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un jour au château que le Cardinal appelait M. de CinqMars à l'armée; il me sembla que l'on m'enlevait encore une fois l'un des miens, et pourtant nous étions étrangers. Mais M. de Bassompierre ne cessait de parler de batailles et de mort; je me retirais chaque soir toute troublée, et je pleurais dans la nuit. Je crus d'abord que mes larmes coulaient encore pour le passé; mais je m'aperçus que c'était pour l'avenir, et je sentis bien que ce ne pouvait plus être les mêmes pleurs, puisque je désirais les cacher.

Quelque temps se passa dans l'attente de ce départ; je le voyais tous les jours, et je le plaignais de partir, parce qu'il me disait à chaque instant qu'il aurait voulu vivre éternellement, comme dans ce temps-là, dans son pays et avec nous. Il fut ainsi sans ambition jusqu'au jour de son départ, parce qu'il ne savait pas s'il était... je n'ose dire à Votre Majesté...

Marie, rougissant, baissait ses yeux humides en sou riant...

ΙΟ

Allons, dit la Reine, s'il était aimé, n'est-ce pas ? 20 - Et le soir, madame, il partit ambitieux.

On s'en est aperçu, en effet. Mais enfin il partit, dit Anne d'Autriche soulagée d'un peu d'inquiétude; mais il est revenu depuis deux ans et vous l'avez vu?...

Rarement, madame, dit la jeune duchesse avec un peu de fierté, et toujours dans une église et en présence d'un prêtre, devant qui j'ai promis de n'être qu'à M. de Cinq-Mars.

- Est-ce bien là un mariage? a-t-on bien osé le faire? je m'en informerai. Mais, bon Dieu! que de fautes, que 30 de fautes, mon enfant, dans le peu de mots que j'entends! Laissez-moi y rêver.

les

Et, se parlant tout haut à elle-même, la Reine poursuivit, yeux et la tête baissés dans l'attitude de la réflexion:

Les reproches sont inutiles et cruels si le mal est fait le passé n'est plus à nous, pensons au reste du temps. Cinq-Mars est bien par lui-même, brave, spirituel, profond même dans ses idées ; je l'ai observé, il a fait en deux ans bien du chemin, et je vois que c'était pour Marie... Il se conduit bien; il est digne, oui, il est digne d'elle à mes yeux; mais, à ceux de l'Europe, non. Il faut qu'il s'élève davantage encore: la princesse de Mantoue ne peut pas avoir épousé moins qu'un prince. 10 I faudrait qu'il le fût. Pour moi, je n'y peux rien ; je ne suis point la Reine, je suis la femme négligée du Roi. Il n'y a que le Cardinal, l'éternel Cardinal... et il est son ennemi, et peut-être cette émeute...

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Hélas! c'est le commencement de la guerre entre eux, je l'ai trop vu tout à l'heure.

Il est donc perdu! s'écria la Reine en embrassant Marie. Pardon, mon enfant, je te déchire le cœur ; mais nous devons tout voir et tout dire aujourd'hui ; oui, il est perdu s'il ne renverse lui-même ce méchant homme, car 20 le Roi n'y renoncera pas ; la force seule...

Il le renversera, madame; il le fera si vous l'aidez. Vous êtes comme la divinité de la France; oh! je vous en conjure! protégez l'ange contre le démon; c'est votre cause, celle de votre royale famille, celle de toute votre nation..

La Reine sourit.

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C'est ta cause surtout, ma fille, n'est-il pas vrai? et c'est comme telle que je l'embrasserai de tout mon pouvoir; il n'est pas grand, je te l'ai dit ; mais, tel qu'il est, 30 je te le prête tout entier : pourvu cependant que cet ange ne descende pas jusqu'à des péchés mortels, ajouta-t-elle avec un regard plein de finesse ; j'ai entendu prononcer son nom cette nuit par des voix bien indignes de lui.

Oh! madame, je jurerais qu'il n'en savait rien !

Ah! mon enfant, ne parlons pas d'affaires d'État, tu

pas

n'es bien savante encore; laisse-moi dormir un peu, si je le puis, avant l'heure de ma toilette; j'ai les yeux bien brûlants, et toi aussi peut-être.

En disant ces mots, l'aimable Reine pencha sa tête sur son oreiller qui couvrait la cassette, et bientôt Marie la vit s'endormir à force de fatigue. Elle se leva alors, et, s'asseyant sur un grand fauteuil de tapisserie à bras et de forme carrée, joignit les mains sur ses genoux et se mit à rêver à sa situation douloureuse: consolée par l'aspect 10 de sa douce protectrice, elle reportait souvent ses yeux sur elle pour surveiller son sommeil, et lui envoyait, en secret, toutes les bénédictions que l'amour prodigue toujours à ceux qui le protègent; baisant quelquefois les boucles de ses cheveux blonds, comme si, par ce baiser, elle eût dû lui glisser dans l'âme toutes les pensées favorables à sa pensée continuelle.

Le sommeil de la Reine se prolongeait, et Marie pensait et pleurait. Cependant elle se souvint qu'à dix heures elle devait paraître à la toilette royale devant toute la cour; 20 elle voulut cesser de réfléchir pour arrêter ses larmes, et prit un gros volume in-folio placé sur une table marquetée d'émail et de médaillons : c'était l'Astrée de M. d'Urfé, ouvrage de belle galanterie, adoré des belles prudes de la cour. L'esprit naïf, mais juste, de Marie ne put entrer dans ces amours pastorales; elle était trop simple pour comprendre les bergers du Lignon, trop spirituelle pour se plaire à leurs discours, et trop passionnée pour sentir leur tendresse. Cependant la grande vogue de ce roman lui en imposait tellement qu'elle voulut se forcer à y 30 prendre intérêt, et, s'accusant intérieurement chaque fois qu'elle éprouvait l'ennui qu'exhalaient les pages de son livre, elle le parcourut avec impatience pour trouver ce qui devait lui plaire et la transporter: une gravure

Cinq-Mars, I.

R

l'arrêta: elle représentait la bergère Astrée avec des talons hauts, un corset et un immense vertugadin, s'élevant sur la pointe du pied pour regarder passer dans le fleuve le tendre Céladon, qui se noyait du désespoir d'avoir été reçu un peu froidement dans la matinée. Sans se rendre compte des motifs de son dégoût et des faussetés accumulées de ce tableau, elle chercha, en faisant rouler les pages sous son pouce, un mot qui fixât son attention; elle vit celui de druide.-Ah! voilà un grand 10 caractère, se dit-elle; je vais voir sans doute un de ces mystérieux sacrificateurs dont la Bretagne, m'a-t-on dit, conserve encore les pierres levées; mais je le verrai sacrifiant des hommes: ce sera un spectacle d'horreur; cependant lisons.

En se disant cela, Marie lut avec répugnance, en fronçant le sourcil et presque en tremblant, ce qui suit :

"Le druide Adamas appela délicatement les bergers Pimandre, Ligdamont et Clidamant, arrivés tout nouvellement de Calais: Cette aventure ne peut finir, leur dit-il, 20 que par extrémité d'amour. L'esprit, lorsqu'il aime, se transforme en l'objet aimé ; c'est pour figurer ceci que mes enchantements agréables vous font voir, dans cette fontaine, la nymphe Sylvie, que vous aimez tous trois. Le grand prêtre Amazis va venir de Montbrison, et vous expliquera la délicatesse de cette idée. Allez donc, gentils bergers; si vos désirs sont bien réglés, ils ne vous causeront point de tourments; et, s'ils ne le sont pas, vous en serez punis par des évanouissements semblables à ceux de Céladon et de la bergère Galatée, que le volage Her30 cule abandonna dans les montagnes d'Auvergne, et qui donna son nom au tendre pays des Gaules; ou bien encore vous serez lapidés par les bergères du Lignon,

• Lisez l'Astrée (s'il est possible).

comme le fut le farouche Amidor. La grande nymphe de cet antre a fait un enchantement..."

L'enchantement de la grande nymphe fut complet sur la princesse, qui eut à peine assez de force pour chercher d'une main défaillante, vers la fin du livre, que le druide Adamas était une ingénieuse allégorie, figurant le lieutenant général de Montbrison, de la famille des Papon; ses yeux fatigués se fermèrent, et le gros livre glissa sur sa robe jusqu'au coussin de velours où s'appuyaient ses pieds, et où reposèrent mollement la belle Astrée et le ro galant Céladon, moins immobiles que Marie de Mantoue, vaincue par eux et profondément endormie.

FIN DU TOME PREMIER.

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