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l'article des projets de lois Ferry refusant le droit d'enseigner aux congrégations non autorisées (l'article 7). Vis-à-vis de ces congrégations, l'État peut prendre logiquement deux attitudes: il peut, en les tolérant, leur dénier en effet ce droit, et d'après nous, il y est fondé a fortiori, en ce qu'il pourrait le dénier également à tout le clergé romain, séculier ou régulier, si le jour était venu de ne considérer que la vérité des principes. Il peut encore dissoudre ces congrégations, et pour cela une mesure administrative suffit, dans l'état actuel de la législation. Le droit d'enseigner disparaît avec le droit d'être, et il ne serait pas impossible, quoi qu'on en ait dit, de tenir la main à ce que les lois ne fussent ni violées ni éludées par les membres de congrégations dissoutes. La proposition à laquelle nous faisons allusion serait une faible imitation des lois Falk en Allemagne, qui, si nous ne nous trompons, obligent le clergé lui-même à participer à l'éducation nationale commune. Chez nous, il s'agirait d'un retour partiel à l'ancien monopole universitaire. On voudrait assujettir les élèves des congrégations à suivre les cours de l'Université durant les dernières années d'études. Or, nous voyons à cela le double inconvénient de rappeler, d'appliquer en partie le principe du monopole, et de laisser intacte la question même des congrégations ou de leur droit d'enseigner. Il n'y aurait de solution ni obtenue ni préparée pour la grande et unique question en litige. Ce serait une transaction, il est vrai, mais maladroite et contraire aux opinions comme aux intérêts des divers partis, relativement à la liberté de l'enseignement.

Nous avons traité la question du droit de l'État dans l'instruction publique. Un autre droit, plus malaisé à contester que le premier, et qui toutefois en est la suite naturelle et nous semble l'impliquer, c'est celui de ne permettre l'abord des charges et fonctions dont il dispose, et de celles qui dépendent de lui tout au moins par les conditions que l'intérêt général lui commande d'y mettre, qu'à des personnes dont l'éducation, les études et les connaissances acquises lui offrent les garanties voulues. De là l'intervention directe ou indirecte dans l'instruction publique, un droit de l'État soit de faire.enseigner selon ses besoins, soit de soumettre indirectement l'enseignement autre que le sien à ses justes exigences vis-à-vis de ceux qui prétendent aux fonctions qu'il confère ou surveille. Comment le comprendre réduit à se servir d'agents qui ne lui conviennent pas, mais que des mains étrangères lui imposent pour le conduire à sa ruine? C'est pourtant ce qui pourrait arriver, s'il n'avait lui-même la faculté de les faire instruire pour son service, et de veiller en tout cas à ce qu'instruits indépendamment de lui, ils lui apportent les qualités dont il a besoin. Là vient la question des examens, des grades universitaires, et du baccalauréat en première ligne. Le baccalauréat est une barrière et un trait d'union entre les études et certains ordres de fonctions. A l'égard des études, il y a à chercher si cette institution est nécessaire pour constater qu'elles sont faites et bien faites, en supposant celles-ci conve

nablement entendues et ordonnées, et il y a à distinguer, ce qu'on ne fait jamais, entre la nécessité de l'examen, selon qu'il s'applique aux élèves de l'Université ou à des candidats libres. A l'égard des fonctions, on se demande jusqu'à quel point la faculté de les remplir est légitimement subordonnée aux études que l'examen du baccalauréat constate, aux connaissances qu'il vérifie ou à telles ou telles de ces connaissances. Nous examinerons ces différentes questions et les réformes qu'elles nous semblent suggérer. RENOUVIER.

UN PROBLÈME D'ÉDUCATION.

(Voyez les no 34, 36 et 37 de la Critique philosophique.)

Mes chers amis,

Je dirai mon mot, puisque vous voulez bien m'inviter à vous communiquer, moi aussi, mes réflexions sur ce problème d'éducation familiale : comment convient-il de parler de la mort à l'enfant ?

MM. Guyau et Milsand vous ont dit d'excellentes choses à ce sujet. Mais M. Louis Ménard, qui a soulevé la question, peut ne pas se déclarer satisfait, par cela même qu'il a posé le problème dans des termes spécieux, et, qui plus est, par cela seul qu'il a vu un problème là où il n'y en a pas. C'est sur ce dernier point que j'insisterai.

Avant tout, pour le rassurer, s'il en est besoin, je déclare que, pour moi comme pour lui, de toutes les questions « qui sont en dehors de la science, qui ne se rattachent qu'indirectement à la morale, et qui pourtant se posent devant la conscience de l'homme...... la plus grave est celle de la mort. » Elle peut ne nous toucher que faiblement s'il ne s'agit que de notre personne; mais, quand il s'agit des êtres que nous aimons, elle nous étreint avec une force irrésistible. Comment la mort ne serait-elle pas la question la plus grave? N'est-elle pas le fait le plus formidable pour l'homme, souvent frappé et toujours menacé par elle dans ses plus chères affections? Esprit émancipé, esprit fort tant qu'on voudra, j'avoue très sincèrement que je n'en ai pas encore pris mon parti; je crois, j'espère que je ne le prendrai jamais, tant que je jouirai pleinement de mes facultés.

Mais ai-je joui toujours, et au même degré, de mes facultés actuelles? Non, évidemment, puisque j'ai été un enfant et que je suis aujourd'hui un homme fait.

Or, des termes que j'ai empruntés à M. Ménard pour faire la déclaration ci-dessus, en reconnaissant avec lui les questions « qui se posent devant la conscience de l'homme », j'ai retranché ces quatre mots : et même de l'enfant. Je l'ai fait, justement parce que M. Ménard ajoute plus loin: « Le problème de la mort n'attend pas toujours que nous ayons l'âge de raison pour se poser devant nous. »

Remarquons bien, les termes,

car il peut y avoir une certaine confusion dans que la question soulevée par M. Ménard renferme un double problème, dont l'un, qui concerne l'éducation familiale, est entièrement subordonné à l'autre, qui porte sur la mort même considérée par l'enfant.

En effet, ou l'enfant aura ce qu'on appelle l'àge de la raison, ou il ne l'aura pas encore atteint, âge variable, d'ailleurs, selon la nature précoce ou tardive de l'individu. Il s'agit ici d'un degré de développement intellectuel, et non d'une époque déterminée comme celle que le législateur a fixée pour la majorité civile.

Dans le premier cas, je répéterai après M. Guyau : On parlera de la mort à un enfant « comme on en parlerait à une grande personne. » J'ajouterai, avec lui et avec M. Milsand, qu'on mettra dans son langage une réserve appropriée aux circonstances; et, en cela encore, on traitera de même la grande personne et l'enfant. Car les principes de l'hygiène morale, si heureusement rappelés par M. Guyau, doivent être appliqués à tous les âges.

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Spéculant à loisir sur les problèmes que vous me permettrez d'appeler insolubles, nous pouvons, nous devons même exposer librement les résultats affirmatifs ou négatifs auxquels nous sommes ou croyons être arrivés, si notre état passionnel nous empêche de nous en tenir au doute philosophique. Mais ces sortes de solutions, plus ou moins rationnelles, - trop souvent irrationnelles, hélas! puisque les questions traitées sont en dehors de la science, chercherons-nous à les imposer, ou même les livrerons-nous indifféremment dans des situations où le prétendu baume risquerait d'envenimer la plaie? Ce serait non seulement une faute d'hygiène morale, mais aussi, ce qui a bien son importance, un manque de savoir-vivre. Et, dans ma pensée, je ne fais aucune exception de croyance ou de doctrine. Spiritualiste, matérialiste, mystique, sceptique, etc., peuvent être, suivant les circonstances, aussi mal venus nul que l'autre auprès du lit de mort d'un être cher. Il est, sans recourir aux opinions que chacun peut se faire soi-même sur la mort, d'autres moyens de consoler et de fortifier, autant que faire se peut, celui qu'elle vient de séparer d'un parent ou d'un ami. — Mais ce sujet nous entraînerait trop loin.

Jusqu'ici, je n'ai fait que donner mon assentiment aux réponses de vos deux correspondants. Il s'agissait de l'enfant qui a l'âge de raison. M. Guyau n'a-t-il pas été obligé de supposer « l'enfant déjà à demi raisonnable? » La raison étant une pour l'enfant comme pour l'homme, il va de soi qu'ils doivent être traités de même, avec des ménagements proportionnés au développement de cette raison.

Mais c'est bien le second cas que M. Ménard a voulu soumettre à vos lecteurs celui où la raison, latente sans doute, ne s'est pas toutefois encore fait jour chez l'enfant.

Eh bien là, je dis que le problème n'existe pas. Je le dis, parce que, là où il n'y a pas raison, il n'y a pas problème, un problème ne pouvant être posé que par la raison seule.

L'enfant irraisonnable, mais déjà pourvu de facultés affectives, est cependant, lui aussi, atteint dans ses affections par la mort. C'est vrai, et la vue d'un pauvre petit orphelin est un des spectacles qui nous impressionnent le plus douloureusement. Le problème de la mort se pose, en pareille conjoncture, d'une manière poignante. Mais devant qui? Devant nous, pas devant lui. C'est pour nous, chez qui la raison s'est développée en même temps que les sensations et les sentiments se sont avivés, que le problème existe : ce n'est pas pour l'enfant, qui a été frappé, qui a souffert dans une certaine mesure, je suis loin de le nier, mais qui n'a pas compris sa perte, parce qu'il l'a faiblement sentie.

Qu'on ne dise pas que je parle d'enfants à la mamelle. Non, je parle d'enfants déjà sur la limite de l'âge de raison, et souvent plus avancés que la légèreté de leurs émotions ne le ferait croire.

La preuve n'est pas difficile à faire. Les sujets d'observation ne sont que trop fréquents. Que voyons-nous en réalité? Une mère vient de mourir. Son enfant, entre trois et sept ans, on pourrait reculer beaucoup la limite, sait fort bien qu'il ne la verra plus. Cela, il l'a compris, sans même qu'on le lui dise. Il pleure, il sanglote. Vienne quelque distraction cependant, ses larmes ne tardent pas à se sécher. La tristesse qui l'entoure peut entretenir la sienne pendant quelque temps. Mais le train de la vie journalière, auquel cèdent à la longue les grandes personnes elles-mêmes, l'a bien vite emportée. Revoyons-le, je ne dis pas dans un mois, mais dans une semaine, peut-être le lendemain: il n'y paraît plus. L'enfant a accepté la mort comme un fait.

Il y a une contre-épreuve qu'on peut faire jusqu'à un certain point. J'ai dit que je n'ai pas joui toujours, et au même degré, de mes facultés actuelles. Je puis me demander maintenant : En jouirai-je toujours ?

L'expérience, triste expérience, je n'en disconviens pas, nous montre que les âges extrêmes se touchent, et que ce n'est pas à tort, à plus d'un égard, qu'on dit des vieillards qu'ils tombent en enfance. Je ne parle pas non plus ici des ramollis, selon une expression fort usitée de nos jours et brutalement irrespectueuse, et je mets à part, bien entendu, ces exceptions illustres d'hommes qui ont conservé jusque dans la vieillesse la plus avancée, sinon la verdeur de la jeunesse, du moins la vigueur de l'âge mûr. Mais c'est un fait certain que la sensibilité s'émousse au déclin de la vie, en même temps que la raison s'affaiblit, et que, pour le sujet qui nous occupe, le vieillard se rapproche de l'enfant. Combien de personnes ne voyons-nous pas, dont naguère l'existence aurait été brisée par la mort d'un être aimé, et qui, passé un certain âge, supportent très facilement les pertes les plus douloureuses? L'important est que ces pertes n'entraînent pas un trop grave changement dans leurs habitudes maté

rielles. J'ai connu un vieillard de quatre-vingts ans qui venait de perdre sa femme, après une heureuse union d'un demi-siècle, et qui disait mélancoliquement. « Je vais être bien seul à mon âge, il n'est pas probable que je me remarie. » Je ne veux certainement pas le donner comme un exemple commun; mais la façon singulière, et plus que naïve, dont se trahissaient ses préoccupations exclusivement personnelles, ne faisait que mettre sous une lumière plus vive cette vérité incontestable': qu'on ne sent pas dans la vieillesse comme dans l'âge viril.

Pour en revenir à l'enfant, qui est seul en question, je dis donc que, pour lui, la mort est un fait qu'il accepte, qu'il subit, si l'on veut, non un problème qu'il se pose. C'est nous qui, devant le jeune être privé tout à coup de son père ou de sa mère, faisons de bien tristes et bien amères réflexions. Nous souffrons: quelquefois même, devant la réalité, nous nous irritons, et d'autant plus que l'orphelin semble moins conscient de l'étendue de son malheur. Peu s'en faut que nous ne disions avec La Fontaine : « Cet âge est sans pitié. » Jugeant l'enfant d'après notre norme d'hommes faits, de pères surtout, quand nous le sommes, nous pousserions presque l'injustice à son égard jusqu'à l'accuser d'ingratitude. Nous qui ne pouvons prendre notre parti de ce que, malgré tout, nous considérons comme une séparation éternelle, nous voudrions nous imaginer que l'enfant peut se poser comme nous le redoutable problème de la mort. Il n'en est pas ainsi, malheureusement.

Je dis malheureusement, mais est-ce bien un malheur? C'est un grand bonheur, au contraire, que cette espèce d'insensibilité de l'enfant. S'il ressentait comme nous la révolte intérieure, où donc cet être frêle, délicat, encore en formation, puiserait-il la force nécessaire pour soutenir la lutte? Son insensibilité est, en quelque sorte, une grâce d'état. Ceux qui croient à la Providence penseront qu'il y a là un acte intentionnel de la Divinité; ceux qui ne voient que les rapports des choses se contenteront de constater que la vivacité des sensations et la force de l'être sentant sont proportionnelles. Peu importe. Point n'est besoin d'être de l'humeur du docteur Pangloss pour reconnaître que cela est est bien. La somme du mal est encore si grande !

M. Ménard lui-même a bien senti le peu d'intensité, si je puis m'exprimer ainsi, des émotions de l'enfant, lorsque, dans son petit canevas, tout rempli du charme littéraire qui distingue ce qui sort de sa plume, il fait éconduire si facilement le pauvret par la vieille grand'mère, qui lui dit simplement : « Va jouer dans le jardin, mon petit. »

Le mot est plus profond que l'auteur ne croit: il contient la solution du problème qu'il a posé, en tant que problème d'éducation familiale.

Imprudente grand'mère, cependant! C'est elle qui a posé le problème de la mort devant l'enfant, en lui disant tout d'abord, sans qu'il lui demandât autre chose que des nouvelles de sa mère : « Elle va partir

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