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Continuant le parallèle entre les deux novateurs, M. Janet ajoute :

Saint-Simon est un brillant improvisateur, et tous les élèves de son école ont le même caractère: ils prêchent, ils prophétisent et quelquefois ils chantent et prient. Fourier, au contraire, est un fouilleur, un mineur qui creuse jusqu'au dernier filon, qui saisit jusqu'au dernier détail. Il apporte dans l'utopie l'esprit du commerce, l'exactitude, le goût des comptes et un étrange sentiment du réel dans l'imaginaire. Rien de vague, rien de vaporeux, rien de laissé à l'inconnu; tout se dessine dans son esprit avec une prodigieuse précision. Il a l'imagination de l'architecte et du général d'armée, et cela s'applique à des édifices qui n'existent pas, à des armées qui n'ont jamais été et qui ne seront jamais que dans son cerveau. Tous les deux, Fourier surtout, ont quelques grains de folie; mais la folie de Saint-Simon ressemble plus à de l'illuminisme, celle de Fourier à de l'hallucination. SaintSimon n'est pas exempt de charlatanisme; il n'y en a pas trace dans Fourier : il est naïf, et croit lui-même à ses plus folles espérances.

Plus loin, M. Janet met en regard les deux plans d'organisation :

Pour bien comprendre, dit-il, l'association phalanstérienne, comparonsla à l'association saint-simonienne. Il y a deux différences principales. D'une part, la phalange est une association libre, fondée dans une société quelconque par l'initiative privée, tandis que l'association saint-simonienne enveloppe nécessairement la société tout entière. Fourier a toujours demandé ce qu'il appelait « une épreuve locale », pensant que l'attrait seul suffirait pour entraîner le reste des hommes: deux ou trois ans devaient suffire pour convertir le globe tout entier. Le saint-simonisme, au contraire, supposait une révolution sociale et une prise de possession du gouvernement. En second lieu, le saint-simonisme supprimait la propriété du sol et le capital. Il ne restait plus que des fonctionnaires. Dans le phalanstère, les associés ne sont pas des fonctionnaires, mais des actionnaires. A moins de dire qu'une action de chemin de fer n'est pas une propriété, on doit reconnaître que la mise en actions d'une lieue carrée de territoire, assurant à chacun un dividende proportionnel à son apport, ne change en rien les conditions fondamentales de la propriété actuelle.

Le phalanstère ne supprime donc pas la propriété, mais il résout, du moins Fourier le croyait, l'antinomie entre la grande et la petite propriété. Cette antinomie se concilie par le système de la propriété combinée. Le phalanstère résout aussi les antinomies soulevées par la division du travail, par les machines, par la concurrence, et il est permis de dire que la célèbre méthode qu'un autre socialiste fameux, Proudhon, a employée plus tard avec fracas, la méthode des antinomies résolues par une synthèse supérieure, est déjà en principe dans Fourier; non pas qu'il ait employé cette méthode trichotomique, mise à la mode par Hégel, et dont Proudhon a fait un usage si sophistique; mais c'est le fond du système, sinon la forme, qu'on trouverait dans Fourier. Il a même encore cette supériorité sur Proudhon, que celui-ci excellait sans doute à mettre en contradiction la thèse et l'antithèse, mais était absolument négatif et muet quand arrivait la synthèse, tandis que Fourier avait une solution, chimérique sans doute, mais positive, et qu'il proposait avec une entière sincérité.

L'idée fondamentale du phalanstère étant indiquée, rappelons brièvement les idées qui s'y rattachent. Il y en a quatre : le travail attrayant; - le triple ou quadruple produit; le minimum garanti; - la répartition proportionnelle...

M. Janet a donné de la théorie passionnelle une exposition remarquable, ayant son cachet propre, et à laquelle il n'y a rien à reprendre sous le rapport de la fidélité. Après la mention des passions affectives : amitié, ambition, amour et familisme, qui tendent à former des groupes correspondant à chacune d'elles, il insiste sur l'importance capitale des trois passions qui tendent à former des séries. Ce sont la cabaliste, ou besoin de rivalité, d'émulation; la papillonne, goût du changement périodique; enfin la composite ou exaltante, double plaisir de l'âme et des sens qui produit l'enthousiasme, une sorte de fougue aveugle à laquelle rien ne résiste.

Fourier nomme ces trois passions mécanisantes, parce qu'elles ont pour objet de déterminer le mécanisme des autres passions; ou bien distributives, parce qu'elles règlent et rythment le jeu des autres ressorts.

Permettre à chaque être humain de satisfaire toutes ses passions, sans nuire ni à soi-même ni aux autres, tel est le problème dont, suivant Fourier, la loi sériaire donne la solution.

Au cours de son analyse, M. Janet fait remarquer que, parmi les passions fondamentales, Fourier ne range pas le patriotisme. « On est autorisé, ajoute-t-il, à supposer qu'il considérait cette passion comme appartenant à l'ordre civilisé et subversif. »

L'induction est tout à fait erronée.

« La patrie, dit encore M. Janet, dans le système de Fourier, c'est la commune sociétaire. L'amour de la patrie, ce sera donc l'amour de la phalange. »

Oui, la patrie sera la commune sociétaire, mais non pas uniquement la commune sociétaire. La petite patrie n'y fera pas plus qu'aujourd'hui oublier la grande. Est-ce que les communes sociétaires ne se relieront pas entre elles, autant et mieux que les communes actuelles, pour former des centres d'association de plus en plus larges, depuis le canton jusqu'à la province et jusqu'à la nation? L'amour de la phalange ne sera donc, comme à présent l'amour de la commune, que le premier degré du patriotisme, qui, loin d'exclure tous les autres, en est la source et le germe. Sans doute il arrivera qu'un jour, dans un avenir que chacun entrevoit déjà, l'amour de la patrie ne sera plus la haine de l'étranger. L'utopie phalanstérienne, si, contrairement aux prévisions de M. Janet, elle vient à se réaliser, contribuera à hàter cet avenir de paix et de bon accord entre tous les peuples. L'inventeur de l'ordre sociétaire n'annonce-t-il pas l'établissement du Congrès sphérique qui réunira les délégués de toutes les nations, afin d'aviser ensemble aux mesures intéressant le globe tout entier, et d'assurer le maintien permanent de l'accord et de

l'harmonie entre toutes les fractions du genre humain, élevé enfin à l'unité, tout en conservant les diversités caractéristiques de races, de nationalités et autres ?

Quoiqu'il admette qu'il y a beaucoup de vérité psychologique dans les vues de Fourier sur le travail attrayant, M. Janet trouve que sa démonstration sur ce point essentiel est encore bien vague. « On y peut signaler, dit-il, une équivoque perpétuelle entre les goûts de consommation et les goûts de production, et une conclusion illégitime des uns aux autres. » Sans doute, dans les conditions actuelles du travail qui rendent l'œuvre de production presque toujours répugnante, la corrélation entre ces deux ordres de goûts manque souvent. Mais supposez que soient écartées, comme elles le seront dans l'organisation sociétaire, la plupart des causes de répugnance aux occupations productives et utiles, la disparité entre les deux ordres de goûts disparaîtra en grande partie.

A l'exemple de Michelet et de M. Caro, M. Janet prête à Fourier l'intention de supprimer l'effort: c'est une méprise. Fourier n'entend point supprimer l'effort, mais, au contraire, le rendre plus énergique sous l'aiguillon de la passion, qui lui donne du charme et par cela même l'exalte et l'élève à son maximum de puissance.

A un homme qui pousse aussi loin que M. Janet le scrupule de la vérité, on doit signaler toute inexactitude qu'il a pu commettre. M. Janet dit quelque part que l'école sociétaire a publié, sous le titre de Manuscrits de Fourier, la réunion des articles par lui donnés aux journaux le Phalanslère, la Réforme industrielle, la Phalange. Ces articles n'ont pas été réédités : ils mériteraient de l'être, à la condition d'un certain triage. Ce que l'école a publié comme manuscrits de Fourier, ce sont bien des manuscrits qui n'avaient jamais été imprimés. Fourier, en mourant, laissa une centaine de cahiers écrits de sa main, classés et numérotés par lui, où étaient traitées les diverses questions objet de sa théorie. C'est avec les matériaux contenus dans ces cahiers qu'il composa ses deux principaux ouvrages, le Traité de l'Association domestique agricole et le Nouveau Monde industriel. Les cahiers donnent la première élaboration, ou inspiration du novateur. La rédaction est déjà complète, sauf quelques lacunes. Quand, par exemple, Fourier ne trouvait pas le mot propre à rendre son idée, il le laissait en blanc et passait outre. Il reste encore une partie des manuscrits de Fourier qui n'a pas vu le jour.

Il reste à donner la conclusion du travail vraiment magistral de M. Janet :

Quant à la théorie de Fourier, malgré les chimères dont elle est remplie, elle mérite cependant un sérieux intérêt. De tous les socialistes de ce siècle, Fourier nous paraît le premier et le plus remarquable. C'est lui qui a le plus d'idées, et d'idées ingénieuses. Son système est un peu grossier, à la vérité, et l'élément matériel y joue un trop grand rôle; mais cela tient à la nature vulgaire et prosaïque de son imagination. Mais ses idées elles

mêmes n'ont rien de vulgaire; elles ont même une certaine grandeur. La théorie de l'attraction passionnelle et le principe des attractions proportionnelles aux destinées, ont droit à une place dans l'histoire des idées morales. En économie sociale, sa découverte a été le principe de l'association, que l'on peut dégager de la forme particulière et utopique qu'il lui a donnée, et qui est appelé à jouer un rôle de plus en plus grand dans l'économie sociale... Quant à la valeur réelle et aux limites du principe d'association, ce sera l'expérience qui prononcera. Mais, les conséquences fussent-elles moins étendues qu'on ne l'avait cru et que Fourier ne se l'était imaginé, c'est un démenti auquel doivent s'attendre la plupart des inventeurs. Il n'est pas question, d'ailleurs, de plaider pour l'utopie du phalanstère...

Il y a un point des observations dernières de M. Janet qui pourrait être contesté. C'est celui où il exprime que les conséquences d'une découverte restent presque toujours en deçà des prévisions de l'inventeur. C'est le contraire de cette proposition qui est le plus généralement vrai. Pour n'en citer qu'une couple d'exemples, il est certain que les inventeurs de la photographie, Niepce et Daguerre, étaient loin de s'attendre à tout le parti qui serait tiré de leur découverte. Oersted et Ampère, s'ils revevenaient au monde, seraient non moins surpris qu'émerveillés de toutes les applications qu'a déjà reçues leur admirable invention de l'électro-magnétisme. Autant l'on en pourrait dire de la vapeur, du microscope, etc.; les résultats ont dépassé de beaucoup l'attente des auteurs de ces décou

vertes.

Il y aurait bien aussi quelques inexactitudes à relever dans la partie qu'on pourrait nommer historique du travail de M. Janet. Suivant lui, l'école sociétaire n'aurait plus donné signe de vie depuis 1852, parce que, depuis cette époque, « son chef, M. Victor Considerant, vit comme un sage antique, spectateur des événements prodigieux, plus prodigieux que les phalanstères, qui se sont accomplis dans le monde. >>

Qu'est-ce donc que ces événements prodigieux? Serait-ce l'invasion et la mutilation de la France par suite de la déplorable guerre de 1870? Serait-ce l'insurrection communarde, sous les yeux et à la plus grande joie des Prussiens? L'exécution des otages, les incendies de l'hôtel de ville, des Tuileries, et d'autres monuments nationaux renfermant des documents d'un prix inestimable? Si ce sont là les événements prodigieux auxquels M. Janet fait allusion, ils le sont assurément, mais dans un tout autre sens que la fondation d'un phalanstère, centre d'activité féconde, type d'organisation agricole industrielle et ménagère, ayant pour but d'étabir l'accord de toutes les classes et d'assurer le bien-être gradué de tous les individus.

Pour admettre, comme M. Janet, que l'école de Fourier ait complètement gardé le silence depuis le coup d'État de décembre 1851, il faut ignorer qu'elle fit paraître, à partir du 1er mars 1867 jusqu'au moment de la malheureuse guerre de 1870, une feuille de quinzaine intitulée : la Science sociale. Cet organe avait été créé par le docteur Barrier, qui n'était

pas un inconnu, du moins dans sa profession; car, chirurgien en chef de l'hôtel-Dieu de Lyon, il avait tenu, après la mort de Bonnet, le sceptre de la chirurgie dans cette grande ville. Venu à Paris tout exprès pour relever le drapeau phalanstérien, mais enlevé par une mort prématurée, en 1869, le docteur Barrier avait été dans l'intervalle, avec son confrère le docteur Alex. Mayer, le promoteur et le fondateur de la Société protectrice de l'enfance, qui l'élut pour son premier président. Ce nom de Barrier, ainsi que celui du colonel H. Renaud, l'auteur de Solidarité, le plus répandu des livres de l'école sociétaire et le plus souvent réédité, méritait d'être mentionné par M. Janet à côté de ceux de MM. Cantagrel et Considerant, les seuls des disciples de Fourier qu'il cite après Jules Lechevalier et Abel Transon, qui opèrent la transition de l'école saintsimonienne à l'école fouriériste.

Enfin il paraît encore aujourd'hui, et depuis 1872, une feuille bimensuelle, le Bulletin du mouvement social, qui se donne pour l'organe de l'école sociétaire. Il n'est donc pas exact de dire que les manifestations de cette école, suspendues en 1852 à la suite du coup d'État, aient cessé complètement depuis cette époque (1).

En somme, les disciples de Fourier et les partisans de sa doctrine doivent de la reconnaissance à M. Janet pour la justice éclatante qu'il a rendue à leur maître. Malgré les restrictions et les réserves dont l'éminent professeur a accompagné ses éloges, l'article, consciencieusement étudié, qu'il vient de publier dans la Revue des Deux-Mondes, est de nature a donner une opinion très favorable de Fourier et de sa théorie d'association. Dr Charles PELLARIN.

(1) Pour la partie biographique de son travail, M. Janet a beaucoup emprunté à la Vie de Fourier, dont l'auteur est le signataire du présent article. Non seulement il ne le nomme nulle part, mais, à la suite d'une de ses citations, M. Janet, dans une note de renvoi, dit: MORIN: Vie de Fourier, p. 116, 117. · Faute typographique, soit; il faut convenir qu'elle est forte.

Ailleurs, à propos d'insertions de Fourier dans le Bulletin de Lyon en 1802-1803, M. Janet renvoie à un article de M. Ducoin publié dans le Correspondant en 1851, quoique la mention détaillée de ces insertions, notamment de l'article intitulé: Triumvirat continental, qui attira l'attention du premier Consul, se rencontre dans toutes les éditions de la Vie de Fourier, dont la première est de 1839.

Ces omissions et cette substitution d'un nom à un autre ne sont nullement intentionnelles sans doute; elle dénotent toutefois quelque légèreté dans l'indication des sources où l'auteur a puisé.

ERRATUM.

Dans le numéro 37, p. 161, ligne 29, au lieu de imposer, lisez opposer.

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