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(Voyez les no 19, 20, 23, 25, 35 et 37 de la Critique philosophique.)

On ne doit pas s'étonner de voir rapprochées, en cet historique de la liberté d'enseignement, l'école économiste et l'école positiviste. Si les deux écoles concluaient également contre le monopole universitaire et contre les études classiques, c'est que leurs doctrines respectives, malgré les différences connues touchant les principes de liberté et de propriété, s'accordaient en des points fondamentaux d'où résultait l'esprit qui les animait. On n'a peut-être pas assez remarqué cet accord.

D'abord, elles professaient, l'une et l'autre, une foi qu'on peut dire religieuse au progrès considéré comme loi générale de l'histoire ou des tendances spontanées de l'humanité. L'ouvrage des Harmonies économiques était tout entier consacré à la démonstration de cette loi, que Bastiat affirmait hautement dès les premières pages. « Je crois, disait-il, que celui qui a arrangé le monde matériel n'a pas voulu rester étranger aux arrangements du monde social. Je crois qu'il a su combiner et faire mouvoir harmonieusement des agents libres aussi bien que des molécules inertes. Je crois que sa providence éclate au moins autant, si ce n'est plus, dans les lois auxquelles il a soumis les intérêts et les volontés que dans celles qu'il a imposées aux pesanteurs et aux vitesses. Je crois que tout dans la société est cause de perfectionnement et de progrès, même ce qui la blesse. Je crois que le mal aboutit au bien et le provoque, tandis que le bien peut aboutir au mal; d'où il suit que le bien doit finir par dominer. Je crois que l'invincible tendance sociale est une approximation constante des hommes vers un commun niveau physique, intellectuel et moral, en même temps qu'une élévation progressive et indéfinie de ce niveau. Je crois qu'il suffit au développement graduel et paisible de l'humanité que ses tendances ne soient point troublées et qu'elles reconquièrent la liberté de leurs mouvements (1). »

Presque à la même époque, M. Littré, à la fin de son livre Conservation,

(1) BASTIAT, Harmonies économiques, t VI des œuvres complètes, p. 21.

CRIT. PHILOS

VIII

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révolution et positivisme, saluait avec enthousiasme l'avènement, le règne prochain de l'humanité, amené par le développement naturel et nécessaire de l'histoire. Il voyait l'Humanité, la vraie providence, s'avancer à travers les siècles, travaillant pour nous, allégeant pour nous de plus en plus les poids des fatalités naturelles, cosmiques, organiques et sociales. « Elle s'avance à travers les siècles, s'écriait-il, existence idéale et réelle à la fois, longtemps ignorée, puis pressentie, enfin, se dégageant splendide de ses nuages en notre temps; elle s'avance à travers les siècles, fécondant la surface de la terre, gardant soigneusement l'héritage des richesses matérielles et intellectuelles, et nous améliorant tous, de race en race, sous sa discipline maternelle et sa bénigne influence.

<< Elle s'avance, abolissant la guerre, qui fut la dure et sanglante condition des sociétés passées. Alors on ne connaissait que la tribu ou la patrie : l'Humanité n'avait point encore apparu aux hommes.

« Elle s'avance, consacrant l'industrie et le travail, qui sera la pacifique et salutaire condition des sociétés à venir. Les mains se détournent du glaive et se dirigent vers les labeurs utiles, afin qu'une civilisation de plus en plus perfectionnée trouve des éléments de plus en plus abondants.

« Elle s'avance, apportant une éducation profonde et sans réserve, qui sera le partage des plus humbles conditions. C'est à ce prix seulement que les hommes, connaissant les fatalités réelles qui les bornent, à la fois accepteront les nécessités sociales et obtiendront la somme de satisfactions morales, intellectuelles et matérielles, que comporte progressivement notre nature.

Elle s'avance, donnant une véritable vie à la science, qui, toute fragmentaire dans son origine, et tout ignorante de sa destination réelle, prend un corps et un cœur sous cette révivification.

« Elle s'avance, rallumant la flamme immortelle de l'art, qui s'épuise dans le désordre de la société et des inspirations négatives.

<< Elle s'avance, épurant la morale, qui, entravée par la préoccupation égoïste du salut individuel, sort enfin de la personnalité et s'épand dans la consécration de chacun au service de tous. Pleine et inévitable consommation de l'histoire ! C'est au moment où les masses populaires, grandissant régulièrement, prennent conscience d'elles-mêmes, que surgissent dans l'Occident une science et une morale en harmonie avec l'immensité des aspirations (1). »

Voilà un point essentiel de doctrine commun à la philosophie économique de Bastiat et à la philosophie de l'histoire d'Auguste Comte : l'optimisme progressiste. Les deux écoles admettaient que la marche de l'humanité est, en résultat, un progrès constant, malgré des perturbations accidentelles, et qu'il s'agit simplement de reconnaître le mode et les conditions de ce progrès pour éliminer les causes qui en ralen

(1) E. LITTRÉ, Conservation, révolution et positivisme, 1′′ édit., p. 327 et suiv.

tissent le cours, qui en troublent la régularité, et qui font payer plus chèrement qu'il n'est nécessaire chaque amélioration nouvelle.

Les deux écoles s'accordaient également en leurs vues sur le principe même du progrès, que l'une et l'autre plaçaient dans l'intelligence, dans les idées, dans les lumières, dans les acquisitions scientifiques. Pour toutes deux, l'optimisme progressiste était lié au caractère tout intellectualiste de leurs doctrines. Il est inutile de rappeler qu'Auguste Comte et ses disciples font dériver et dépendre toutes les transformations morales et sociales des changements de conceptions et de croyances, des phases successives de l'évolution intellectuelle, et que la loi intellectuelle des trois états domine la sociologie positiviste. Quant à Bastiat, il soutenait que l'existence d'une loi de progrès découle nécessairement et peut être déduite à priori « de la nature de l'homme et du principe intellectuel qui est son essence ». Selon lui, le progrès apparaissait d'abord dans l'ordre intellectuel, dans l'ordre des idées et des connaissances; il s'étendait ensuite, par voie de conséquence, à la sphère des sentiments et de l'activité il devenait progrès économique (accroissement et égalisation de richesse), progrès politique (disparition des oppressions auxquelles les erreurs servent de support), progrès moral (épuration de la conscience morale et perfectionnement de la conduite). « Si l'intelligence, disait-il, qui est la faculté de comparer, de juger, de se rectifier, d'apprendre, ne constitue pas une perfectibilité individuelle, qu'est-ce qu'elle est ? Et si l'union de toutes les perfectibilités individuelles, surtout chez des êtres susceptibles de se transmettre leurs acquisitions, ne garantit pas la perfectibilité collective, il faut renoncer à toute philosophie, à toute science morale et politique. Ce qui fait la perfectibilité de l'homme, c'est son intelligence, ou la faculté qui lui est donnée de passer de l'erreur, mère du mal, à la vérité, génératrice du bien. Ce qui fait que l'homme abandonne, dans son esprit, l'erreur pour la vérité, et, plus tard, dans sa conduite, le mal pour le bien, c'est la science et l'expérience; c'est la découverte qu'il fait, dans les phénomènes et dans les actes, d'effets qu'il n'y avait pas soupçonnés (1). »

Ainsi, les deux écoles subordonnaient le progrès moral au progrès intellectuel et scientifique, ce qui les conduisait à subordonner, dans l'enseignement, la morale aux sciences d'observation, notamment à la science positive et expérimentale des rapports sociaux, telle que chacune la concevait et prétendait la posséder. Ici encore nulle différence, quant au point de vue général, entre les économistes et les positivistes. Bastiat n'avait-il pas aussi sa sociologie, dont il avait découvert les lois, et ne croyait-il pas que, d'après ces lois, devaient se juger, se vérifier, se rectifier les préceptes moraux traditionnels? Ne croyait-il pas que « de tous les moyens qui nous ont été donnés pour discerner, en morale, le vrai

(1) Liarmonies économiques, p. 164 et suiv,

du faux, aucun n'est plus certain, plus décisif, que l'examen des conséquences, bonnes ou mauvaises », des actions humaines, de leurs effets, <«< discordants cu concordants, dans l'harmonie universelle? » N'était-ce pas, à ses yeux, l'économie politique qui déterminait ces conséquences, qui faisait découvrir dans les phénomènes sociaux des effets non encore soupçonnés, qui, par conséquent, fournissait à la morale son objet, sa matière, qui seule la rendait possible et la fondait comme science, en lui apportant l'exacte classification des actes humains et la connaissance de leur vraie nature? Les religions et les philosophies (en langage positiviste, la théologie et la métaphysique), qui avaient voulu donner cette connaissance et fixer cette classification à priori, n'étaient-elles pas tombées dans les plus graves erreurs, par exemple, en ce qui touche l'intérêt du capital? N'était-ce pas le principe de l'harmonie essentielle des intérêts qui l'avait éloigné, lui Bastiat, de l'ascétisme, qui lui faisait condamner le principe du sacrifice et du renoncement, qui lui faisait voir un << vain conventionalisme » dans le mépris des richesses « ordonné par les philosophes et par les religions? »

Il faut noter que ces idées sur la subordination de la morale à l'étude des phénomènes sociaux, du progrès de la morale à celui de la sociologie, n'étaient pas particulières à Bastiat. C'étaient celles de l'école économiste tout entière, dont Bastiat était, en 1848, le plus brillant et le plus ingénieux représentant. Il y avait longtemps que Charles Comte les avait exprimées avec d'amples développements dans son Traité de législation. Cet ouvrage date de 1826, du temps où parurent les premiers écrits d'Auguste Comte. La méthode d'observation et d'analyse, qui permet de juger les actes par leurs conséquences, y est opposée à l'immobile autorité des théologiens, au sentiment intime et inné des philosophes, aux lois naturelles des jurisconsultes (1). Il est assez curieux de voir les deux

(1)« On conçoit que des théologiens, de quelque religion qu'ils soient, repoussent l'application de la méthode analytique de l'étude de la morale. Leurs idées religieuses peuvent leur faire considérer l'emploi de cette méthode comme dangereux, ou tout au moins comme inutile. Ils trouvent des règles de conduite dans les livres qui sont la base de leurs croyances religieuses. Ils voient les causes de ces règles, non dans les besoins des hommes, ou dans des circonstances accidentelles, mais dans la volonté de l'auteur de leur religion. Ils n'ont pas à en rechercher les effets, parce qu'elles leur paraissent bonnes, indépendamment des conséquences qu'elles peuvent produire sur le bonheur du genre humain. Il est bon de les observer, par cela seul que celui qui en est cru l'auteur trouve bon qu'on les observe...

<< S'il est naturel que les ministres de toutes les religions préfèrent, en général, la méthode théologique à la méthode analytique, il n'est pas aisé de comprendre que des philosophes qui n'admettent pas la première rejettent cependant la seconde. Repousser tout à la fois de l'étude des sciences morales, et l'autorité de toute religion positive, et l'autorité qui résulte de l'examen des faits, est un procédé si étrange qu'on refuserait de le croire possible, si l'on n'en avait pas des exemples. Des écrivains qui ne pensaient pas que tous les livres religieux fussent des guides infaillibles, ont fait de très longs raisonnements pour prouver que, dans l'étude des sciences morales, il fallait consulter le sentiment, et ne pas raisonner...

« Les jurisconsultes, au moins pour la plupart, ont repoussé de l'étude des lois la méthode

Comte, l'économiste et le mathématicien, tenter, presque à la même époque, et chacun à sa manière, d'appliquer aux sciences morales et politiques la méthode suivie dans les sciences naturelles et'poser en principe cette assimilation des deux espèces de sciences.

Comme on le voit, l'école économiste était, elle aussi, positive en sa conception de la morale, de la méthode à y introduire, de la place à lui assigner parmi les sciences. Elle ne comprenait pas mieux qu'Auguste Comte et ses disciples la morale de la raison et du droit. Elle s'élevait, comme eux, et avec la même force, contre la théorie du contrat social. Elle déclarait, elle aussi, le corps social semblable au corps humain, soumis, ainsi que tous les organismes, à des lois naturelles de conservation et de développement, auxquelles il faut se conformer, non essayer de se soustraire. De même que les positivistes, elle repoussait le rêve de ceux qui, se plaçant dans l'a priori, dans l'absolu, veulent créer une société artificielle, et se prennent à manipuler à leur gré la famille, la propriété, le droit, l'humanité ». Non moins que les positivistes, elle

d'observation, avec autant d'énergie que les philosophes. Ils ont adopté un certain nombre de maximes, auxquelles ils ont donné le nom de lois naturelles, et ils n'ont admis comme justes que les déductions tirées de ces maximes...

<< Enfin, d'autres ont voulu fonder la science de la législation et de la morale sur la justice ou sur le devoir; ils ont voulu écarter toute considération d'utilité, de plaisir ou de peine..... << Il y a dans tous ces systèmes un fond de bonnes intentions qu'on ne peut assurément pas méconnaître ; mais, sous quelque point de vue qu'on les considère, on ne saurait y trouver ui une science ni une méthode scientifique. Et qu'on ne se hâte pas de conclure de là que, pour s'instruire dans les sciences morales, il est nécessaire de n'avoir point de règles, de mépriser la justice, de ne tenir compte d'aucun devoir. Qui pourrait avoir une telle pensée ? La question n'est pas de savoir s'il faut se conformer à la justice, s'il est des devoirs qu'il faut observer, des droits qu'il faut respecter, des maximes ou des principes qu'il est bon de mettre en pratique; elle est de savoir quelle est la meilleure méthode pour arriver à la découverte de ce qui est juste, de ce qui est droit, de ce qui est un devoir...

« Des règles ou des maximes de législation et de morale doivent sortir sans doute de la science, comme les règles qu'on observe dans les arts sortent des recherches des savants; mais s'imaginer qu'on fera sortir une science d'un certain nombre de maximes, au lieu de faire sortir les maximes de l'observation, est la plus vaine des prétentions...

«Mais peut-on soumettre à la méthode d'observation les actions, les habitudes et les effets qui en résultent, comme on peut y soumettre des corps organisés ? Locke, et après lui Condillac, ont appliqué cette méthode à l'étude de l'entendement humain, à la formation de nos idées, au mécanisme des langues. Or il serait difficile de concevoir comment une méthode qui nous conduit à la découverte de la vérité, quand nous l'appliquons à l'étude de nos idées, ne serait propre qu'à nous égarer quand nous l'appliquons à l'étude de nos actions...

« Il n'y a qu'une manière d'arriver à la connaissance de la vérité : c'est l'observation des faits. Le botaniste qui étudie une plante, l'anatomiste qui étudie l'organisation physique de l'homme, et le moraliste qni étudie les causes, la nature et les conséquences d'une action ou d'une habitude, suivent exactement le même procédé. Tous décrivent les choses ou les phénomèues qu'ils ont sous les yeux; la méthode est la même; la différence n'existe que dans les objets auxquels elle est appliquée. Si, au lieu de nous faire connaitre ce que les choses sont et ce qu'elles produisent, ils cherchent à nous inspirer de l'affection ou de l'éloignement pour telle chose, tel genre d'actions, on ne peut plus les considérer comme des hommes qui étudient une science et qui veulent lui faire faire des progrès. » (Traité de législation, tome I, livre I, ch. 1 )

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