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Lorsque les deux princesses entrèrent dans les longues galeries du Palais-Cardinal, elles furent reçues et saluées froidement par le Roi et le ministre, qui, entourés et pressés par une foule de courtisans silencieux, jouaient aux échecs sur une table étroite et basse. Toutes les femmes qui entrèrent avec la Reine, ou après elle, se répandirent dans les appartements, et bientôt une musique fort douce s'éleva dans l'une des salles, comme un accompagnement à mille conversations particulières qui s'engagèrent autour des tables de jeu.

Auprès de la Reine passèrent, en saluant, deux jeunes et nouveaux mariés, l'heureux Chabot et la belle duchesse de Rohan ; ils semblaient éviter la foule et chercher 1; à l'écart le moment de se parler d'eux-mêmes. Tout le monde les accueillait en souriant et les voyait avec envie : leur félicité se lisait sur le visage des autres autant que sur le leur.

Marie les suivit des yeux :-Ils sont heureux pourtant, dit-elle à la Reine, se rappelant le blâme que l'on avait voulu jeter sur eux.

Mais, sans lui répondre, Anne d'Autriche craignant que, dans la foule, un mot inconsidéré ne vînt apprendre quelque funeste événement à sa jeune amie, se plaça derrière le Roi avec elle. Bientôt MONSIEUR, le prince Palatin et le duc de Bouillon vinrent lui parler d'un air libre et enjoué. Cependant le second, jetant sur Marie un regard sévère et scrutateur, lui dit: "Madame la prin"cesse, vous êtes ce soir d'une beauté et d'une gaieté "surprenantes."

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Elle fut interdite de ces paroles, et de le voir s'éloigne 30 d'un air sombre; elle parla au duc d'Orléans, qui ne répondit pas et sembla ne pas entendre. Marie regarda la Reine, et crut remarquer de la pâleur et de l'inquiétude sur ses traits. Cependant personne n'osait approcher le

Cardinal-Duc, qui méditait lentement ses coups d'échecs ; Mazarin seul, appuyé sur le bras de son fauteuil et suivant les coups avec une attention servile, faisait des gestes d'admiration toutes les fois que le Cardinal avait joué. L'application sembla dissiper un moment le nuage qui couvrait le front du ministre : il venait d'avancer une tour qui mettait le roi de Louis XIII dans cette fausse position qu'on nomme Pat, situation où ce roi d'ébène, sans être attaqué personnellement, ne peut cependant ni reculer. 10 ni avancer dans aucun sens. Le Cardinal, levant les yeux, regarda son adversaire, et se mit à sourire d'un côté des lèvres seulement, ne pouvant peut-être s'interdire un secret rapprochement. Puis, en voyant les yeux éteints et la figure mourante du prince, il se pencha à l'oreille de Mazarin, et lui dit :

- Je crois, ma foi, qu'il partira avant moi; il est bien changé.

En même temps, il lui prit une longue et violente toux; souvent il sentait en lui cette douleur aiguë et persévé20 rante; à cet avertissement sinistre il porta à sa bouche un mouchoir qu'il en retira sanglant; mais, pour le cacher, il le jeta sous la table, et sourit en regardant sévè rement autour de lui, comme pour défendre l'inquiétude.

Louis XIII, parfaitement insensible, ne fit pas le plus léger mouvement, et rangea ses pièces pour une autre partie avec une main décharnée et tremblante. Ces deux mourants semblaient tirer au sort leur dernière heure.

En cet instant une horloge sonna minuit. Le Roi leva 30 la tête :

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Ah! ah! dit-il froidement, ce matin, à la même heure, M. le Grand, notre cher ami, a passé un mauvais

moment.

Un cri perçant partit auprès de lui; il frémit et se jeta

de l'autre côté, renversant le jeu.

Marie de Mantoue,

sans connaissance, était dans les bras de la Reine; celleci, pleurant amèrement, dit à l'oreille du Roi:

Ah! Sire, vous avez une hache à deux tranchants ! Elle donnait ensuite des soins et des baisers maternels à la jeune princesse, qui, entourée de toutes les femmes de la cour, ne revint de son évanouissement que pour verser des torrents de larmes. Sitôt qu'elle rouvrit les yeux :

Hélas! oui, mon enfant, lui dit Anne d'Autriche, ma 10 pauvre enfant, vous êtes reine de Pologne.

Il est arrivé souvent que le meme événement qui faisait couler des larmes dans le palais des rois a répandu l'allégresse au dehors; car le peuple croit toujours que la joie habite avec les fêtes. Il y eut cinq jours de réjouissances pour le retour du ministre, et chaque soir, sous les fenêtres du Palais-Cardinal et sous celles du Louvre, se pressaient les habitants de Paris; les dernières émeutes les avaient, pour ainsi dire, mis en goût pour les mouvements publics; ils couraient d'une rue à l'autre avec une 20 curiosité quelquefois insultante et hostile, tantôt marchant en processions silencieuses, tantôt poussant de longs éclats de rire ou des huées prolongées dont on ignorait le sens. Des bandes de jeunes hommes se battaient dans les carrefours et dansaient en rond sur les places publiques, comme pour manifester quelque espérance inconnue de plaisir et quelque joie insensée qui serrait le cœur. Il était remarquable que le silence le plus triste régnait justement dans les lieux que les ordres du

ministre avaient préparés pour les réjouissances, et que l'on passait avec dédain devant les façades illuminées de son palais. Si quelques voix s'élevaient, c'était pour lire et relire sans cesse avec ironie les légendes et les inscriptions dont l'idiote flatterie de quelques écrivains obscurs avait entouré le portrait du Cardinal-Duc. L'une de ces images était gardée par des arquebusiers qui ne la garantissaient pas des pierres que lui lançaient de loin des mains inconnues. Elle représentait le Cardinal généralisIo sime portant un casque entouré de lauriers. On lisait audessus :

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Grand duc! c'est justement que la France t'honore;
Ainsi que le dieu Mars dans Paris on t'adore.

Ces belles choses ne persuadaient pas au peuple qu'il fût heureux ; et en effet il n'adorait pas plus le Cardinal que le dieu Mars, mais il acceptait ses fêtes à titre de désordre. Tout Paris était en rumeur, et des hommes à longue barbe, portant des torches, des pots remplis de vin et des verres d'étain qu'ils choquaieut à grand bruit, se tenaient sous le bras et chantaient à l'unisson, avec des voix rudes et grossières, une ancienne ronde de la Ligue: Reprenons la danse, Allons, c'est assez :

Le printemps commence,
Les Rois sont passés.
Prenons quelque trève,
Nous sommes lassés ;
Les Rois de la fève
Nous ont harassés.

Allons, Jean du Mayne,
Les Rois sont passés.†

Les bandes effrayantes qui hurlaient ces paroles traversèrent les quais et le Pont-Neuf, froissant, contre les

* Cette gravure existe encore.

+ Chant des guerres civiles. (Voy. Mem. de la Ligue.)

hautes maisons qui les couvraient alors, quelques bourgeois paisibles, attirés par la curiosité. Deux jeunes gens enveloppés dans des manteaux furent jetés l'un contre l'autre et se reconnurent à la lueur d'une torche placée au pied de la statue de Henry IV, nouvellement élevée, sous laquelle ils se trouvaient.

Quoi! encore à Paris, monsieur? dit Corneillle à Milton; je vous croyais à Londres.

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Entendez-vous ce peuple, monsieur? l'entendezvous? quel est ce refrain terrible :

Les Rois sont passés ?

Ce n'est rien encore, monsieur; faites attention à leurs propos.

Le Parlement est mort, disait l'un des hommes, les seigneurs sont morts: dansons, nous sommes les maîtres; le vieux Cardinal s'en va, il n'y a plus que le Roi et

nous.

Entendez-vous ce misérable, monsieur ? reprit Corneille; tout est là, toute notre époque est dans ce mot.

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Eh quoi est-ce là l'œuvre de ce ministre que l'on 20 appelle grand parmi vous, et même chez les autres peuples? Je ne comprends pas cet homme.

- Je vous l'expliquerai tout à l'heure, lui répondit Corneille; mais, avant cela, écoutez la fin de cette lettre que j'ai reçue aujourd'hui. Approchons-nous de cette lanterne, sous la statue du feu roi... Nous sommes seuls, la foule est passée, écoutez:

"... C'est par l'une de ces imprévoyances qui empêchent l'accomplissement des plus généreuses entreprises que nous n'avons pu sauver MM. de Cinq-Mars et de o Thou. Nous eussions dû penser que, préparés à la mort

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