'il avait agrandi. Tout absolu qu'il était sur son maître, il le craignait néanmoins; et cette crainte rassurait la nation contre ses désirs ambitieux, dont le Roi même était l'immuable barrière. Mais, ce prince mort, que ferait l'impérieux ministre? où s'arrêterait cet homme qui avait tant osé? Accoutumé à manier le sceptre, qui l'empêcherait de le porter toujours, et d'inscrire son nom seul au bas des lois que seul il avait dictées ? Ces terreurs agitaient tous les esprits. Le peuple cherchait en vain sur toute la surface du royaume ces colosses de la Noblesse aux pieds desquels il avait coutume de se mettre à l'abri dans les orages politiques, il ne voyait plus que leurs tombeaux récents; les Parlements étaient muets, et l'on sentait que rien ne s'opposerait au monstrueux accroissement de ce pouvoir usurpateur. Personne n'était déçu complètement par les souffrances affectées du ministre : nul n'était touché de cette hypocrite agonie, qui avait 3c trop souvent trompé l'espoir public, et l'éloignement

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n'empêchait pas de sentir peser partout le doigt de l'effrayant parvenu.

L'amour du peuple se réveillait aussi pour le fils d'Henri IV; on courait dans les églises, on priait, et même on pleurait beaucoup. Les princes malheureux sont toujours aimés. La mélancolie de Louis et sa douleur mystérieuse intéressaient toute la France, et, vivant encore, on le regrettait déjà, comme si chacun eût désiré de recevoir la confidence de ses peines avant qu'il n'emportât avec lui le grand secret de ce que souffrent ces hommes 10 placés si haut, qu'ils ne voient dans leur avenir que leur tombe.

Le Roi, voulant rassurer la nation entière, fit annoncer le rétablissement momentané de sa santé, et voulut que la cour se préparât à une grande partie de chasse donnée à Chambord, domaine royal où son frère, le duc d'Orléans, le priait de revenir.

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Ce beau séjour était la retraite favorite du Roi, sans doute parce que, en harmonie avec sa personne, il unissait comme elle la grandeur à la tristesse. Souvent il y passait des mois entiers sans voir qui que ce fût, lisant et relisant sans cesse des papiers mystérieux, écrivant des choses inconnues, qu'il enfermait dans un coffre de fer dont lui seul avait le secret. Il se plaisait quelquefois à n'être servi que par un seul domestiqne, à s'oublier ainsi lui-même par l'absence de sa suite, et à vivre pendant plusieurs jours comme un homme pauvre ou comme un citoyen exilé, aimant à se figurer la misère ou la persécution pour respirer de la royauté. Un autre jour, changeant tout à coup de pensée, il voulait vivre dans 30 une solitude plus absolue; et, lorsqu'il avait interdit son approche à tout être humain, nevêtu de l'habit d'un moine, il courait s'enfermer dans la chapelle voûtée; là, relisant la vie de Charles-Quint, il se croyait à Saint-Just,

et chantait sur lui-même cette messe de la mort qui, dit-on, la fit descendre autrefois sur la tête de l'empereur espagnol. Mais, au milieu de ces chants et de ces méditations mêmes, son faible esprit était poursuivi et distrait par des images contraires. Jamais le monde et la vie ne lui avaient paru plus beaux que dans la solitude et près de la tombe. Entre ses yeux et les pages qu'il s'efforçait de lire, passaient de brillants cortèges, des armées victorieuses, des peuples transportés d'amour; il se voyait To puissant, combattant, triomphateur, adoré; et, si un rayon du soleil, échappé des vitraux, venait à tomber sur lui, se levant tout à coup du pied de l'autel, il se sentait emporté par une soif du jour ou du grand air qui l'arrachait de ces lieux sombres et étouffés ; mais, revenu à la vie, il y retrouvait le dégoût et l'ennui, car les premiers hommes qu'il rencontrait lui rappelaient sa puissance par leurs respects. C'était alors qu'il croyait à l'amitié et l'appelait à ses côtés; mais à peine était-il sûr de sa possession véritable, qu'un grand scrupule s'emparait zo tout à coup de son âme : c'était celui d'un attachement trop fort pour la créature qui le détournait de l'adoration divine, ou, plus souvent encore, le reproche secret de s'éloigner trop des affaires d'État; l'objet de son affection momentanée lui semblait alors un être despotique, dont la puissance l'arrachait à ses devoirs; il se créait une chaîne imaginaire et se plaignait intérieurement d'être opprimé; mais, pour le malheur de ses favoris, il n'avait pas la force de manifester contre eux ses ressentiments par une colère qui les eût avertis ; et, continuant à les 30 caresser, il attisait, par cette contrainte, le feu secret de son cœur, et le poussait jusqu'à la haine; il y avait des moments où il était capable de tout contre eux.

Cinq-Mars connaissait parfaitement la faiblesse de cet esprit, qui ne pouvait se tenir ferme dans aucune ligne,

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