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L'attaque dirigée contre cet article, quoique formelle et directe, est dissimulée avec un art remarquable. Les juges, dit-on, seront inamovibles après un an. Qui ne croirait que les juges ayant été inamovibles jusqu'ici, il s'agit de leur imprimer pour la première fois le caractère de l'inamovibilité qui leur manquait, avec cette restriction, qui se fait à peine percevoir, qu'ils ne sont néanmoins inamovibles qu'après un an. Cette marche, Messieurs, n'est pas franche, et la Chambre se devrait à elle-même de ne pas l'adopter, quand elle adopterait la proposition. Il faudrait dire en ce cas, parce que la bonne foi l'exige, et qu'il n'y a pas de dignité hors de la bonne foi, il faudrait dire: Nonobstant l'article 58 de la Charte, les juges nommés par le roi ne seront inamovibles qu'après un

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L'orateur passait ensuite à examiner la mesure en elle-même, qu'il présentait et qu'on devait, disait-il, repousser, comme la négation de l'inamovibilité, d'un principe social supérieur à la Charte, supérieur à toutes les formes de gouvernement, même à la monarchie légitime. .:

« Nous éprouverions peut-être, Messieurs, un sentiment pénible, si la proposition que nous devons rejeter par cela seul qu'elle est contraire à la Charte, nous faisait entrevoir une amélioration importante du régime social, ou si elle paraissait commandée par les circonstances. Mais on peut dégager la Chambre de cette anxiété; on peut lui prouver, avec la dernière évidence et en très peu de mots, que l'innovation proposée n'est pas seulement subversive de la Charte, mais qu'elle ébranle la société jusque dans ses fondements; que si l'inamovibilité absolue des juges n'était pas dans la Charte, il faudrait se hàter de l'y introduire, et que la société, qui a toujours besoin de ce principe, la réclame avec bien plus de force quand elle a été déchirée par les factions, et troublée par de longs désordres.

Considérez, Messieurs, la société en elle-même, le but pour lequel elle existe, la nature et la diversité des pouvoirs qu'elle institue pour l'atteindre; vous reconnaitrez que l'action de tous ces pouvoirs vient se résoudre et se confondre dans l'action du pouvoir judiciaire. Les lois civiles et criminelles ne sont que la règle des jugements. Le pouvoir qui veille sans cesse à la sûreté de tous et de chacun, ne déploie la force de la société, dont il est dépositaire, que pour amener ceux qui la troublent devant les tribunaux ; et dans ce combat de la sociéte tout entière contre quelques-uns de ses membres, les victoires de la société sont des jugements. Ce sont encore des jugements qui règlent les droits incertains, qui commandent l'exécution des promesses, qui répriment les agressions de la cupidité et de la mauvaise foi. En un mot, tous les droits naturels et civils de l'homme en société sont sous la garde des tribunaux, et reposent uniquement sur l'intégrité des juges qui les composent. En vain le pouvoir législatif promulguerait des lois, si les lois ne dictaient pas les jugements; en vain le pouvoir exécutif instituerait des tribunaux, en

vain il les armerait du glaive, s'ils n'en faisaient pas l'usage indiqué par les lois, où s'ils le tournaient contre l'innocence.

<< Puisqu'on peut dire avec vérité que la société existe ou qu'elle n'existe pas selon que la justice est bien ou mal administrée, il n'y a pour elle aucun intérêt aussi grand que l'équité et l'impartialité des jugements; et par cette raison, il n'y a pas de ministère aussi important que celui du juge. Lorsque le pouvoir chargé d'instituer le juge au nom de la société appelle un citoyen à cette éminente fonction, il lui dit : organe de la loi, soyez impassible comme elle. Toutes les passions frémiront autour de vous; qu'elles ne troublent jamais votre âme. Si mes propres errcurs, si les influences qui m'assiègent, et dont il m'est si malaisé de me garantir entièrement, m'arrachent des commandements injustes, déşobéissez à ces commandements; résistez à mes séductions; résistez à mes menaces. Quand vous monterez au tribunal, qu'au fond de votre cœur il ne reste ni une crainte, ni une espérance; soyez impassible comme la loi. Le citoyen répond: je ne suis qu'un homme, et ce que vous me demandez est au-dessus de l'humanité. Vous êtes trop fort et je suis trop faible; je succomberai dans cette lutte inégale. Vous méconnaitrez les motifs de la résistance que vous me prescrivez aujourd'hui, et vous la punirez. Je ne puis m'élever toujours au-dessus de moi-même, si vous ne me protégez à la fois et contre moi, et contre vous. Secourez donc ma faiblesse; affranchissez-moi de la crainte et de l'espérance; promettez que je ne descendrai point du tribunal, à moins que je ne sois convaincu d'avoir trahi les devoirs que vous m'imposez. Le pouvoir hésite; c'est la nature du pouvoir de se dessaisir lentement de sa volonté. Éclairé enfin par l'expérience sur ses véritables intérêts, subjugué par la force toujours croissante des choses, il dit au juge : vous serez inamovible.

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«Tels sont, messieurs, l'origine et les motifs, l'histoire et la théorie du principe de l'inamovibilité; principe absolu, qu'on ne modifie point sans le détruire, et qui périt tout entier dans la moindre restriction; principe qui consacre la Charte, bien plus que la Charte ne le consacre, parce qu'il est antérieur et supérieur à toutes les formes et à toutes les règles de gouvernement qu'il surpasse en importance; principe auquel tend toute société qui ne l'a pas encore obtenu, et qu'aucune société ne perd, après l'avoir possédé, si elle n'est déjà tombée dans l'esclavage, principe enfin, qu'on a toujours vu, qu'on verra toujours menacé par la tyrannie naissante et anéanti par la tyrannie toute puissante.

« Ces doctrines classiques parmi nous depuis plusieurs siècles vous sont familières, messieurs, comme à tous les esprits éclairés. Elles sont confirmées par une longue expérience et par nos plus déplorables souvenirs. Il n'y a pas de publiciste, de quelque réputation, qui ne les ait exposées et défendues...

« L'inamovibilité du juge, ou l'indépendance du pouvoir judiciaire, car c'est une seule et même chose, a, dit-on de fàcheuses conséquences.

Qui en doute, messieurs? La question n'est pas là. Quand on aura triomphé dans l'énumération de ses conséquences, il en faudra bien venir à examiner si l'amovibilité n'en a pas de plus terribles. Telle est la condition des sociétés que les institutions les plus parfaites ne sont au fond que des calculs de probabilité, dont le résultat est de préférer un moindre mal à un plus grand. Voilà tout ce qu'a pu faire la raison méditant sur l'expérience; voilà toute la perfection permise aux sociétés humaines. Cependant, ces inconvénients auxquels une sagesse profonde se résigne, comme une rançon pour échapper à des maux intolérables, ils se montrent à tous les yeux, tandis que la réflexion seule découvre les maux rachetés à ce prix; ils se reproduisent sans cesse, pour être le scandale des esprits superficiels, le lieu commun des déclamateurs, la pâture éternelle des factions qui en nourrissent leurs fureurs...

« Oui, messieurs, l'inamovibilité des juges entraîne avec elle des conséquences que je déplore avec vous; elles ne sont cependant pas telles qu'on se plaît à les décrire. Les méprises sont inévitables, j'en conviens; elles sont irréparables, j'en conviens encore; mais celle qui n'auront pas pu être évitées et qui n'auront pas leur remède dans l'inamovibilité ellemême, ne seront jamais ni si funestes, ni si nombreuses, qu'il faille renverser la Charte et la société pour s'y soustraire. Et, parmi ces erreurs, je suis loin de comprendre tous les choix que la légèreté, l'envie, l'ignorance ou même le désir du mieux appelleront mauvais...

<< Hélas! messieurs, en quel nombre sont-ils donc ceux qui sont restés debout, dans l'abaissement presque universel des esprits et des courages? En quel nombre ont-ils jamais été ceux qui ont réuni toutes les qualités dont notre imagination forme le caractère du juge, et qu'elle impose aujourd'hui à quiconque est produit par le gouvernement sous ce titre ? Ne calomnions pas la nature humaine en lui demandant au delà de ce qui lui avait été donné. Le monde a toujours été gouverné par la médiocrité en tout genre. Quand nous aurons recueilli tous les débris de la tempête, en comparant ce qui nous reste à ce qu'ont possédé nos pères, nous trouverons que nous avons beaucoup perdu, surtout en désintéressement et en courage; mais ce qui nous manque, ne l'attendons que du principe de l'inamovibilité. Seul, il relèvera nos tribunaux, parce que seul il a l'admirable propriété de rendre de mauvais choix beaucoup moins mauvais, et des choix médiocres excellents. »

Écoutons maintenant Chateaubriand. Il suivait d'abord ses adversaires sur le terrain de la Charte et s'efforçait de justifier, au point de vue constitutionnel, le projet de résolution voté par la Chambre des députés.

« Qu'il me soit permis, disait-il, de rappeler que j'ai un peu étudié la Charte; j'en ai été le premier commentateur; je l'ai défendue lorsqu'elle était attaquée; je crois donc avoir acquis le droit d'en parler librement,

sans qu'on puisse me soupçonner d'y être moins attaché que ceux qui combattent la résolution. Eh bien, Messieurs, cette résolution ne donne pas, selon moi, la plus petite atteinte à la Charte. Il est certain que l'article 57 comparé à l'article 58, laisse une certaine liberté, et que la proposition peut être regardée comme un moyen terme qui sert à lier ces mots de nomination et d'institution employés dans les deux articles.

<< Mais, sans tenir à cette interprétation, il est de principe qu'on ne viole pas la Charte parce qu'on supplie l'autorité royale d'en suspendre temporairement un article. Vous-mêmes, Messieurs, ne venez-vous pas de concourir à la formation de quelques lois dont le but est d'arrêter l'action de plusieurs dispositions de la Charte ?.....

«

D'ailleurs, il faut faire une distinction entre une constitution établie et une constitution qui commence on doit craindre de toucher à la première; mais, pour mettre la seconde en mouvement, on est quelquefois obligé de se placer en dehors de cette même constitution. N'est-ce pas ce qu'on a fait cette année pour la formation de la Chambre des députés ?... Il en est ainsi, Messieurs, de la partie de la constitution qui regarde l'ordre judiciaire; cette partie n'est pas achevée; elle n'a pas encore reçu son entière exécution. Il ne s'agit pas d'enlever aux juges, par la suspension temporaire de l'institution royale, un caractère déjà imprimé; il s'agit de savoir comment on les revêtira de ce caractère. La Charte pose en principe l'inamovibilité; mais elle ne dit pas dans quel délai, avec quelle précaution on appliquera ce principe : elle en laisse le soin à la prudence de la loi. C'est donc une loi sur cet important sujet que la résolution demande, elle cherche très justement à diriger notre attention vers le choix des juges. L'inamovibilité, inconnue dans les gouvernements républicains et dans les empires despotiques, convient aux monarchies tempérées, qui se composent de pouvoirs indépendants; elle est dans l'intérêt de l'État, dans l'intérêt des justiciables; mais son excellence dépend de la bonté des choix; car si les choix sont mauvais, l'inamovibilité, le plus grand des biens, deviendrait le plus grand des

maux. »>

Chateaubriand, comme on le voit, était loin de repousser l'inamoviEilité; il lui reconnaissait, au contraire, une haute importance; elle convenait, selon lui, à la monarchie de la Charte; elle entrait à merveille dans un système de pouvoirs indépendants. Mais il fallait prendre garde de sacrifier à l'indépendance de chacun de ces pouvoirs le lien qui les unissait, le but auquel ils devaient tous concourir, la force du système qu'ils formaient. Dans le cas de la magistrature, il fallait envisager, en même temps que l'intérêt des justiciables, l'intérêt de l'État, l'intérêt supérieur de conservation et de consolidation du système politique dont l'ordre judiciaire faisait partie. Telle était la pensée du brillant orateur légitimiste. Sur la question de théorie, de principe, il était d'accord avec le chef des doctrinaires. Mais il s'agissait ici de l'application. Les juges

seraient inamovibles: voilà qui était entendu. Mais le gouvernement, d'après la Charte, avait le droit et le devoir de les choisir. Ne convenaitil pas qu'on lui permit d'exercer ce droit, de remplir ce devoir avec prudence, sans précipitation, après examen des situations, des titres, des antécédents, en pleine connaissance de cause? Ne convenait-il pas qu'on lui laissât le temps de revenir sur des choix dont la valeur était mise en doute et contre lesquels s'élevaient des réclamations? Le lui refuser, n'était-ce pas rendre illusoire, comme garantie de l'autorité monarchique, le droit de nomination royale ?

« De nos jours, notre antique justice a fait naufrage comme le reste de la France. Il s'est formé de ses débris des tribunaux où tout est nouveau, jusqu'au code d'après lequel ils prononcent sur l'honneur, la vie et la fortune des citoyens. Qui vous répond de vos juges? La religion ? mais n'est-elle pas aujourd'hui séparée de tout, comme elle était autrefois dans tout? La morale ? mais pourrait-on dire que sous le rapport des mœurs nous sommes ce qu'étaient nos pères ? L'éducation ? mais les bonnes études n'ont-elles pas péri au milieu de nos discordes ? Parmi les magistrats qui composent le nouvel ordre judiciaire, il en est sans doute qui auraient fait honneur, même à notre ancien barreau; cependant, nous ne pouvons pas nous le dissimuler, la voix publique s'élève de toutes parts. Tant d'hommes depuis vingt-cinq ans ont échappé à la vue dans le tourbillon révolutionnaire? Ne leur demandons pas des vertus qui ne sont pas de leur siècle; faisons une ample part au temps et au malheur; oublions beaucoup de choses; usons d'une grande indulgence : mais sera-ce employer trop de rigueur que de vouloir connaitre un peu les juges avant de les choisir? Et pour les connaître, ne faut-il pas prendre le temps nécessaire? Trop d'empressement nous exposerait à donner à l'iniquité l'inamovibilité de la justice. >>

Ici Chateaubriand abordait l'examen des objections que faisait l'école libérale à la mesure proposée. Retarder l'institution royale, c'était, disait-on, jeter l'inquiétude dans une multitude de familles. Le juge, pendant un an, ne saurait comment juger : dénoncé par la partie condamnée, il craindrait toujours d'être dépouillé. D'une part, on ferait des juges hypocrites; de l'autre, on s'exposerait à perdre des magistrats recommandables. Aucun homme ne se soucierait d'occuper une place qu'une calomnie pourrait lui ravir: il refuserait de se soumettre à cette honteuse défiance de la loi. La réponse de Chateaubriand à ces objections ne manquait ni de force ni d'éloquence.

« Voilà de grandes paroles, messieurs, mais tout cela est-il bien juste? Je ne sais si les magistrats se soulèveront contre ce délai d'une année; je sais qu'ils n'ont point murmuré quand Bonaparte s'est donné cinq ans pour confirmer l'inamovibilité. De plus, une mesure générale n'est insultante pour personne : on n'est pas persécuté parce qu'on n'est pas définitivement fixé dans la place que l'on occupe. Si l'amovibilité était une

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