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commerce? N'ajoutent-elles pas à leurs nombreuses immunités le privilège spécial de ne point payer de patentes? Qu'est-ce que tout cela, si ce n'est une véritable organisation du travail? Les noms diffèrent, mais ce sont les choses, et ce n'est certes pas abuser des mots que de les appliquer ici aux choses qu'elles représentent !

« Que faut-il, d'ailleurs, pour que le monopole se constitue dans toutes ses parties? Il faut, et tout y concourt si l'on n'y pourvoit, que l'organisation se complète, que le réseau s'achève; en un mot, que toutes les femmes travaillant à la couture soient affiliées, de près ou de loin, aux congrégations; qu'elles en relèvent, qu'elles en reçoivent le travail, qu'elles aient part aux avantages qui y sont attachés, mais aussi qu'elles en dépendent. Car la répartition du travail à l'aiguille appartenant aux congrégations, devenues entre les maisons de commerce et les ouvrières à l'aiguille les intermédiaires nécessaires, c'est, par une conséquence forcée, l'ouvrière courbée sous le joug du couvent, c'est l'ouvrière asservie, matériellement et moralement, à une organisation spéciale, l'organisation religieuse, menaçante en cet ordre de choses comme elle l'est en d'autres, envahissante, dominatrice et poursuivant son progrès constant et régulier d'un pas plus ou moins rapide, mais assuré.

<< Mais les couvents, objecte-t-on encore, ne visent en aucune façon au monopole dont vous parlez; leur unique dessein est de faire œuvre maternelle et de protéger les jeunes ouvrières qui seraient sans eux abandonnées.

<< Cela est fort bien dit; la réponse est spécieuse. Lorsqu'une jeune fille est isolée, qu'elle est sans ressource, que ses parents ne peuvent rien pour elle, n'était le couvent, où trouverait-elle asile ? Sauf quelques fondations particulières, admirables sans doute, mais infiniment trop clairsemées, l'initiative laïque n'a encore rien fait; il faut donc reconnaître qu'il existe des besoins impérieux auquel les sociétés religieuses sont presque seules à pourvoir. Mais, ceci admis, on est en droit d'affirmer que ce but ostensible n'est pas le véritable, car si le but était purement charitable, il serait atteint avec des tarifs plus élevés. Lorsque les jeunes filles quittent les couvents qui leur servent d'asile, elles sont àgées de vingt-un ans; depuis longtemps elles ne sont plus à charge aux communautés, elles leur sont au contraire une source de revenus. Elles sont aussi et avant tout, pour l'avenir des éléments d'influence que l'on cultive; le séjour prolongé au couvent et l'éducation qu'elles y reçoivent, doivent graver en elles des traits ineffaçables dont elles porteront partout et toujours l'empreinte. C'est parmi elles qu'une partie du personnel se recrute; ce sont elles qui feront au dehors les recrues dont ce personnel a besoin. (P. 50 et suiv.)

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Ici, Mme de B. fait toucher du doigt le danger en appelant l'attention sur la « situation de ce personnel qui influe si puissamment sur le cours de la main-d'œuvre féminine, non seulement par le nombre des appren

ties qu'il reçoit, mais par son propre travail ». Elle estime que l'on est loin de compte en portant à 150,000 environ le nombre actuel des religieuses et des affiliées aux congrégations de toute nuance et de tout ordre en France ». Elle constate que le personnel des corporations religieuses de femmes a doublé depuis 1861, et triplé depuis 1789. Elle explique comment il se renouvelle et tend à s'accroître.

« Dans la campagne, un certain nombre de jeunes filles se vouent à la vie religieuse, parce qu'elles y sont entraînées par l'influence de l'éducation qu'elles ont reçue au couvent ou chez les congréganistes; la plupart, en l'embrassant, y voient surtout un moyen de se faire une situation; interrogées, elles préféreraient se marier. Mais le mariage se fait attendre, et rien n'autorise à l'admettre au nombre des probabilités, bien au contraire; elles apprennent bientôt qu'il n'y faut pas compter; la vie ne leur offre qu'incertitude. Le couvent leur fait une situation; elles se font religieuses, s'appellent Madame, et deviennent quelqu'un ; elles sont assurées d'une existence, elles prennent rang dans la société, et peuvent même aspirer à s'y élever si leurs services sont appréciés.

« Ce qui détermine la plupart des soi-disant vocations, ce n'est pas seulement le relief qui est attaché à l'habit religieux et le respect qu'il inspire, quoique ce soit déjà beaucoup; c'est aussi le besoin, la nécessité, c'est la difficulté de vivre, c'est, en un mot, la misère qui menace, à la ville surtout, la femme isolée, et, surtout, c'est l'apparition dans un temps plus ou moins rapproché de cette terrible alternative dont nous parlions à notre premier chapitre : l'infamie ou la faim! Le couvent est une issue entre ces deux épouvantes; et, il faut bien le dire, ce sont parmi les meilleures celles qui, dénuées d'éducation, dénuées de ressources, privées d'espérances, se jettent dans la vie religieuse qui les arrache du moins à l'opprobre et à la misère ! Ici, on n'a rien fait pour elles; là, du moins, on a fait quelque chose; elles n'ont pas le courage d'affronter une lutte désespérée; la société laïque ne les élève pas et ne les défend pas; elles entrent dans la société religieuse qui les élève et qui les protège. A qui la faute?» (P. 57 et suiv.)

Voilà le travail libre des femmes attaqué, entamé de deux côtés opposés, placé qu'il est entre la prostitution et l'affiliation au couvent. Et il est à remarquer que ces deux extrêmes s'entretiennent mutuellement : d'un côté, le couvent pousse à la prostitution les ouvrières libres en les réduisant à la misère par la concurrence qu'il leur fait; d'un autre côté, les jeunes filles sont conduites par la juste aversion que l'amour vénal leur inspire à se rattacher d'une manière quelconque aux congrégations religieuses où elles croient trouver, pour leur dignité et leur pudeur, un accroissement de force défensive. Il faut ajouter que le travail communiste des couvents, qui attire les femmes pauvres, par les garanties matérielles et morales qu'il leur offre, exerce une attraction d'un autre genre sur les femmes des classes dirigeantes : il leur fournit l'occasion

de déployer, en un digne et bienfaisant patronage, leurs meilleurs et plus nobles sentiments. Aussi voit-on couler de ce côté là toutes les sources de la charité, qui suit les voies habituelles, qui d'ailleurs n'en connaît pas et ne sent pas le besoin d'en créer d'autres et qui contribue ainsi à l'avilissement du salaire féminin, à l'écrasement du travail libre. Quel remède trouver à ce mal? Mme de B. n'en voit qu'un de sérieusement efficace : l'association laïque. Il faut que le travail libre des femmes sorte de l'individualisme; il faut qu'on l'aide à en sortir, si l'on ne veut pas qu'il périsse. Au socialisme catholique, qui est le type du socialisme autoritaire, il faut opposer un socialisme laïque et libéral.

« Il importe, et de la manière la plus sérieuse, que l'organisation du travail laïque par l'association puisse s'établir et se développer librement, c'est-à-dire que les lois qui actuellement l'entravent ou la rendent impossible, soient abrogées. Ce n'est pas seulement la couture qui est en cause; bientôt ce seront tous les métiers féminins. Déjà l'on voit dans les maisons religieuses de travail une tendance manifeste à se transformer en ateliers d'apprentissage pour toutes sortes de métiers propres aux femmes, et d'un jour à l'autre, un grand nombre de ces maisons deviendront de véritables écoles professionnelles dans lesquelles les jeunes filles iront se former aux industries qui leur conviennent. Bien des gens seront tentés de saluer cette innovation de leurs applaudissements; quant à nous, il nous serait impossible d'en faire autant, et nous pensons que l'un des plus grands malheurs qui puissent arriver en ce genre dans ce siècle, serait l'accaparement par les sociétés religieuses, de cette nouvelle branche si importante et si considérable de l'enseignement. Et la chose est prochaine ! Quand le fruit est mûr, les sociétés religieuses savent le cueillir et le cueillir à temps.....

<< En attendant que la législation se transforme, il faut user de ce qu'elle laisse à la disposition de ceux qui ont besoin de s'appuyer les uns sur les autres et de se soutenir les uns les autres. Les ouvrières doivent s'attacher par tous les moyens possibles à se concerter et à s'unir, car elles ont les mêmes intérêts; qu'elles constituent des ateliers de production et des sociétés coopératives, au moyen desquels les profits de la vente ne passeront plus dans des mains intermédiaires et leur seront assurés.

« Ces sociétés ne doivent pas seulement produire, elles doivent tendre à se faire des clientèles. En effet, la constitution de ces sociétés, émules et rivales, en production et en vente, des grands magasins de confection, ne suffirait pas et resterait sans fruits si les acheteurs ne donnaient pas la préférence à leurs produits. Cette clientèle pourrait sans doute se former sous l'inspiration d'une sympathie bien naturelle, mais tout en appréciant à sa valeur un tel sentiment, nous savons qu'il ne saurait suffire pour attirer la foule et surtout pour la fixer. Le meilleur moyen d'obtenir une clientèle et de la garder, le seul même, c'est de faire

mieux que les autres et à aussi bon compte. Les associations ouvrières y réussiraient aisément, si elles étaient secondées, c'est-à-dire commanditées; car, disposant déjà de la main-d'œuvre, elles acquerraient ce qui leur manque pour se fonder, des capitaux. Les aider, coopérer avec elles, créer des maisons de commerce, ce serait la plus excellente des œuvres et la mieux placée des charités. » (P. 62 et suiv.).

Nous approuvons fort ces conclusions. Malheureusement, cette solution : la fondation d'associations laïques des femmes est elle-même un problème, lequel, pour qui veut bien y regarder de près, rentre dans le problème général de la morale et de la religion au XIXe siècle. Pour que les femmes, les ouvrières aient la capacité, le désir, la volonté de l'association, il faut qu'elles reçoivent, jeunes filles, non seulement une plus sérieuse instruction scolaire et professionnelle, mais encore et surtout une tout autre éducation morale et religieuse que celle qui leur a été donnée jusqu'ici. Nous sommes ainsi ramenés à la préoccupation, aujourd'hui dominante en notre France républicaine, qui est d'écarter, de bannir de tout enseignement l'influence papiste. Mais, qu'on le sache bien, on ne réussira à enlever les femmes au papisme qu'à la condition de pouvoir le remplacer dans la fonction éducatrice et protectrice qu'il remplit à leur égard. L'individualité de la femme, plus faible et plus désarmée dans les luttes de la vie que celle de l'homme, a plus besoin encore que celle de l'homme du genre de garanties qu'exprime vaguement le mot socialisme. Il faut qu'elle les trouve ailleurs que dans les congrégations. Il est temps que l'anticléricalisme de notre parti républicain passe, comme dirait Fourier, du négatif au positif, du simple au composé.

REVUE GÉNÉRALE DU DROIT, DE LA LÉGISLATION
ET DE LA JURISPRUDENCE.

SOMMAIRE DE LA LIVRAISON DE MAI-JUIN 1879.

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L'enseignement du droit en Espagne, par Rens y Bahamonde; - de l'organisation juridique de la famille chez les Slaves du sud et chez les Radjpoutes, par Sumner-Maine; L'édit des édiles: la vente des esclaves, par Labatut; De l'infraction, ses conditions, ses éléments, ses caractères, par Delpech; Le droit hindou dans les établissements français de l'Inde, par Crémazy; Michel de l'Hospital, par Guizard; Examen de la loi belge en ce qui concerne les sursis Caractères juridiques des conventions rela

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de paiement, par Maxime Lecomte;
tives à la construction des navires, par Levillain;

-

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De la séparation des pouvoirs

administratif et judiciaire, par Désazars; De la réforme du droit criminel en Europe droit pénal, par S. Berge;

Bibliographie.

Claude Chansonnette, par Lefort;

Le rédacteur-gérant: F. PILLON.

Saint-Denis. Imp. CH. LAMBERT, 17, rue de Paris,

LA CRITIQUE PHILOSOPHIQUE

POLITIQUE, SCIENTIFIQUE, LITTÉRAIRE

L'ÉDUCATION MORALE DES DEUX SEXES.

(Voyez le n° 32 de la Critique philosophique.)

Dans son excellente étude sur les causes de la misère des femmes qui vivent de salaires, Mme Caroline de Barrau signale, outre les lacunes de l'instruction scolaire et professionnelle des jeunes filles, celles de l'éducation morale pour tout ce qui concerne les rapports des sexes. Elle montre que tout est à faire en cette partie de la pédagogie, et qu'il y a urgence à s'en occuper, car ce n'est pas seulement le défaut d'éducation systématique qui est inquiétant, c'est surtout la contre-éducation déplorable qui règne de fait, et qui vient du milieu.

« L'éducation morale, dit-elle, tout le monde en tombe d'accord, c'est, d'une façon générale, l'enseignement du devoir envers les autres et envers soi-même; d'une façon plus spéciale et plus étroite, c'est l'enseignement du respect de soi-même et des autres, et, pour appeler ce respect d'un mot qui découvrira notre pensée et la précisera, en rappelant, des devoirs qu'il impose, le plus constamment méconnu et violé, c'est la pureté. Or, si cette loi morale existe et si elle est outragée, à qui faut-il s'en prendre? Comment cette loi est-elle traitée par la littérature, par les spectacles? Comment l'est-elle par l'exemple, par les paroles, par les mœurs?...

« Ce n'est pas que la jeune fille soit fatalement condamnée à l'oubli du respect qu'elle se doit à elle-même. Ce serait lui faire injure et faire injure à la vérité que de l'admettre un instant; - le contraire est vrai, le respect de soi-même lui est naturel, il est une sorte d'égide que sa délicatesse morale lui a créée, et qui ne se brise que lorsque ses sentiments ont été détruits par tout ce qui l'entoure, et, tout d'abord, par la doctrine énervante qu'elle rencontre en entrant dans la vie, et dont la devise s'exprime par le mot caractéristique jouir; jouir par tous les moyens, et acquérir, au plus vite, pour jouir, les conditions nécessaires à se procurer le bien-être matériel, auquel aspire tout ce qui l'entoure. Tout ce qu'elle voit, tout ce qu'elle entend, l'invite à fouler aux pieds toute retenue, toute réserve, tout scrupule !...

« Et, au sujet de la loi morale si universellement méconnue et violée, il est impossible de se restreindre à parler de l'un des sexes, car chacun d'eux réagit sur l'autre, et ce qui manque à l'un manque aussi à l'autre.

CRIT. PHILOS.

VIII- 7

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