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Stuart Mill en sa Logique, établissant une distinction entre la nécessité et la fatalité; et cet argument est assez satisfaisant, à ce point de vue, pour que loin de laisser à la doctrine du libre arbitre la propriété exclusive de la formule Quelque chose en notre pouvoir, la morale déterministe stoïque l'a faite entièrement sienne, et a pu arriver à fonder tous ses préceptes sur la reconnaissance de ce qui dépend de nous en opposition avec ce qui ne dépend pas de nous. Le principe premier de l'école se conformer à la nature, est devenu essentiellement subjectif; une sorte de doctrine rationnelle de la grâce a pris pied en philosophie; les effets moraux les plus considérables à attendre du sentiment et de l'usage de la liberté morale ont été obtenus par des philosophes étroitement attachés aux principes de l'enchaînement invariable et universel des phénomènes dans la nature, et de la raison suffisante, c'est-à-dire déterminante, dans l'âme. Nous touchons ici à l'un des points les plus délicats et les plus mal compris de l'histoire des idées du déterminisme et du libre arbitre. Il faudra nous y étendre. Mais nous donnerons le pas à la logique sur la morale, et nous tâcherons de nous rendre d'abord bien compte de la dialectique des anciens en rapprochant leurs principales thèses sur ce sujet de celles des modernes, qui n'en sont presque jamais que des reproductions, spontanées, il est vrai. Que de fois la philosophie a parcouru les mêmes chemins, sans reconnaitre les traces, pourtant bien marquées, des premiers et des plus grands penseurs qui les ont explorés !

RENOUVIER.

L'ACQUISITION DU LANGAGE SELON M. TAINE.

M. Taine a publié, il y a quelque temps, une édition corrigée et augmentée de son livre sur l'Intelligence (1). Cet ouvrage, si riche d'observations et d'analyses psychologiques, où brille un si admirable talent d'exposition, où la philosophie parle une langue si claire et si belle, a été analysé dans la Critique philosophique (2o année, nos 36 et 38). Nous ne voulons parler aujourd'hui que d'une monographie très intéressante, ajoutée sous forme de note en cette édition nouvelle, et qui traite de l'acquisition du langage.

Nous avons là de nouvelles observations sur la façon dont les enfants

(1) DE L'INTELLIGENCE, par H. Taine, troisième édition, corrigée et augmentée, 2 vol. in-18 (Paris, Hachette 1878). Les additions importantes consistent en quatre monographies et en une préface. Ces monographies traitent la première de l'acquisition du langage chez les enfants et dans l'espèce humaine; la seconde des éléments et de la formation de l'idée du moi; la troisième de l'hallucination progressive avec intégrité de la raison; la quatrième de l'accélération du jeu des cellules corticales. Ces quatre monographies ont été jointes, la première et les deux dernières au premier volume, la seconde au deuxième volume, sous forme de notes. Dans la préface, M. Taine indique les théories qu'il a empruntées à d'autres auteurs et celles qu'il juge lui appartenir en propre. Dans le corps même de l'ouvrage, les principaux changements concernent le système nerveux et la physiologie cérébrale.

<< accrochent aux mots que nous leur suggérons des idées sur lesquelles nous ne comptions pas, et généralisent spontanément en dehors et au delà de nos cadres ». Les exemples abondent de cette spontanéité et de cette originalité de généralisation qui jusqu'ici n'avaient pas obtenu des philosophes l'attention qu'elles méritent. En voici un, assez frappant, que rapporte M. Taine: il s'agit d'une petite fille de douze mois. « Cet hiver, on la portait tous les jours chez sa grand'mère, qui lui montrait très souvent une copie peinte d'un tableau de Luini où est un petit Jésus tout nu; on lui disait en lui montrant le tableau : « Voilà le bébé. » Depuis huit jours, quand, dans une autre chambre, dans un autre appartement, on lui dit en parlant d'elle-même : « Où est le bébé » ? elle se tourne vers les tableaux quels qu'ils soient, vers les gravures quelles qu'elles soient. Bébé signifie donc pour elle quelque chose de général, ce qu'il y a de commun pour elle entre tous ces tableaux et gravures de figures et de paysages, c'est-à-dire, si je ne me trompe, quelque chose de bariolé dans un ⚫ cadre luisant. Car il est clair que les objets peints ou dessinés dans l'intérieur des cadres sont de l'hébreu pour elle; au contraire, le carré lustré, lumineux, enserrant un barbouillage intérieur a dû la frapper singulièrement. Voilà son premier mot général : la signification qu'elle lui donne n'est pas celle que nous lui donnons; il n'en est que plus propre à montrer le travail original de l'intelligence enfantine; car si nous avons fourni le mot, nous n'avons pas fourni le sens; le caractère général que nous voulions faire saisir à l'enfant n'est pas celui qu'elle a saisi; elle en a saisi un autre, approprié à son état mental, et pour lequel aujourd'hui nous n'avons point de nom précis.

On voit que les enfants créent le sens des mots dont ils se servent. Ils en font, comme nous, des signes d'idées générales, et cela dès l'origine, mais d'idées générales différentes des nôtres, dont ils se rapprochent peu à peu par suite des communications intellectuelles établies entre eux

et nous.

Nous voilà loin de la thèse bonaldienne de la révélation divine du langage. «La pensée, disait de Bonald, se manifeste à l'homme, se révèle, avec l'expression et par l'expression, comme le soleil se montre à nous par la lumière. La pensée est inséparable de la parole. Qu'est-ce que penser? C'est parler à soi-même, c'est parler intérieurement. Il n'est donc pas exact de dire que la pensée est l'antécédent et la cause de la parole; ce qui est vrai, c'est que la parole intérieure a précédé la parole extérieure; en d'autres termes, que l'homme pense sa parole avant de parler sa pensée. Mais pour parler intérieurement, pour penser sa parole, il faut savoir la parole, proposition évidente et qui exclut toute idée d'invention de la parole par l'homme. L'homme a donc, à quelque instant qu'on suppose de la durée, appris, reçu la parole comme il l'apprend et la reçoit encore aujourd'hui. » Il n'était pas difficile de montrer la faiblesse de cette argumentation. La révélation du langage, pouvait-on ré

pondre à de Bonald, la tradition des mots serait absolument inutile si nous n'avions la faculté d'élever les mots à l'état de signes; elle suppose donc cette faculté et ne l'explique pas. Que le mot soit appris ou inventé, il n'importe, c'est l'esprit, c'est la pensée qui s'en empare et qui produit, qui crée vraiment le signe comme tel. En un mot, il y a dans le langage deux choses à distinguer : le signe et la matière du signe. Or, si la révélation du langage nous donne la matière du signe, elle est impuissante à nous donner le signe même, qui vient nécessairement de notre activité spirituelle. La matière du signe étant essentiellement 'arbitraire, il est puéril de lui attribuer une origine surnaturelle. Si je puis naturellement transformer en signe le mot que je répète après l'avoir entendu articuler par un être intelligent, pourquoi ne pourrais-je naturellement transformer en signe le son que je produis pour exprimer mes sentiments et pour imiter les bruits de la nature? En quoi l'un est-il plus difficile à comprendre que l'autre?

Cette critique générale de la doctrine bonaldienne, qu'on pouvait faire a priori, se trouve aujourd'hui singulièrement fortifiée par les observations de M. Taine. Il ne reste évidemment rien de cette doctrine, si nos mots, que répètent les enfants, n'ont pas dans leur esprit le sens qu'ils ont dans le nôtre, si la parole que nous leur apprenons n'a pas la puissance d'éveiller en eux, comme on le supposait faute d'y regarder de près, l'espèce de pensée dont elle semblait pour nous inséparable. Il y a plus M. Taine remarque qu'il arrive aux enfants d'inventer non seulement le sens, mais encore le son; et si cette faculté de création ne se manifeste pas davantage, ne prend pas de développement, s'arrête et semble mourir presque à sa naissance, c'est sans nul doute parce que nous la dispensons et lui ôtons l'occasion de s'exercer en leur fournissant nos mots. Portés par leur faculté d'imitation et constamment sollicités par leur nourrice à répéter ceux que nous leur faisons entendre, ils n'ont pas besoin d'en créer d'autres. M. Taine cite les trois mots tem, ham, et oua-oua, créés par sa petite fille.

« Tem, - d'abord et pendant plus de quinze jours, l'enfant a prononcé ce mot tem comme le mot papa, sans lui donner un sens précis, à la façon d'un simple ramage; elle exerçait une articulation dentale terminée par une articulation labiale et s'en amusait. Peu à peu, ce mot s'est associé en elle à une intention distincte, aujourd'hui il signifie pour elle donne, prends, voilà, regarde; en effet, elle le prononce très nettement, plusieurs fois de suite, avec insistance, tantôt pour avoir un objet nouveau qu'elle voit, tantôt pour nous engager à le prendre, tantôt pour attirer sur lui notre attention. Tous ces sens sont réunis dans le mot tem. Peut-être vient-il du mot tiens, qu'on a employé souvent avec elle et dans un sens assez voisin. Mais il me semble plutôt que c'est un mot créé par elle et spontanément forgé, une articulation sympathique, qui d'elle-même s'est trouvée d'accord avec toute intention arrêtée et distincte, et qui, par

suite, s'est associée à ses principales intentions arrêtées et distinctes, lesquelles sont aujourd'hui des envies de prendre, d'avoir, de faire. prendre, de fixer son regard ou le regard d'autrui. En ce cas, c'est un geste vocal naturel, non appris, à la fois impératif et démonstratif, puisqu'il exprime à la fois le commandement et la présence de l'objet sur lequel porte le commandement; la dentale t et la labiale m réunies dans un son bref, sec, subitement étouffé, correspondent très bien, sans convention et par la seule nature, à ce sursaut d'attention, à ce jaillissement de volonté brusque et nette...

Ici tout est créé, le son et le sens.

« Ham (manger, je veux manger). Ce son est apparu au quatorzième mois; pendant plusieurs semaines, je ne l'ai considéré que comme un gazouillement. A la fin, j'ai vu qu'il se produisait, sans jamais manquer, en face de la nourriture. Maintenant, l'enfant ne manque jamais de le proférer quand elle a faim ou soif, d'autant plus qu'elle voit que nous le comprenons et que par cette articulation elle obtient à boire et à manger. Quand on l'écoute avec attention et quand on essaie de le reproduire soi-même, on s'aperçoit que c'est le geste vocal naturel de quelqu'un qui happe quelque chose; il commence par une aspirée gutturale voisine d'un aboiement et finit par l'occlusion des lèvres exécutée comme si l'aliment était saisi et englouti; un homme ne ferait pas autrement si parmi des sauvages, les mains liées, et n'ayant pour s'exprimer que ses organes vocaux, il voulait dire qu'il a envie de manger. - Peu à peu, l'intensité et la singularité de la prononciation primitive se sont atténuées; nous lui avons répété son mot, mais en l'adoucissant; par suite, chez elle, la portion gutturale et labiale a cessé de prédominer; la voyelle intermédiaire a pris le dessus, au lieu de hamm, c'est am, et maintenant, à l'ordinaire, nous nous servons de ce mot comme elle; l'originalité, l'invention est si vive chez l'enfant, que s'il apprend de nous notre langue, nous apprenons de lui la sienne.

Qua-oua. Ce n'est guère que depuis trois semaines (fin du seizième mois) qu'elle prononce ce mot dans le sens de chose bonne à manger. Nous sommes restés quelque temps sans le comprendre, car elle l'employait depuis longtemps et l'emploie encore aussi dans le sens de chien. Pas un aboiement dans la rue qui n'évoque chez elle ce mot dans le sens de chien et avec le plaisir vif d'une découverte. Dans le nouveau sens, le son a oscillé entre vava et oua-oua pour se fixer maintenant à oua-oua. Probablement, le son que j'écris oua-oua est double pour elle, selon la signification double qu'elle y attache; mais mon oreille ne peut saisir cette différence; les sens des enfants, bien moins émoussés que les nôtres, perçoivent des nuances délicates que nous ne distinguons plus. Quoiqu'il en soit, à table, à la vue d'un mets dont elle a envie, elle dit plusieurs fois de suite oua-oua; elle dit aussi le même mot, quand, après en avoir mangé, elle veut en manger encore; mais c'est toujours en présence d'un mets et pour désigner quelque chose de mangeable. En cela, le mot se

distingue de am, qu'elle n'emploie que pour désigner son envie de manger, sans spécifier la chose à manger. Ainsi quand, dans le jardin, elle entend sonner la cloche du dîner, elle dit am et non oua-oua; au contraire, à table, devant une côtelette, elle dit oua-oua et bien moins souvent am. »

Sur l'acquisition du langage par l'espèce humaine, M. Taine adopte et expose les vues de M. Max Müller, déclarant que « les conclusions auxquelles M. Max Müller arrive par la philologie sont celles auxquelles il est arrivé, lui, par la psychologie. » Il y a deux sortes de langages, l'un qu'on peut appeler émotionnel et qui nous est commun avec les brutes, l'autre auquel convient le nom de rationnel et qui est propre à l'homme. Le langage émotionnel comprend les cris, les interjections, les sons imitatifs. Le langage rationnel se compose de mots qui évoquent, non des représentations sensibles, mais des concepts généraux. Les mots primitifs correspondant aux concepts sont des racines. Des racines et des concepts, voilà la production spéciale de l'intelligence humaine. Les racines ne sont ni des imitations ni des interjections; mais les sons imitatifs et interjectionnels sont les matériaux avec lesquels l'esprit humain les a formées. M. Max Müller voit dans les racines de chaque langue la barrière qui sépare l'homme de la bête. Selon M. Taine, cette barrière n'est pas « une saillie abrupte et tranchée »; il tient que des transitions y conduisent, et « qu'avant la période des racines, il y a eu celle des interjections et des imitations, comme avant la période des haches en pierre polie il y a eu celle des haches en silex grossièrement taillé, comme avant la période de l'algèbre il y a eu celle de l'arithmétique ». Entre les animaux qui en restent aux interjections et aux imitations, et l'homme qui arrive aux racines où les animaux n'arrivent. pas, il ne voit qu'une différence de degré, analogue à celle qui sépare une race bien douée, comme les Grecs d'Homère, et les Aryens des Védas, d'une race mal douée, comme les Australiens et les Papous, analogue à celle qui sépare un homme de génie d'un lourdaud.» « En effet, dit-il, un esprit naturellement borné ne peut suivre les abstractions d'un certain ordre; nous connaissons des gens qui, quoiqu'ils fassent et quoiqu'on fasse, n'entendront jamais la Mécanique céleste de Laplace ou la Logique de Hégel. A grand peine, et par des efforts multipliés, ils parviendront à monter un ou deux des échelons; jamais ils n'arriveront à la moitié de l'échelle, à plus forte. raison au sommet. De même un singe, un chien, un perroquet, fait quelques pas dans le premier stade du langage; il comprend son nom, souvent le nom de son maître, parfois un ou deux autres mots, surtout avec l'intonation avec laquelle on les prononce; mais il en reste là; il ne dépasse pas la période des interjections et des imitations; il est même fort loin de la parcourir toute entière; à plus forte raison il n'entre pas dans le second stade, celui des racines. Ainsi, le singe est sur la même

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