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clairait que d'une lumière incertaine; le ciel se chargeait de nuages épais, et tout disposait à la mélancolie. Quoique Bassompierre n'eût rien de rêveur dans le caractère, la tournure qu'avait prise la conversation du dîner lui revint à la mémoire, et il se mit à repasser en lui-même toute sa vie et les tristes changements que le nouveau règne y avait apportés, règne qui semblait avoir soufflé sur lui un vent d'infortune: la mort d'une sœur chérie, les désordres de l'héritier de son nom, les pertes de ses terres et de sa faveur, la fin récente de son ami le maré- 10 chal d'Effiat dont il occupait la chambre, toutes ces pensées lui arrachèrent un soupir involontaire; il se mit à la fenêtre pour respirer.

à

En ce moment il crut entendre du côté du bois la marche d'une troupe de chevaux; mais le vent qui vint augmenter le dissuada de cette première pensée, et tout bruit cessant tout à coup, il l'oublia. Il regarda encore quelque temps tous les feux du château qui s'éteignirent successivemeut après avoir serpenté dans les ogives des escaliers et rôdé dans les cours et les écuries; 20 retombant ensuite sur son grand fauteuil de tapisserie, le coude appuyé sur la table, il se livra profondément à ses réflexions, et bientôt après, tirant de son sein un médaillon qu'il y cachait suspendu à un ruban noir :-Viens, mon bon et vieux maître, viens, dit-il, viens causer avec moi comme tu fis si souvent; viens, grand roi, oublier ta cour pour le rire d'un ami véritable; viens, grand homme, me consulter sur l'ambitieuse Autriche; viens, inconstant chevalier, me parler de la bonhomie de ton amour et de la bonne foi de ton infidélité; viens, hé- 30 roïque soldat, me crier encore que je t'offusque au combat; ah ! que ne l'ai-je fait dans Paris ! que n'ai-je reçu ta blessure! Avec ton sang, le monde a perdu les bienfaits de ton règne interrompu...

Les larmes du maréchal troublaient la glace du large médaillon, et il les effaçait par de respectueux baisers, quand sa porte ouverte brusquement le fit sauter sur son épée.

Qui va là? cria-t-il dans sa surprise. Elle fut bien plus grande quand il reconnut M. de Launay, qui, le chapeau à la main, s'avança jusqu'à lui, et lui dit avec embarras :

Monsieur le maréchal, c'est le cœur navré de dou10 leur que je me vois forcé de vous dire que le roi m'a commandé de vous arrêter. Un carrosse vous attend à la grille avec trente mousquetaires de M. le Cardinal-duc.

Bassompierre ne s'était point levé, et avait encore le médaillon dans la main gauche et l'épée dans l'autre main; il la tendit dédaigneusement à cet homme, et lui dit:

-Monsieur, je sais que j'ai vécu trop longtemps, et c'est à quoi je pensais; c'est au nom de ce grand Henri que je remets paisiblement cette épée à son fils. Suivez20 moi.

Il accompagna ces mots d'un regard si ferme, que de Launay fut atterré et le suivit en baissant la tête, comme si lui-même eût été arrêté par le noble vieillard, qui, saisissant un flambeau, sortit de la cour et trouva toutes les portes ouvertes par des gardes à cheval, qui avaient effrayé les gens du château, au nom du roi, et ordonné le silence. Le carrosse était préparé et partit rapidement, suivi de beaucoup de chevaux. Le maréchal, assis à côté de M. de Launay, commençait à s'endormir, bercé par 30 le mouvement de la voiture, lorsqu'une voix forte cria au cocher: Arrête ! et, comme il poursuivait, un coup de pistolet partit... Les chevaux s'arrêtèrent.-Je déclare, monsieur, que ceci se fait sans ma participation, dit Bassompierre. Puis, mettant la tête à la portière, il

vit qu'il se trouvait dans un petit bois et un chemin trop étroit pour que les chevaux pussent passer à droite ou à gauche de la voiture, avantage très grand pour les agresseurs, puisque les mousquetaires ne pouvaient avancer; il cherchait à voir ce qui se passait, lorsqu'un cavalier, ayant à la main une longue épée dont il parait les coups que lui portait un garde, s'approcha de la portière en criant: Venez, venez, monsieur le maréchal.

Eh quoi! c'est vous, étourdi d'Henri, qui faites de ces escapades? Messieurs, messieurs, laissez-le, c'est un 10 enfant.

Et de Launay ayant crié aux mousquetaires de le quitter, on eut le temps de se reconnaître.

- Et comment diable êtes-vous ici, reprit Bassompierre: je vous croyais à Tours, et même bien plus loin, si vous aviez fait votre devoir, et vous voilà revenu pour faire une folie?

- Ce n'était point pour vous que je revenais seul ici, c'est pour affaire secrète, dit Cinq-Mars plus bas; mais, comme je pense bien qu'on vous mène à la Bastille, je 20 suis sûr que vous n'en direz rien; c'est le temple de la discrétion. Cependant, si vous aviez voulu, continua-t-il très haut, je vous aurais délivré de ces messieurs dans ce bois où un cheval ne pouvait remuer; à présent il n'est plus temps. Un paysan m'avais appris l'insulte faite à nous plus qu'à vous par cet enlèvement dans la maison de mon père.

C'est par ordre du roi, mon enfant, et nous devons respecter ses volontés; gardez cette ardeur pour son service; je vous en remercie cependant de bon cœur; tou- 30 chez là, et laissez-moi continuer ce joli voyage.

De Launay ajouta : Il m'est permis d'ailleurs de vous dire, monsieur de Cinq-Mars, que je suis chargé par le roi même d'assurer monsieur le maréchal qu'il est

fort affligé de ceci, mais que c'est de peur qu'on ne le porte à mal faire qu'il le prie de demeurer quelques jours à la Bastille.*

Bassompierre reprit en riant très haut:-Vous voyez, mon ami, comment on met les jeunes gens en tutelle; ainsi prenez garde à vous.

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Eh bien, soit, partez donc, dit Henri, je ne erai plus le chevalier errant pour les gens malgré eux. Et, rentrant dans le bois pendant que la voiture repartait au ro grand trot, il prit par des sentiers détournés le chemin du château.

Ce fut au pied de la tour de l'ouest qu'il s'arrêta. Il était seul en avant de Grandchamp et de sa petite escorte et ne descendit point de cheval; mais, s'approchant du mur de manière à y coller sa botte, il souleva la jalousie d'une fenêtre du rez-de-chaussée, fait en forme de herse, comme on voit encore dans quelques vieux bâtiments.

Il était alors plus de minuit, et la lune s'était cachée, 20 Tout autre que le maître de la maison n'eût jamais su

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rouver son chemin par une obscurité si grande. Les tours et les toits ne formaient qu'une masse noire qui se détachait à peine sur le ciel un peu plus transparent; aucune lumière ne brillait dans toute la maison endormie. Cinq-Mars, caché sous un chapeau à larges bords et un grand manteau, attendait avec anxiété.

Qu'attendait-il? qu'était-il revenu chercher? Un mot d'une voix qui se fit entendre très bas derrière la croisée :

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Est-ce vous, monsieur de Cinq-Mars?

- Hélas! qui serait-ce? Qui reviendrait comme un malfaiteur toucher la maison paternelle sans y rentrer et sans

Il y resta douze ans.

dire encore adieu à sa mère ? Qui reviendrait pour se plaindre du présent, sans rien attendre de l'avenir, si ce n'était moi?

La voix douce se troubla, et il fut aisé d'entendre que des pleurs accompagnaient sa réponse: Hélas! Henri, de quoi vous plaignez-vous ? N'ai-je pas fait plus et bien plus que je ne devais? Est-ce ma faute si mon malheur a voulu qu'un prince souverain fût mon père? Peut-on choisir son berceau ? et dit-on: "Je naîtrai bergère ?” Vous savez bien quelle est toute l'infortune d'une prin- Ic cesse: on lui ôte son cœur en naissant, toute la terre est avertie de son âge, un traité la cède comme une ville, et elle ne peut jamais pleurer. Depuis que je vous connais, que n'ai-je pas fait pour me rapprocher du bonheur. et m'éloigner des trônes! Depuis deux ans j'ai lutté en vain contre ma mauvaise fortune, qui me sépare de vous, et contre vous, qui me détournez de mes devoirs. Vous le savez bien, j'ai désiré qu'on me crût morte; que disje? j'ai presque souhaité des révolutions! J'aurais peutêtre béni le coup qui m'eût ôté mon rang, comme j'ai 20 remercié Dieu lorsque mon père fut renversé; mais la cour s'étonne, la reine me demande ; nos rêves sont évanouis, Henri; notre sommeil a été trop long; réveillonsnous avec courage. Ne songez plus à ces deux belles années oubliez tout pour ne plus vous souvenir que de notre grande résolution; n'ayez qu'une seule pensée, soyez ambitieux... ambitieux pour moi...

Faut-il donc oublier tout, ô Marie! dit Cinq-Mars avec douceur.

Elle hésita...

Oui, tout ce que j'ai oublié moi-même, repritelle. Puis un instant après, elle continua avec vivacité : Oui, oubliez nos jours heureux, nos longues soirées et même nos promenades de l'étang et du bois; Cinq-Mars I.

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