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l'homme, il n'entre rien de réel. Cette conclusion a été trouvée la plus étrange du monde. Elle sauve la liberté en la dépouillant de son contenu. Donnons encore quelques formules de la toute-puissance ou plutôt de la toute action divine selon Malebranche: « Dieu seul est la cause de notre être; lui seul est la cause de la durée de notre être, ou de notre temps; lui seul est la cause de nos connaissances; lui seul est la cause des mouvements naturels de nos volontés; lui seul est la cause de nos sentiments, le plaisir, la douleur, la faim, la soif, etc.; — lui seul est la cause de tous les mouvements de nos corps (1). » Comment l'homme resterait-il le propre agent de quelque chose, si toutes les modifications de son être, les changements relatifs à son corps, à sa sensibilité, à ses passions, à ses idées ou connaissances et à ses volontés ont également Dieu pour cause?

Il serait incompréhensible que des actes de consentement ou de suspension de jugement qui ne sont rien de réel ne laissassent pas d'avoir pour conséquences des changements aussi considérables dans le monde que ceux qui dépendent de ce que l'homme peut faire ou ne pas faire en se déterminant pour les biens particuliers, s'il est vrai qu'il se détermine librement, ou qu'en d'autres termes il y ait des futurs qui ne deviennent des présents qu'autant que le libre arbitre choisit de consentir ou de rester en suspens, pour consentir ensuite à d'autres choses. Mais pour peu qu'on sache ce que c'est que la théologie, on devine qu'au fond cet inconvénient est écarté. Tout ce que Dieu doit jamais faire est déjà fait pour lui, et par conséquent tout ce dont Dieu doit être la cause à l'occasion des actes libres de l'homme, aussi bien que de ses modifications nécessaires, est dès à présent déterminé et même exécuté en ce qui concerne Dieu; d'où il suit que la liberté humaine ne confère aucune réalité nouvelle en quoi que ce soit à quoi que ce soit. « Dieu est toujours tout ce qu'il est sans succession de temps... Il n'y a dans son existence ni passé, ni futur: tout est présent, immuable, éternel... Dieu a créé le monde... Dieu le changera, mais la volonté de le changer n'est point future. La volonté de Dieu qui a fait et qui fera est un acte éternel et immuable dont les effets changent sans qu'il y ait en Dieu aucun changement (2). » En vertu de cette doctrine thomiste de l'éternité simultanée qu'il adopte, Malebranche doit rapporter à Dieu comme éternellement faite, et par conséquent certaine, toute action de ses créatures; et de même pour tout degré ou mode d'être qu'elles obtiennent dans le temps; encore qu'il en ait renfermé tout le détail, avec les occasions prévues, dans les lois générales de sa providence, et que rien de tout cela ne l'oblige à des actes particuliers. Ainsi les décisions du libre arbitre ne changent réellement rien dans le monde. Mais il faut pour cela deux

(1) Traité de morale, chap. XV.

(2) Entretien sur la métaphysique, VIII® entretien.

choses bien étranges : la première, nous l'avons dit, que, du côté de l'homme, ce ne soit rien faire que de donner son consentement à un bien particulier auquel il s'arrête; la seconde que Dieu, qui n'est point l'auteur de cette détermination qui n'est pas quelque chose, l'ait cependant prévue avec certitude, ayant d'avance créé et disposé tous les futurs réels en correspondance avec ce qu'il sait que chaque acte libre doit être.

Malebranche passa pour bien hardi auprès des augustiniens, jansénistes, prémotionnistes, etc., de son temps, en refusant à Dieu l'action déterminante de l'âme dans les actes libres. A la vérité il s'exempta ainsi de la contradiction trop peu voilée des théologiens qui disaient que Dieu en opérant dans l'âme l'action même, le vouloir, nous détermine librement; c'est à l'homme, ne confondons pas, que l'adverbe librement s'applique (1). - Mais il ne s'en trouva pas plus avancé en ce qui touche le dogme de la prescience, qu'il ne pût rejeter; car il fut réduit sur ce point à une défaite qu'un logicien a le droit de nommer pitoyable. Il prétendit que ne connaissant pas l'âme en elle-même et n'ayant pas même d'idée claire de ses facultés, et ne comprenant, ni lui ni personne, l'attribut de Dieu comme « scrutateur des cœurs », il peut aussi bien croire que Dieu connaît nos actes libres avant qu'ils soient produits, qu'admettre tout autre de ses attributs sur lesquels on peut faire des difficultés insurmontables. Il se réfugia finalement dans le prétexte de la faiblesse et des bornes de son esprit, comme si ce pouvait être là pour personne une raison de se faire violence en affirmant des choses qu'on voit fort bien être contradictoires (2).

Le côté original, s'il n'était en même temps si bizarre, de cette doctrine est la réduction des actes libres à rien, sous le rapport de l'être, enfin de les soustraire à l'action de Dieu qui fait tout. Les consentements de l'âme ne sont ni êtres ou degrés d'être, ni seulement des entitatules. Autrement Dieu serait l'auteur de nos péchés; on pourrait raisonner ainsi : « L'amour du vin n'est pas rien, c'est donc un être. S'enivrer actuellement n'est pas rien, c'est donc un être. C'est une action ajoutée au pouvoir de s'enivrer. Cent degrés de cet amour du vin dans un ivrogne fieffé ajoute donc à son âme cent degrés d'être. Or Dieu seul est l'auteur de tous les êtres. Donc c'est Dieu qui l'a fait un parfait ivrogne. Pour éviter de telles conséquences, Malebranche assure que le péché n'est pas quelque chose, et voici comment il en explique l'opération qui n'opère rien :

• Dieu nous pousse sans cesse vers le bien en général... Dieu nous présente l'idée d'un bien particulier, ou nous en donne le sentiment...

(1) Telle est exactement la proposition fondamentale d'un des plus gros livres sorbonniques d'alors: De l'action de Dieu sur les créatures, ou traité dans lequel on prouve la prémotion physique par le raisonnement.

(2) Malebranche, Réflexions sur la prémotion physique, articles VIII et XIV.

Enfin Dieu nous porte vers ce bien particulier... Voilà tout ce que Dieu fait en nous quand nous péchons.

<< Mais comme un bien particulier ne renferme pas tous les biens, et que l'esprit le considérant d'une vue claire et distincte ne peut croire qu'il les renferme tous, Dieu ne nous porte point nécessairement ni invinciblement à l'amour de ce bien. Nous sentons qu'il nous est libre de nous y arrêter; que nous avons du mouvement pour aller plus loin... Voici donc ce que fait le pécheur: il s'arrête, il se repose; il ne suit point l'impression de Dieu; il ne fait rien, car le péché n'est rien. Il sait que la grande règle qu'il doit observer, c'est de faire usage de sa liberté autant qu'il le peut, et qu'il ne doit se reposer dans aucun bien, s'il n'est intérieurement convaincu qu'il serait contre l'ordre de ne vouloir point s'y arrêter... Ce qui fait principalement que nous péchons, c'est qu'aimant mieux jouir qu'examiner, à cause du plaisir que nous sentons à jouir, et de la peine que nous trouvons à examiner, nous cessons de nous servir du mouvement qui nous est donné pour chercher le bien et pour l'examiner, et nous nous arrêtons dans la jouissance des choses dont nous devrions seulement faire usage. Mais si l'on y prend garde de près, on verra qu'en cela il n'y a rien de réel de notre part, qu'un défaut et une cessation d'examen ou de recherche qui corrompt pour ainsi dire l'action de Dieu en nous, mais qui ne peut néanmoins la détruire. Ainsi, que faisons-nous quand nous ne péchons point? Nous faisons alors tout ce que Dieu fait en nous; car nous ne bornons point à un bien particulier, ou plutôt à un faux bien, l'amour que Dieu nous imprime pour le vrai bien. Et quand nous péchons que faisons-nous? Rien. Nous aimons un faux bien que Dieu ne nous fait point aimer par une impression invincible. Nous cessons de chercher le vrai bien, nous rendons inutile le mouvement que Dieu imprime en nous. Nous ne faisons que nous arrêter, nous reposer. C'est par un acte sans doute, mais par un acte immanent.....; car le repos de l'âme comme celui des corps n'a nulle force ou efficace physique... Donc lorsque nous péchons, nous ne produisons pas en nous de nouvelle modification (1).

Il y a un paralogisme évident dans cette comparaison et dans la conclusion. En effet, il ne s'agit pas d'un repos donné et de ce que ce repos peut valoir, mais d'un repos à se donner en arrêtant un mouvement, ce qui n'est possible que par une modification dynamique. Et de même, c'est certainement une modification mentale que l'acte qui produit un arrêt dans la représentation, là ou celle-ci pourrait continuer, aller plus loin, comme dit Malebranche, et se porter à d'autres objets. Il n'en est pas moins vrai qu'en restituant à cette doctrine ce que des motifs théologiques en ont fait exclure, en rendant l'action réelle aux êtres libres, en considérant par là même l'acte immanent de suspension d'examen et de

(1) De la recherche de la vérité, premier éclaircissement.

recherche comme un consentement actif, en bornant à l'ordre psychique naturel la considération de la pente vers le bien en général, en envisageant enfin les attraits et les jugements particuliers dans la nature et dans l'esprit, non dans la cause unique et première de tous les phénomènes, on trouve que nul philosophe n'a mieux parlé du libre arbitre que Malebranche, et ne s'en est plus nettement expliqué le fonctionnement. C'est de quoi l'on peut d'ailleurs se convaincre, si l'on veut bien faire attention au grand précepte moral que l'auteur déduit de sa théorie. Peut-on en proposer un meilleur et qui fasse envisager la liberté sous un jour plus sérieux :

« L'usage que nous devons faire de notre liberté c'est DE NOUS EN SERVIR AUTANT QUE NOUS LE POUVONS; c'est-à-dire de ne consentir jamais à quoi que ce soit, jusqu'à ce que nous y soyons comme forcés par des reproches intérieurs de notre raison...

<«< Voici donc deux règles établies sur ce que je viens de dire, lesquelles sont les plus nécessaires de toutes pour les sciences spéculatives et pour la morale, et que l'on peut regarder comme le fondement de toutes les sciences humaines.

Voici la première qui regarde les sciences: On ne doit jamais donner de consentement entier qu'aux propositions qui paraissent si évidemment vraies qu'on ne puisse le leur refuser sans sentir une peine intérieure et des reproches secrets de la raison; c'est-à-dire sans que l'on connaisse clairement qu'on ferait mauvais usage de sa liberté, si l'on ne voulait pas consentir, ou si l'on voulait étendre son pouvoir sur des choses sur lesquelles elle n'en a pas.

La seconde pour la morale est telle : On ne doit jamais aimer absolument un bien, si l'on peut sans remords ne le point aimer. » Malebranche explique en théologien cette dernière maxime, qui ne laisse pas. de recevoir pour tout homme un sens juste et beau, à la seule condition de s'entendre sur ce qu'on appelle amour de Dieu : « On ne doit rien aimer que Dieu absolument et sans rapport. »

Après l'énoncé de ces deux règles, Malebranche parle de la vraisemblance, et de la nécessité de se contenter du vraisemblable en certains cas, comme « dans la morale, la politique, la médecine, et toutes les sciences qui sont de pratique », mais il ne manque pas alors de recommander au savant et à toute personne qui prend un parti sur des conjectures de conserver sa liberté d'esprit, de ne pas se livrer entièrement, de laisser toujours une part au doute: « Quoiqu'il arrive qu'il faille agir, l'on doit en agissant douter du succès des choses que l'on exécute; et il faut tâcher de faire de tels progrès dans ces sciences, qu'on puisse dans les occasions agir avec plus de certitude; car ce devrait être là la fin ordinaire de l'étude et de l'emploi de tous les hommes qui font usage de leur esprit (1). ›

(1) De la recherche de la vérité, 1. Io, chap. 3.

<< Afin que l'homme ne tombe pas dans l'erreur, il ne suffit pas qu'il ait l'esprit fort pour supporter le travail, il faut de plus qu'il ait une autre vertu... la liberté d'esprit, par laquelle l'homme retient toujours son consentement, jusqu'à ce qu'il soit invinciblement porté à le donner. Lorsqu'on examine une question fort composée, et que l'esprit se trouve environné de toutes parts de fort grandes difficultés, la raison permet bien qu'on abandonne le travail, mais elle ordonne indispensablement qu'on suspende son consentement et qu'on ne juge de rien, puisque rien n'est évident. Faire usage de sa liberté AUTANT QU'ON LE PEUT, c'est le précepte essentiel et indispensable de la logique et de la morale; car il ne faut jamais croire avant que l'évidence y oblige: il ne faut jamais aimer ce qu'on peut sans remords s'empêcher d'aimer... Certainement, si on faisait toujours usage de sa liberté autant qu'on le peut, on ne consentirait jamais qu'à l'évidence qui seule ne trompe point et qui seule oblige la volonté à consentir. Car lorsque l'esprit voit clair, il ne peut pas douter qu'il ne voie, lorsque l'esprit a examiné tout ce qu'il y avait à examiner, pour découvrir les rapports ou les vérités qu'il cherche, il est nécessaire qu'il se repose et qu'il cesse ses recherches. De même à l'égard du péché, celui qui n'aime que ce qu'il reconnaît évidemment pour vrai bien, que ce qu'il ne peut point s'empêcher d'aimer, n'est point déréglé dans son amour. Il n'aime que Dieu, car il n'y a que Dieu qu'on ne puisse sans remords s'empêcher d'aimer. Il n'y a que lui qu'on reconnaisse clairement et évidemment pour le vrai bien; pour la cause véritable du bonheur, pour l'être infiniment parfait, pour un objet capable de contenter l'âme, qui étant faite pour tout bien peut suspendre le consentement de son amour à l'égard de ce qui ne renferme pas tous les biens (1). »

Nous voyons ici l'âme religieuse de Malebranche, et son esprit profondément imbu du principe de l'évidence cartésienne, arriver à une seule et même conclusion en matière de foi, de science, de philosophie, de morale; à une conclusion fondée sur le droit usage de la liberté, et sur une grande erreur en matière de certitude. Nous devons, suivant lui, et sauf les cas d'hypothèses scientifiques et pratiques, appliquer le libre arbitre à suspendre le consentement et l'acte jusqu'au moment où la lumière de l'évidence nous frappe. Tant qu'il y a quelque chose d'obscur dans le sujet que nous considérons, nous sommes libres, dit-il, mais dès que se produit l'évidence, l'entendement est obligé de se reposer, la volonté de se fixer, par conséquent. « C'est ce repos qu'on appelle jugement et raisonnement » : il est alors « comme nécessaire » sans cesser d'être volontaire. L'impression naturelle qui nous porte vers le vrai, de même que celle qui nous porte vers le bien n'est point généralement invincible; mais elles deviennent invincibles l'une et l'autre a par l'évidence ou par une connaissance parfaite et entière de l'objet ». S'il semble

(1) Traité de morale, ch. vi.

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