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LA CRITIQUE PHILOSOPHIQUE

POLITIQUE, SCIENTIFIQUE, LITTÉRAIRE

DU PRINCIPE ET DES VICES DE LA CASUISTIQUE CLERICALE.

La discussion du projet de loi Ferry sur la liberté de l'enseignement › supérieur, a ramené l'attention du public sur un de ces sujets qu'on a le tort de croire écartés par le progrès des esprits, et que ne manquent pas de ramener de temps à autre les vicissitudes de la lutte entre le catholicisme et la pensée moderne. La théorie morale connue sous le nom de casuistique n'intéresse pas seulement le théologien; elle subsiste de manière ou d'autre pour le moraliste philosophe, obligé de se prononcer sur la question de classification et de gravité relative des fautes, et elle prend une importance particulière, même en politique, eu égard à l'éducation et à la législation, dans les États infectés du virus théocratique. Le clergé papiste prétend, en vertu du droit divin et d'une autorité supérieure aux lois civiles et pénales, décider de ce qui est bien ou mal, et marquer les degrés de permission ou de culpabilité des actes universellement cités devant son tribunal. Il n'est donc pas étonnant qu'aujourd'hui, comme au temps des Lettres provinciales, la casuistique ait été, à son tour, appelée à répondre devant la conscience de l'honnête homme; car la situation n'est pas si changée qu'on veut bien la croire, ni l'ancien débat moral entre le christianisme et le jésuitisme bien différent de celui qui se poursuit entre le laïcisme et le catholicisme romain. Seulement, des questions autrefois renfermées dans l'enceinte des écoles et des livres font leur apparition à la tribune où se débattent les affaires publiques, à l'étonnement de ceux qui se refusent encore à comprendre que tout ce qui intéresse l'éducation et la moralité est de la compétence d'un Etat républicain, et engage les devoirs du gouvernement envers le peuple.

Le champ des controverses s'est tellement agrandi depuis un siècle, en même temps que s'est élevé, grâce à la Révolution, le point de vue d'où l'on envisage les religions et la morale, qu'il semblait que les représentants de la nation devaient se trouver en état de procéder à un examen comparatif de l'enseignement catholique et de l'enseignement laïque, et de se rendre compte du principe du premier, de sa méthode, pour en mieux dévoiler les vices. Et puisque on jugeait à propos de mettre particulièrement la casuistique en cause, on aurait pu se demander en quoi pèche essentiellement celle des théologiens du papisme, au lieu de VIII 3

CRIT. PHILOS.

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s'attaquer à des points de détail sur lesquels on pouvait parfois se méprendre. C'est ce qu'on n'aurait pas manqué de faire si la théologie n'était pas devenue une étude surannée, inconnue hors des séminaires, si la culture des sciences n'avait pas trop fait négliger aux bons esprits celle de la psychologie et de la morale en ces parties qui répondent à des chapitres de l'ancienne théologie morale, et si, pour tout dire, on n'avait pas rompu avec la vieille logique, qui a pourtant du bon, aussi bien que pris en dédain des questions qu'on appelle subtiles, et qui ne laissent pas de s'imposer à l'attention à cause de leurs rapports avec la pédagogie et les mœurs.

Nous voudrions ici remonter au principe même de la casuistique, afin d'en découvrir le vice et d'en signaler le vrai danger, en tant qu'on la considère non comme une étude morale spéculative, mais comme un exercice habituel de l'esprit chez l'agent moral, ou chez celui qui s'attribue la fonction de le confesser et de le diriger. Toutefois, c'est de l'enseignement surtout que nous nous préoccupons aujourd'hui. Nous allons donc laisser de côté les abus les plus connus, mille et mille fois décrits et stygmatisés, de la casuistique. Tout a été dit sur les restrictions mentales, sur la direction d'intention, sur la justification des moyens par la fin. Ce sont des produits de la méthode cléricale, sans doute, mais non pas absolument nécessaires; avec eux nous n'allons pas à la racine du mal. De plus, ils n'intéressent l'enseignement que d'une manière indirecte, par la confession auriculaire, et ne touchent à l'éducation que par suite d'une espèce d'infiltration naturelle de l'esprit des maîtres cléricaux dans l'esprit de leurs élèves. On conçoit en effet que les confesseurs et directeurs des princes et des gens du monde qu'il s'agit de retenir dans le giron de l'Église, en condescendant à leurs vices et évitant de les trop gêner en leurs trains accoutumés de vivre et d'agir, ont eu un intérêt capital à vicier les examens de conscience par l'admission des directions d'intention et des restrictions mentales. De là ce travail systématique de corruption de la morale auquel se sont livrés les casuistes, les jésuites plus que d'autres, vu la mission qu'ils se sont donnée dans le monde, mais non certes les seuls. Mais il s'en faut que le même intérêt se retrouve pour eux dans l'œuvre de l'éducation. Au contraire, ils y font de leur mieux, et quoiqu'ils usent de douceur plus que de sévérité, quoiqu'ils s'accommodent aux faiblesses et aux exigences des parents et des élèves, il est clair qu'ils ne pourraient enseigner à ces derniers l'art de mentir aux hommes et à leur conscience, sans leur apprendre du même coup à tromper leurs maitres. L'éducation se contredirait elle-même. D'ailleurs, les motifs que peut avoir un directeur de faire transiger la morale, à l'aide de la casuistique, avec les « péchés des hommes, ne sont applicables qu'à des cas relativement légers, ou même à des vétilles, quand il s'agit de jeunes gens encore sous la règle, sans responsabilité et sans pouvoir. Ajoutons que les ressources immorales de la casuistique

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ne sont pas mises à la portée des élèves ordinaires, cette « science » ellemême n'étant pas enseignée ailleurs que dans les grands séminaires, et concluons que c'est dans son principe et non dans telles ou telles de ses conséquences qu'il faut chercher l'origine d'un esprit moral corrompu qui règne sur les professeurs cléricaux, comme sur le prêtre en général, et de là descend et s'insinue chez les jeunes gens qu'ils élèvent, par de nombreux canaux de transmission spontanée dont une éducation dépend. Ceux-ci, pour n'être pas disposés en forme d'enseignement proprement dit, ne déversent que mieux bien souvent leur contenu dans les

âmes.

Nous parlons d'une corruption inhérente à l'esprit prêtre, et ceci porte naturellement notre pensée sur un vice des plus anciennement avérés de toute morale théocratique. A mesure qu'une religion s'éloigne de son origine de révélation indépendante et de foi populaire, pour revêtir un caractère sacerdotal, les formes, les rites, les ordonnances de culte qui profitent au clergé, prennent le pas sur les croyances directement constituées, et les préceptes essentiels; les décisions de l'autorité ecclésiastique se substituent aux arrêts de la conscience personnelle. Nulle religion organisée n'a échappé à cette évolution de décadence, en sorte qu'on peut dire que la marche historique des religions, durant de longues périodes, est inverse de celle des sciences. Les sciences se perfectionnent et s'épurent en avançant, les religions se corrompent et se dégradent. Aussi les réformes religieuses sont-elles des mouvements de retour vers les origines. Les théories modernes du progrès ont négligé ce fait capital. Il est vrai qu'elles n'ont pas mieux tenu compte des éclipses de l'esprit critique et scientifique, et du caractère de renaissance qui appartient sous ce rapport à notre âge moderne.

De cette corruption du christianisme, d'où procéda le catholicisme, il est sorti deux conséquences, qui toutes deux touchent au principe de la casuistique morale. La première, c'est que, dans la classification des fautes, les manquements à la loi ecclésiastique ont usurpé en grande partie la place qui devait revenir aux violations de la justice ou à d'autres devoirs fondés sur la nature morale de l'homme. Et ce n'est pas tout, car là même où les théologiens ont édifié leurs préceptes sur de vrais fondements moraux, la morale religieuse a comporté pour eux la négation ou l'oubli de la morale juridique, essentielle dans les États libres et les sociétés civilisées. La seconde conséquence, encore plus importante en un sens et non moins étroitement liée à notre sujet, consiste en ce que la définition du péché se trouvant dévolue au prêtre, la morale étant devenue une science de prêtre, et menant avec elle une casuistique aisément subtile, dont le pécheur en général n'est pas plus capable de connaître et de disputer qu'il ne l'est, suivant la loi ecclésiastique, de se juger ou de s'absoudre lui-même, il arrive que la conscience est subordonnée à la théologie, et doit se régler sur des principes et d'après des

raisonnements qui lui viennent du dehors, dont elle n'a pas elle-même le discernement.

Dans les cas mêmes où l'agent moral est son propre casuiste, il y a un grand danger pour lui à subtiliser sur ses fautes commises ou à commettre, et à chercher à justifier par des définitions et des distinctions certains de ces actes qui, soumis directement au tribunal de la conscience, auraient paru tout d'abord condamnables, bien plus, qui le paraissent toujours, mais qu'on parvient à innocenter par des raisons qu'on veut être bonnes, et qui ne sont au fond que des moyens plus ou moins spécieux pour ce qui s'appelle maximer sa conduite. Le plus périlleux des pièges tendus à la moralité est ainsi dressé systématiquement par toute casuistique.

La théologie morale est, il est vrai, d'accord avec la morale philosophique à déclarer, en termes généraux, que l'agent moral ne doit point se déterminer à l'acte en sens contraire du dictamen de la conscience personnelle. Mais ensuite, et par le fait, elle revient complètement sur ce qu'elle a paru concéder, puisqu'elle a sa casuistique, œuvre d'autorité, et qu'en faisant à la conscience un commandement de recourir à cette autorité vivante, au moins dans les cas douteux, et de se laisser diriger en tous, elle lui retire le droit et le devoir qu'elle disait lui reconnaître. Inutile d'ajouter que la tendance réelle du catholicisme a toujours été de détruire l'autonomie chez ses adhérents, et que ce but ne fut jamais plus avoué ni plus près d'être atteint qu'à notre époque.

La morale philosophique peut avoir une casuistique sui generis, œuvre de raison soumise à la raison de chacun, subordonnée dans l'application à la conscience personnelle. Nous pensons même, quant à nous, que l'existence et la définition d'une telle casuistique est le problème essentiel de toute science de la morale, préoccupée du passage difficile de la théorie à la pratique et de l'idéal aux faits. Mais il n'y a nulle comparaison possible d'une philosophie qui, procédant par l'analyse des notions éthiques et l'étude des conditions expérimentales, envisage finalement la moralité des actes dans la conscience autonome, à cette jurisprudence à la fois arbitraire et autoritaire de théologiens, dont le principe est le commandement externe, hétéronome, une loi vivante, et dont la trop commune méthode est un art d'éluder la loi morale, d'accommoder le verdict moral à l'intérêt de l'agent ou à celui du prêtre qui le régente.

Le fondement de toute casuistique quelconque, même rationnelle, a été nié par des philosophes qui ont considéré la violation d'un devoir petit ou grand, et n'importe lequel, — c'est assez qu'on se le reconnaisse et qu'on passe outre sciemment, comme un acte condamnable au souverain chef, excluant par là même toute acception ou distinction de nature, d'importance ou de conséquences dans les faits. De là le célèbre << paradoxe » stoïcien de l'égale gravité des fautes; de là la thèse non moins célèbre de Kant sur le caractère absolument formel du devoir et

sur l'indépendance absolue des impératifs moraux, par rapport aux conséquences des actes et aux passions dont ils peuvent procéder. Ces moralistes n'ont tenu aucun compte ni de l'expérience, ni des conditions nécessaires de la sensibilité et du sentiment, ni de celles des milieux humains et de l'histoire, dont nul de nous ne peut éviter entièrement la solidarité. Il n'y a pourtant à reprendre dans leur doctrine que l'exagération ou, pour nous exprimer plus correctement, que l'impossible application aux faits d'une vérité supérieure, idéale. Ils n'en ont que plus énergiquement réclamé l'affranchissement de la conscience de toute loi externe, et marqué le plus haut degré de perfection éthique, au point de vue de l'obligation.

Les théologiens casuistes se sont placés à l'extrême opposé du stoïcisme et du criticisme kantien. On ne pourrait assurément, sans manquer à l'équité, arguer de taux toutes leurs distinctions de cas et leurs décisions. Cependant, si on a à leur reprocher l'enseignement et les nombreux exemples des procédés qui servent à ruser avec le devoir et à transiger avec l'injustice, leur méthode ne saurait être absoute du vice radical qui a rendu possibles de si tristes déviations de la morale. Une éthique soustraite à la raison personnelle et livrée, tant en pratique qu'en théorie, à une corporation cléricale qui poursuit avant tout son intérêt de domination sur les âmes, doit nécessairement se corrompre. D'autre part, cette éthique n'étant pas fondée sur le principe du juste et des obligations strictes, mais sur l'amour de Dieu et du prochain, qui de lui-même n'enferme point de règle, doit être utilitaire et chercher les motifs des actes permis ou prescrits, non dans le droit et le devoir, mais dans les fins à atteindre et dans ce que Kant a si bien nommé les impératifs hypothetiques. Enfin les préceptes étant ainsi donnés extérieurement et formulés par l'autorité, laquelle s'attribue la connaissance des bonnes fins et le discernement des cas et des actes suivant qu'ils y sont ou non conformes, il arrive que les docteurs et les chargés d'âmes se forment des jurisprudences non seulement diverses mais variables, variables selon les besoins et les occurrences et l'humeur des casuistes eux-mêmes. Remarquons en effet que le caractère des décisions qui ne sont point motivées par l'impératif catégorique (droit et devoir, respect et liberté), mais par des appréciations de nature incertaine, est de manquer de fixité comme de preuve. Ces jurisprudences, ce sont les traités des casuistes et les coutumes encore plus libres des confesseurs et directeurs de conscience qui s'en inspirent.

Nous voici à la source de la doctrine dite du probabilisme. Elle découle du fait que l'autorité décide de ce qui est permis, prescrit ou défendu en chaque cas, et de ce que, dans les cas complexes ou sujets à interprétations ou distinctions, lesquels ne le seraient pas en pratique ou dans les mille hypothèses sur lesquelles l'imagination s'exerce? l'autorité est divisée, et des docteurs également autorisés tiennent pour des opi

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