Page images
PDF
EPUB

littéraire. L'étude des lettres seule peut donner à la pensée ce désintéressement sublime qui fait apprendre, réfléchir, s'émouvoir pour la pure satisfaction de savoir, de comprendre, de jouir ou de pleurer. Elle seule amène l'esprit à cette hauteur d'où il embrasse les horizons de la science. elle-même et peut en admirer l'étendue sans limites... On a dit, et peutêtre avec raison, que les études littéraires, à l'exclusion des sciences, ne prépareraient qu'une nation de rhéteurs : prenons garde que les études scientifiques exclusives ne préparent une nation de contre-maîtres (1) ! » On voit que M. Paul Bert s'efforce de tenir la balance égale entre les sciences et les lettres. Il ne veut pas que l'on tombe d'un excès dans l'excès contraire. Ses intentions sont certainement excellentes, son désir d'impartialité méritoire, et l'on doit applaudir à la prévoyance avec laquelle, en une formule aussi spirituelle que juste, il montre l'écueil et le péril aux novateurs simplistes et bornés. Prenons garde que des études scientifiques exclusives ne préparent une nation de contre-maîtres ! Voilà qui porte loin : c'est ce qu'il faut surtout retenir de son discours, c'est l'avertissement final d'une haute et ferme raison. Mais le savant physiologiste ne nous paraît pas se faire une juste idée du rôle que jouent les lettres dans l'enseignement secondaire lorsque, pour les défendre et marquer la part qui leur revient, il se borne à invoquer le culte du beau, le respect du non utile, l'amour de l'idéal. Il s'en faut que l'opposition de l'utile et du beau réponde exactement à celle des sciences et des lettres. Ces dernières peuvent être considérées sous divers rapports, et le point de vue esthétique, le point de vue du beau, de l'idéal, qui se présente facilement à l'orateur d'une distribution de prix, n'est peut-être pas celui qui peut le mieux les recommander, les sauver de la ruine, dans un temps où fait si grand bruit la littérature dite naturaliste.

Le caractère essentiel des études classiques, c'est d'être éducatrices ; c'est, comme l'a bien vu et bien dit M. Cazelles, de porter en elles la civilisation, d'en transmettre les éléments aux générations successives. Elles sont éducatrices pour le jugement, pour le goût, pour l'imagination, pour les sentiments, pour la conscience. Leur objet, en ce qui concerne l'esprit, est moins de le remplir que de le former et de le mettre en état de s'appliquer à tous objets, d'acquérir toutes connaissances, selon les désirs et les besoins. Pour comprendre cette action éducatrice, il faut considérer les facultés de l'enfant non comme des capacités vides, où le maître n'a qu'à verser et à amasser le plus grand nombre possible de faits, mais comme des puissances qu'il faut éveiller, stimuler, vivifier, et dont il s'agit d'assurer le développement harmonique. On demande à l'enseignement secondaire de nous donner, selon l'expression de Montaigne, « des têtes bien pleines et bien faites ». Tenons d'abord, et surtout, à ce qu'il nous donne des têtes bien faites, ce qui est office d'éducation,

(1) Voyez, dans la République française du 7 août 1879, le discours prononcé par M. Paul Bert à la distribution des prix du lycée Fontanes.

assurés que des têtes bien faites ne sauraient rester vides, parce qu'elles ne sauraient rester inactives. N'est-il pas à craindre que la spontanéité intellectuelle ne fléchisse, ne succombe sous le poids d'acquisitions hâtives, et que, dans des têtes de trop bonne heure pleines et, comme on dit, bourrées, le mouvement ne s'arrête, les associations ne se fixent, l'imagination, qui est la puissance de se représenter des possibles, la puissance de combiner des idées, la puissance d'inventer, ne perde de sa vivacité et de sa force, atteinte comme d'une vieillesse prématurée? C'est une pédagogie grossièrement matérialiste que celle qui se préoccupe uniquement de la quantité des choses que l'on sait à tel moment donné. Ce qui importe bien davantage, c'est le degré du désir et de la capacité qu'en ce même moment l'on a d'apprendre. Or, cette aptitude passionnelle et intellectuelle à apprendre n'est pas une donnée fixe de la nature; elle est susceptible de varier, de croître, par conséquent d'être cultivée ; elle dépend de l'action éducatrice exercée sur l'esprit. Personne ne devrait être indifférent au système d'études qui assure cette action. Personne ne le serait si les résultats qu'on en obtient en solidité du jugement, en délicatesse de goût, en force d'imagination, en santé de conscience, pouvaient se constater et se mesurer par des examens, comme l'étendue des connaissances positives, et si le besoin qu'on en a pouvait se sentir comme celui de savoir la géographie ou l'allemand. Malheureusement, si l'on confesse volontiers le défaut de lumières spéciales, d'instruction proprement dite, on ne se plaint guère d'être mal partagé sous le rapport des facultés, et le besoin d'une éducation qui les fortifie, les aiguise, est d'autant moins senti qu'il est plus grand. C'est ce qui fait que l'utilité des études classiques est généralement méconnue, comme l'est celle de la morale.

Si la fin principale des études classiques est l'éducation des facultés, il nous paraît clair que les lettres doivent y garder la première place. Pourquoi? Parce que, sous une forme non scientifique, appropriée à l'état mental de l'enfant, les lettres ne sont en réalité que des branches et des dépendances de la science de l'esprit, de la science de l'homme. On apprend à penser en apprenant à analyser la pensée. On apprend à analyser la pensée en travaillant sur les rapports des idées et des mots. Rien n'est plus propre à donner l'habitude et, par suite, la capacité de la réflexion que les exercices de traduction d'une langue synthétique, comme le latin ou le grec, en une langue analytique, comme le français, et d'une langue analytique en une langue synthétique. Qu'y a-t-il derrière ces exercices et cette longue étude des langues anciennes? De la logique et de la psychologie pratiques, de la morale républicaine en action.

F. PILLON.

Le rédacteur-gérant: F. PILLON.

Saint-Denis. - Lup. CH. LAMBERT, 17, rue de Paris.

LA CRITIQUE PHILOSOPHIQUE

POLITIQUE, SCIENTIFIQUE, LITTÉRAIRE

LE PRINCIPE PSYCHOLOGIQUE DE LA CERTITUDE.

Un de nos professeurs de philosophie les plus distingués, M. Victor Egger vient de publier sur la certitude, dans les Annales de la faculté des lettres de Bordeaux, un travail intéressant, digne d'attention, d'une inspiration criticiste. Nous sommes heureux de le faire connaître à nos lecteurs.

Cette étude a pour titre : Le principe psychologique de la certitude scienlifique. L'auteur commence par distinguer deux sortes de certitude : celle qui précède l'examen, et celle qui succède à l'examen. Il ne s'occupe que de la seconde, à laquelle il donne le nom de scientifique, et qui diffère profondément, selon lui, de la première par sa nature et son origine psychologique. « Dans le premier cas, dit-il, on se trouve certain; dans le second, on s'est fait sa conviction; la première certitude est l'œuvre des faits combinés avec notre nature mentale, la seconde est notre œuvre ; j'ai subi la première, elle s'était faite en moi; j'ai cherché, voulu, créé la seconde. »

La certitude qui se fait en nous avant l'examen vient de la pauvreté de l'esprit, qui ne produit, à l'origine, qu'un jugement sur chaque question. Ce jugement unique ne rencontrant pas d'obstacle intérieur, s'accompagne naturellement de croyance, et d'une croyance absolue, sans réserve. Cette première certitude se pose, sans se motiver, sans se justifier; elle est nécessairement irrationnelle; « elle n'a pas de raison, car elle s'explique par une privation; elle naît de l'absence de contradiction; en d'autres termes, elle naît parce que rien ne l'empêche de naitre. »

La certitude scientifique suppose une comparaison entre les motifs de croire et les motifs de ne pas croire, comparaison à la suite de laquelle l'esprit a rejeté les uns et décidé en faveur des autres. Ici, M. Egger nous donne une excellente définition de l'esprit d'examen : « C'est, dit-il, l'habitude de se contredire, d'opposer des objections à toute synthèse mentale qu'on imagine, de la réduire d'abord à l'état d'hypothèse, sauf ensuite à lui accorder une ferme adhésion, si elle est sortie victorieuse du conflit qu'on a créé. » On ne saurait mieux dire. Se contredire soimême, se faire des objections à soi-même, s'affranchir de la synthèse mentale spontanément produite, en lui opposant d'autres jugements, VIII 5

CRIT. PHILOS.

d'autres croyances possibles, c'est-à-dire en la réduisant elle-même à l'état de simple possibilité : voilà bien l'esprit d'examen et de vérification, l'esprit critique, l'esprit qui doit régner en toutes spéculations et recherches, et qui doit être commun à la philosophie et aux sciences particulières. Personne mieux que notre grand physiologiste Claude Bernard ne s'est rendu compte de la place qu'il doit prendre, du rôle qu'il doit jouer dans la méthode expérimentale.

Mais l'esprit critique a fait son œuvre : il a converti la croyance primitive en une pure hypothèse; contre cette hypothèse, il s'est plu à élever des objections; ces objections, pesées, comparées aux raisons favorables à l'hypothèse, se sont trouvées légères, sans force. Que devient après cela l'hypothèse victorieuse? Deux cas peuvent se présenter : ou bien l'esprit critique persiste après la conclusion, laquelle est considérée comme provisoire et relative, comme on dit, à l'état actuel de la science; ou bien l'hypothèse victorieuse prend dans l'esprit le caractère et la valeur de la vérité pleinement et définitivement démontrée, de la certitude scientifique. M. Egger remarque que le premier état mental peut être étendu à tous les problèmes, à toutes les hypothèses, passées, présentes et à venir; c'est ce qui arrive lorsque le genre de doute qui caractérise les conclusions et affirmations provisoires est généralisé, systématisé, devient la tendance dominante et la forme même de l'esprit. << Chez certains hommes, l'esprit critique, élevé à sa plus haute puissance, exclut tout dogmatisme comme inconciliable avec la nature de la science; jamais ils ne croient tenir la vérité; une hypothèse n'est jamais admise par eux aux honneurs du triomphe définitif; si nulle objection particulière et directe ne s'élève contre elle, des raisons d'ordre général et philosophique défendent de s'abandonner à son égard à la certitude; aucune idée n'est immortelle; aucune ne participe à l'immutabilité des dieux. »

Cette attitude de l'esprit, en tant qu'état général et permanent, est rare, comme le sont les conditions mentales qu'elle suppose : « stoïcisme morose, désenchantement, pessimisme fondamental, modestie et loyauté, soumission de l'esprit à lui-même, développement indépendant d'une pensée pure de tout alliage. » Ce qui est commun, c'est le dogmatisme scientifique. Mais comment peut-on y arriver légitimement ? Nous avons vu que la première espèce de certitude, la certitude de l'ignorant, se forme en dehors de la raison. Est-ce la raison qui nous mène à la seconde, à la certitude scientifique, ou celle-ci est-elle irrationnelle aussi, quoi qu'on fasse, dans le dernier acte qui l'atteint?

Pour répondre à cette question, il faut se faire une juste idée, d'une part, des conditions de légitimité de la certitude, qui est le but, d'autre part, de la puissance et des bornes de l'induction, qui est le moyen. Voici les conditions de la certitude: « Pour que la certitude soit prouvée légitime, il ne suffit pas que les raisons de croire aient été montrées

supérieures aux raisons contraires; il faut que celles-ci aient été annihilées, réduites en cendres, et ces cendres jetées au vent; il faut que les raisons de croire restent seules, qu'il n'y ait plus qu'elles sur le théâtre de la lutte; on se retrouve alors dans l'état primitif de l'âme : l'absence de contradiction engendre de nouveau la certitude. Voilà le vrai, le seul triomphe; seul, en effet, il est définitif: un ennemi vaincu et soumis peut un jour reprendre des forces; il faut sa mort pour que le vainqueur dorme en paix. »

Si la certitude exige l'anéantissement des objections, des raisons de ne pas croire, si elle exclut toute réserve de leurs droits à un futur examen, elle est hors des prises de l'induction. Pourquoi ? Parce que la preuve expérimentale n'est jamais réellement achevée. Pour qu'elle fût achevée, définitive, il faudrait que toutes les expériences fussent faites, et que la dernière se trouvât d'accord avec les précédentes. Or, les expériences que l'on peut faire sur un couple quelconque de faits forment une série indéfinie et non un tout, et il n'y en a pas une dont on puisse dire qu'elle soit la dernière. Il faudrait au moins que l'expérience d'où se tire la preuve fût parfaite, c'est-à-dire que l'on pût se flatter d'en avoir éliminé absolument toute cause d'erreur, tout motif d'objection. Or, l'expérience parfaite est un idéal qui n'est jamais réalisé. Donc, l'induction n'atteint pas la démonstration complète; donc la certitude n'est obtenue qu'à l'aide d'une force irrationnelle qui vient au secours de la raison impuissante, condamnée à avancer toujours sans arriver jamais. Passer de l'imperfection décroissante d'une expérience projetée à sa perfection absolue; passer des relations ordinaires des phénomènes, que l'on a seules observées, à leurs relations constantes, invariables, nécessaires, que l'on affirme; passer de la probabilité croissante à la certitude: voilà, sous des formes et des aspects divers, l'opération essentielle du dogmatisme scientifique. La certitude en matière de science inductive, la certitude qui succède à l'examen, à la critique, à la contradiction, n'est jamais que la limite préconçue et préadoptée de la probabilité croissante. Or, en ces matières, aucun examen, aucune précaution, aucune série d'expériences, quelque prolongée qu'elle soit, ne peut annuler le doute et la contradiction. Ce n'est donc pas la raison qui atteint la limite et adopte la certitude. La certitude scientifique n'est jamais atteinte en droit; elle est saisie par anticipation. Elle ne vient pas, comme la certitude naturelle, de l'absence naturelle de contradiction, mais de la prévision d'une non-contradiction à venir, probable, très probable, dont la probabilité croîtra avec le temps. La limite n'est jamais donnée; il faut passer à la limite; la raison nous retient en deçà, ce n'est pas elle qui franchit l'intervalle. »

M. Egger conclut que la certitude scientifique est un produit de la liberté. « L'esprit se résout à négliger les dernières objections qu'il conçoit encore; il ne veut plus les considérer; sans motif, il les déclare

« PreviousContinue »