Page images
PDF
EPUB

«<- Depuis son origine (c'est Napoléon qui parle), la France n'a eu qu'un gouvernement fort: celui de Robespierre. Qu'est-ce qu'un gouvernement fort? C'est celui qui a un but utile bien déterminé, la volonté ferme de l'atteindre, la force capable de faire triompher cette volonté, enfin l'intelligence nécessaire pour bien diriger cette force. Examinons si Robespierre réunissait tous ces avantages. Quel était son but? Le triomphe de la Révotion. Il sentait qu'une contre-révolution serait plus sanglante, entraînerait des maux plus cruels, plus durables que ceux que notre Révolution avait exigés et devait exiger encore. Il voulait donc l'accomplir à tout prix. Sa volonté de l'atteindre ne saurait être douteuse....

« Avait-il la force nécessaire pour faire triompher cette volonté? Il n'en fut jamais d'aussi formidable que la sienne. Il lui suffisait de donner un ordre pour qu'il fût exécuté sans obstacle et sans retard d'un bout de la France à l'autre. Il l'avait acquise en se déclarant l'ennemi implacable de la royauté et le protecteur infatigable du peuple, à qui il avait ouvert tous les rangs, distribué tous les emplois et facilité sans mesure l'achat des biens nationaux. Il l'avait fortifiée en organisant sur toute la surface de la France cette société des Jacobins, imbue de ses principes, animée de son esprit, aveuglément soumise à sa discipline. Pour l'enchaîner à sa cause, il l'avait associée à tous ses actes sanglants. C'est par elle qu'il les faisait exécuter. Quiconque osait s'y opposer était brisé, écrasé à l'instant. La force de cet homme était donc sans bornes.

« C'est cette force qui le fit triompher de tous les partis : royalistes, cordeliers, girondins furent terrifiés, subjugués ou anéantis. C'est par elle qu'il put donner à la France ces armées puissantes, nombreuses, disciplinées, qui nous ont préservées du malheur de la voir envahie, saccagée, morcelée; c'est elle qui, dans notre extrême détresse, lui fit obtenir armes, munitions et vivres; qui maintint sous le drapeau le soldat sans abri, sans vêtement, sans solde et quelquefois sans nourriture. Robespierre aurait-il pu opérer ce prodige sans ce pouvoir colossal?

<< Mais sut-il bien diriger cette force? Non, et c'est ce qui le perdit. N'étant pas homme de guerre, il fut obligé de confier la force armée à un militaire. Il n'osa point la confier à un de nos meilleurs généraux, sentant bien qu'il ne pourrait en faire un instrument aveugle, peut-être même craignait-il de se donner un rival. Il mit donc à la tête de la division de Paris ce misérable Henriot, homme obscur, sans expérience et sans capacité. Au jour du danger ce misérable perdit la tête et ne sut point livrer bataille. Cependant, après la séance du 8 thermidor, il aurait dû voir clairement que Robespierre et tous ses adhérents étaient perdus s'ils n'étaient délivrés, le jour même, des représentants qui, du haut de la tribune, avaient osé l'attaquer et l'accuser. Payan, plus clairvoyant qu'Henriot, le pressait de les faire arrêter et de les envoyer le soir même à la guillotine. Les forces dont ce commandant disposait étaient plus que suffisantes pour ce coup de main. S'il l'eût exécuté, Robespierre était, le lendemain, plus puissant que jamais. »>

-

« Quoi! vous pensez que ce monstre aurait pu se soutenir! mais depuis deux mois il était frappé à mort; son pouvoir déclinait chaque jour.... Tous les représentants, qu'il n'aurait pu ou n'aurait osé immoler dans cette journée, n'auraient eu de repos qu'après s'être défaits de leur bourreau. »

Sans doute, s'il eût persisté dans la même voie, s'il ne les eût pas ras

surés; mais, vainqueur, il aurait dès le lendemain suspendu les supplices, interdit toute arrestation et créé un comité de clémence, chargé d'élargir peu à peu les détenus, en commençant par les moins redoutables. Depuis quelque temps, il préparait cette mesure; il ne paraissait plus au comité de sûreté générale, il en blâmait les excès et en désignait les auteurs. »

<- Et la France aurait pu croire à un retour volontaire de Robespierre vers un sentiment d'humanité? Ses complices eux-mêmes, alarmés de cette marche rétrograde, l'auraient assassiné avant qu'il eût pu les dépouiller de leur pouvoir.»

<< Il se serait bien gardé de les en dépouiller, ils lui étaient trop nécessaires. Il se serait seulement appliqué à dominer les partis, en les opposant l'un à l'autre. Il aurait dit aux Jacobins : « Si vous me perdez, vous êtes perdus; je le suis si je vous perds. Je n'ai de force que la vôtre; vous n'avez que la mienne. Efforçons-nous donc de consolider notre puissance. Mais, pour atteindre ce but, il faut en changer la direction. C'est assez de sang répandu, même trop. La France ne peut en supporter plus longtemps la vue. Arrêtonsen l'effusion. Nous en rejetterons ainsi l'odieux sur les traîtres que nous avons immolés. Ils avaient poussé la Révolution aux excès pour la faire avorter il faut la ramener dans ses justes limites, si nous voulons en recueillir le fruit. Le seul dont je sois jaloux, c'est de pouvoir vous récompenser de vos nobles efforts. »

« Aux royalistes, il aurait dit : « Gardez-vous de susciter le moindre trouble, de faire craindre la moindre réaction; vous inquièteriez les terroristes; ils en exigeraient la répression; ils l'exigeraient prompte et sanglante. Je ne serais plus le maître de m'y opposer; ils me massacreraient si je le tentais; vous verriez alors la Terreur renaître. J'ai pu seul la comprimer ; je le pourrai tant que vous serez tranquilles, que vous ne penserez plus au passé. Il faut l'oublier sous peine de voir de nouveau votre sang ruisseler. J'ai adouci vos maux; je veux les adoucir encore, les effacer même, si c'est possible; mais laissez-vous conduire, contentez-vous des gages que je vous ai déjà donnés, je ne tarderai point à vous en donner de nouveaux et de plus efficaces. Laissez mon pouvoir se consolider si vous voulez que je puisse cicatriser vos plaies. » Ce langage et des faveurs accordées avec discernement auraient maintenu la tranquillité...

<< Pour augmenter ses partisans, Robespierre aurait relevé les autels, rétabli le culte et protégé le clergé. Sa fête à l'Être suprême était le premier jalon dressé sur cette route. Il était trop habile pour ne pas savoir que le frein des lois ne suffit point pour museler le peuple, qu'il faut le garotter de religion. Il s'y serait porté avec toute cette ardeur et cette adresse qu'il mettait à l'exécution de ses desseins. Les prêtres, charmés de ce retour inespéré, l'auraient secondé, et lorsqu'il serait parvenu à leur rendre toute considération, à consolider leur existence, ils auraient prêché que le ciel avait daigné l'éclairer, l'inonder de sa grâce et, peut-être, auraient-ils fini par le béatifier.

« Voyez Auguste : il s'était vautré dans le sang de ses amis, de ses parents, de son tuteur. Quand il se fut débarrassé d'Antoine, quand il eut subjugué tous les partis, fait cesser l'effusion du sang, rendu partout ses armes triomphantes et ramené dane Rome l'abondance et les jeux, les premiers écrivains de son siècle chantèrent sa clémence, son génie, l'éclat et la dou

ceur de son gouvernement; les premières familles patriciennes vinrent se ranger sous ses lois; le Sénat le proclama empereur et père de la patrie, et après quarante ans d'un règne paisible et glorieux, il mourut tranquille, regretté et, à sa mort, les Romains en firent un dieu. Tant il est vrai que le droit, c'est la force. »

Nous ne ferons qu'une remarque sur cette conversation de Napoléon : c'est qu'il y fait Robespierre à son image, lui prêtant ses vues, ses jugements, ses calculs et ses desseins machiavéliques. Robespierre n'était pas un politique de l'école de Machiavel, propre à jouer le rôle d'un prince italien de la Renaissance. Disciple de la philosophie religieuse et sociale de Rousseau, c'était un idéologue, un sectaire, on peut dire le prêtre fanatique d'une religion; il n'avait pas l'étoffe d'un tyran au sens personnel du mot. Sa volonté et sa force étaient au service d'un idéal. Ce n'était pas en lui-même, en sa propre élévation, en son propre pouvoir, c'était dans cet idéal qu'il plaçait son but, le but souverain vers lequel il marchait par des moyens qui auraient dû lui paraître immoraux et criminels. Ce qui est vrai, c'est qu'il préparait ainsi les voies à la tyrannie, à la tyrannie d'un autre, si ce n'était à la sienne, les moyens employés convenant beaucoup mieux, par leur nature et leurs conséquences nécessaires, à un but tyrannique et égoïste qu'à un but démocratique et impersonnel.

LA LUMIÈRE,

Par J. Sem. (Paris, Auguste Ghio, 1879.)

Cet ouvrage contient une psychologie vague et confuse, une mauvaise physique, une morale et une politique où l'on ne trouve aucune vue originale. Il est difficile d'en rendre compte, parce qu'il semble formé de pensées détachées, écrites à la suite les unes des autres, et que l'on n'y saisit ni méthode ni système. Le chapitre le plus intéressant nous présente un tableau de l'histoire, où l'on voit l'homme qui est, à l'origine, dans la nuit, chercher à tâtons le bon chemin et marcher à travers mille obstacles, avançant et reculant, tombant et se relevant, vers la lumière qu'il veut trouver et faire lui-même.

L'auteur, M. S., paraît surtout préoccupé du problème du mal. Il tient le mal pour une condition nécessaire de l'épreuve, du mérite et de la justice.

« Si la brutalité, dit-il, n'avait aucun empire, au moins en apparence, sur la légalité, si le mensonge, l'astuce, l'hypocrisie n'avaient une ombre d'existence, et, aidés de la force, un semblant de puissance, où serait l'intérêt de la vie? Quels dangers la menaceraient, et qu'aurait-elle à redouter?...

« Ce sont les actes d'infamie qui soulèvent la réprobation, révoltent les âmes honnêtes et font naître les actes de vertu, de sacrifice et d'abnégation, en appelant la confiance dans les décrets d'une justice suprême.

<< Sans les biens et les maux et leur alternative, que serait une vie maintenue dans le froid et constant équilibre d'une balance dont les plateaux ne s'élèvent ni ne s'abaissent jamais ?

« Si le mal n'était jamais à redouter, s'il n'était pas, enfin, en quoi le bien serait-il juste et comment serait-il mérité ?

< De quelle valeur serait la probité, si jamais elle n'avait à souffrir ou de

vait succomber à la première épreuve, et où serait le mérite de croire (P. 32 et 33.)...

« Si le bien et le mal n'étaient pas, qu'importerait la justice, qu'importerait l'équité? Quelle valeur aurait la probité, la franchise, la loyauté? Qu'importerait enfin de croire ou de ne pas croire, d'être ou de ne pas être?

« Rien donc que le bien et le mal, en donnant à la vie une valeur réelle, ne peut rendre la justice sacrée. Pour en sentir le prix, il faut les éprouver; mais, en s'abandonnant à la justice suprême, il faut encore compter sur soi. << Il n'y a point de hasard dans le monde, et l'imprévu n'a d'existence que pour l'imprévoyance; mais une trop grande lumière, en éclairant les actes de la vie, lui ôterait toute sa liberté; et, se sentant contrainte, humiliée, la vie repousserait d'elle-même la lumière.

<< Elle aime à s'éprouver; elle veut marcher seule, aller comme au hasard, au gré de son inspiration : c'est un enfant qui ne veut pas de langes, qui, lorsqu'il tombe, repousse la main prête à le relever, lorsqu'il s'égare, écarte la lumière qui pourrait l'éclairer, et, confiant en lui-même, dit à son père: «Ne me dis rien, laisse-moi faire »; c'est un enfant qui brave le danger et, fier de sa naissance, glorieux de se montrer, s'écrie : « Tu vois, je n'ai pas «peur; je ne crains pas la nuit, et, la lumière, je saurai bien la faire. >>

«Il ne croit pas au mal, il a foi en lui-même autant que dans celui qui l'attend à l'épreuve et le laisse s'égarer, sûr de pouvoir toujours le retrouver. > (P. 38 et 39.)

En réalité, M. S. nie le mal comme envisagé relativement au tout. Les accusations élevées contre la vie, contre l'organisation du monde, lui paraissent venir de l'enfance de l'esprit. Dès que l'esprit se possède lui-même, que la lumière qu'il n'avait d'abord qu'entrevue lui apparaît complète, qu'il voit juste, il comprend que tout est juste. Tout est juste, parce qu'il est tout, et n'est intelligible que parce qu'il est complet. S'il n'était qu'à demi ou partiellement, c'est alors qu'il serait inique, inconcevable et inintelligible.,. Car pourquoi, de quel droit une moitié de tout plutôt que l'autre ?... Quoi! le jour et pas la nuit! la vie et pas la mort I un printemps perpétuel! une éternelle jeunesse! (P. 330.)

REVUE PHILOSOPHIQUE DE LA FRANCE ET DE L'ÉTRANGER.

SOMMAIRE DU NUMÉRO D'AOUT 1879.

Les maîtres de Kant. II. Newton, par D. Nolen; Le dualisme de Stuart Mill, par L. Carrau; Histoire critique de Vanini, par A. Baudouin; sélection, par F. Paulhan; — Analyses et comptes rendus.

[ocr errors]

L'erreur et la

ERRATA.

Dans le n° 41, page 236, ligne 4, au lieu de: ORTHODOXES, lisez : ORTHODOXE. Même page, ligne 27, au lieu de RESSEMBLANCE, lisez:

VRAISEMBLANCE.

Le rédacteur-gérant: F. PILLON.

Saint-Denis.

-

Imp. CH. LAMBERT, 47, rue de Paris.

[blocks in formation]

Descartes n'est pas le premier qui, dans les temps modernes, ait cherché un solide fondement de la philosophie en dehors de toute autorité, encore moins qui se soit affranchi des traditions des théologiens en sa doctrine, car il a tenu à en conserver les plus larges assises; toutefois on regarde généralement ce puissant génie comme un très audacieux novateur, un révolutionnaire à la fois et un législateur de la pensée spéculative, et c'est à bon droit: 1o Parce que le principe du doute méthodique et absolu, placé à l'origine de la philosophie, et la réduction de la connaissance au sujet pensant sont de suprêmes vérités de méthode; 2° parce que l'évidence établie pour critère de la certitude est un moyen radical et d'affranchissement de la pensée et de réduction de la certitude à l'individu, quelques reproches qu'on puisse adresser d'ailleurs à ce critère et de quelque illusion qu'il y ait lieu de le juger entaché; 3° parce que la vaste construction systématique de Descartes, en philosophie première et en physique générale, est restée, grâce aux propositions capitales que ses successeurs ont conservées et développées, et tout autant à raison des lacunes volontaires ou involontaires de la doctrine qui leur était léguée, un monument unique auquel se rapportent comme affirmations ou négations, interprétations, amendements, reprises en sous-ceuvre, tous les travaux postérieurs, depuis Spinoza, Malebranche, Leibniz, Locke et Berkeley, jusqu'à Hume et Kant.

Spinoza et Malebranche, les deux d'entre ces philosophes auxquels convient, malgré l'originalité de leur génie, le titre de disciples de Descartes, ont montré une égale passion pour compléter et agrandir l'œuvre de leur maitre en la portant aux conséquences dont elle leur semblait grosse. C'est le sort ordinaire des doctrines qui tiennent du criticisme par une rectification de la méthode, un sentiment pratique et un esprit de retenue à l'égard des grands dogmes spéculatifs, d'être aussitôt la proie des hauts métaphysiciens ou mystiques, empressés d'élever, sur le nouveau terrain, qu'on semble n'avoir déblayé que pour eux, ces édifices CRIT. PHILOS.

VIII- 17

« PreviousContinue »