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en parlerait à une grande personne, sauf la différence du langage abstrait et du langage concret. Je suppose naturellement l'enfant déjà à demi raisonnable, ayant plus de dix ans, et capable de penser à autre chose qu'à sa toupie ou à sa poupée; je soutiens qu'alors il faut déjà employer à son égard un langage viril, et lui enseigner ce qui nous semble à nous-même le plus probable sur ces terribles questions. Le libre penseur qui penche vers les doctrines naturalistes dira à son fils ou à sa fille que, pour lui, la mort est une dispersion de l'être, un retour à la vie sourde de la nature, un recommencement de la perpétuelle évolution; qu'il ne reste guère de nous que le bien que nous avons fait; que nous vivons dans l'humanité par nos bonnes actions et nos grandes pensées; que la prétendue immortalité n'est autre chose que la fécondité de la vie. Le spiritualiste lui parlera de la distinction de l'âme et du corps, qui fait que la mort de celui-ci n'est qu'une délivrance. Le panthéiste ou le moniste lui répétera la parole vieille de trois mille ans : Tat twam asi, Tu es cela ; et l'enfant moderne se persuadera, comme le jeune brahmane, qu'il y a sous la surface des choses une unité mystérieuse dans laquelle on rentre, on se fond par la mort. Enfin le kantien ou le criticiste tâchera de lui faire comprendre qu'il y a dans le devoir quelque chose d'antérieur et de supérieur à la vie présente; que prendre conscience du devoir, c'est prendre conscience de sa propre éternité. Chacun parlera ainsi à l'enfant selon ses opinions personnelles, en se gardant toutefois de prétendre que son opinion est la vérité absolue. L'enfant, traité ainsi en homme, apprendra de bonne heure à se faire lui-même une croyance, sans la recevoir d'aucune religion traditionnelle, d'aucune doctrine immuable; il apprendra que la croyance vraiment sacrée est celle qui est vraiment raisonnée et réfléchie, vraiment personnelle; et si, par moments, lorsqu'il avance en àge, il ressent plus ou moins l'anxiété de l'inconnu, tant mieux : cette anxiété, où les sens n'ont point de part et où la pensée seule est en jeu, n'a rien de dangereux : l'enfant qui l'éprouve sera de l'étoffe dont on fait les vrais philosophes. GUYAU.

A PROPOS DES ÉTUDES CLASSIQUES.

Nous avons parlé, il y a quelque temps, de l'action éducatrice des lettres et de leur importance dans l'enseignement secondaire. C'est un sujet qui mérite l'attention, et sur lequel nous aurons à revenir. On nous a signalé à ce propos un discours de M. Victor Brochard, professeur de philosophie, dans lequel la même question a été traitée en fort bons termes et du même point de vue. Nous en reproduisons aujourd'hui quelques passages:

« A moins de vivre au hasard et de se laisser entraîner à chaque moment par l'imprévu des circonstances, en perdant tout ce qui fait la dignité

de sa nature, l'homme a toujours devant les yeux un type idéal d'après lequel il règle sa conduite. En fait, chacun de nous connait plus ou moins distinctement cet homme auquel il voudrait ressembler, et vers qui se porte sa pensée dans toutes les occasions importantes. Il peut être noble et généreux, ou au contraire habile, et simplement heureux dans ses entreprises; il peut être dévoué ou égoïste, bienveillant ou hautain, gai ou triste mais, quel qu'il soit, c'est un conseiller qui nous suit partout, et vers lequel nous nous retournons souvent.

<< On dira peut-être que c'est d'après nous que nous le concevons, et que cet idéal n'est qu'un double, qu'une copie de nous-mêmes; mais, en admettant que nos goûts et notre humeur soient pour beaucoup dans la manière dont nous le concevons, il est certain que nous y ajoutons bien des traits empruntés à ceux que nous avons connus ou rencontrés. Il représente moins ce que nous sommes que ce que nous voudrions être ; c'est un véritable idéal que l'imagination a créé. Seulement, cet idéal moral n'est plus un simple jeu de l'esprit nous le réalisons plus ou moins imparfaitement, et de la manière dont chacun de nous l'aura conçu, dépendent à la fois notre propre conduite et l'avenir des sociétés et de l'humanité tout entière.

<< Aussi, l'œuvre essentielle de l'éducation est-elle, au moment où les esprits incertains et flexibles n'ont pas encore pris le pli qu'ils ne perdront plus, de leur proposer les plus parfaits modèles. Elle fait agir sur eux la secrète influence du bien: elle les sollicite par l'attrait de ce qui est beau et noble, et sans contraindre un choix qui échappe à toute prévision et que la liberté seule décide, elle ménage en quelque sorte les meilleures chances au bien. Voilà pourquoi elle met les jeunes esprits en contact avec les plus grands hommes des temps passés. Mieux ils les connaissent, plus ils sont tentés de leur ressembler. Il est impossible, disait Platon, que d'un long commerce avec les dieux l'âme ne garde pas quelque chose de divin.

« Telle est la raison profonde pour laquelle l'étude des anciens tient une si grande place dans l'enseignement. Ce n'est pas seulement parce qu'ils ont porté à son plus haut point de perfection l'art d'écrire, c'est encore parce qu'ils ont exprimé les sentiments les plus élevés que les anciens sont les meilleurs maitres de la jeunesse. Quel peuple a placé plus haut que les Grecs et les Romains l'amour de la patrie, et a donné plus d'exemples de dévouements? Quel peuple s'est fait une plus haute idée du droit, de la dignité humaine, a plus aimé la liberté, s'est plus préoccupé de former pour de libres républiques de libres citoyens? L'idéal qu'ils poursuivaient est encore celui que nous devons nous proposer aujourd'hui nous sommes les héritiers et les continuateurs de leurs pensées.

« Dès le début de leurs études, nos enfants, en lisant les récits de l'histoire ou les œuvres de nos poètes, se familiarisent peu à peu avec les grands modèles. A un âge où leur esprit trop faible ne peut encore s'élever

jusqu'aux idées abstraites et aux principes, on les leur montre en quelque sorte à l'œuvre, sous une forme concrète, dans la personne des plus grands hommes de tous les temps. Le monde disparu du passé renaît dans leur imagination si ardente et si prompte : ils s'enflamment d'enthousiasme et d'amour pour tant de beaux exemples, et dans ce contact perpétuel il semble que quelque chose de l'âme des vieux héros passe dans leur àme d'enfant. - Qu'ont-ils fait, disent les esprits superficiels, sinon de se remplir la mémoire, et avec quelle peine! de mots qu'ils oublieront bientôt? - Allez au fond : les mots passeront, mais les idées qu'ils couvraient resteront. Le travail latent qui s'est fait dans l'esprit ne sera pas perdu : les habitudes contractées ne s'effaceront pas. Un jour viendra où elles apparaîtront dans leurs actions: il leur suffira de rester fidèles à leurs souvenirs, de se rappeler les vertus qui auront été l'idéal de leur jeunesse pour être les hommes les plus résolus, les plus fermes, les mieux armés pour la vie moderne.

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<< Plus tard, les mêmes enseignements leur seront présentés sous une forme plus abstraite et plus universelle telle est l'œuvre de la philosophie. Ils reconnaîtront, en les ramenant à leurs principes, les idées avec lesquelles ils sont depuis longtemps familiers. Ils apprendront de mieux en mieux à comprendre la loi du devoir, le prix infini de la liberté, les droits de la conscience, l'inviolable respect dû à la loi civile, en même temps et sans contradiction, l'effort incessant que doivent faire les sociétés humaines pour la rendre conforme à la règle souveraine de l'équité. C'est en suivant ce chemin que nos pères, au dernier siècle, dans un effort suprême pour réaliser l'idéal depuis longtemps présent à leur pensée, ont accompli cette Révolution dont nous sommes les fils: la Révolution française, dont les principes se sont imposés à toutes les nations, dont l'œuvre se poursuit sous nos yeux à travers tant d'obstacles, dont l'idéal se réalise peu à peu par l'effort continu des générations.

<< C'est ainsi qu'en sortant de nos mains, nos élèves ne sont pas étrangers au monde où ils entrent; ils sont animés de son esprit; ils savent où il va, et ils y vont avec lui. Sans doute, en présence de la réalité, ils voient combien elle est encore éloignée de l'idéal qu'ils s'étaient formé : mais cette découverte n'affaiblit pas leur confiance. Quelles que soient les lacunes et les imperfections du temps présent, ils savent qu'il est possible de faire dans le monde une part de plus en plus large à la liberté et à la justice : l'avenir leur est ouvert; ils ont foi au progrès, et, devenus hommes, ils travaillent avec ardeur à réaliser les espérances dont s'est enchantée leur jeunesse.

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LA CRITIQUE PHILOSOPHIQUE

POLITIQUE, SCIENTIFIQUE, LITTÉRAIRE

LES LOIS FERRY. — CONGREGATIONS ET ASSOCIATIONS. PRINCIPES RATIONNELS DE LA LÉGISLATION DE L'ENSEIGNEMENT PRIVÉ.

(Voyez les n° 19, 20, 23, 25 et 35 de la Critique philosophique.)

J'ai dit que, dans les années 1848, 1849 et 1850, l'école positiviste, quoique petite par le nombre de ses adhérents, commençait à exercer sur l'opinion républicaine une certaine influence. Cette influence était due surtout à M. Littré, que l'étude de la biologie avait conduit à la philosophie positive, et qui avait apporté à Auguste Comte le précieux concours d'un savoir à la fois étendu et solide, d'une rare capacité de travail et d'un remarquable talent d'écrivain. M. Littré était connu dans le monde savant, et quelque peu aussi dans le monde politique. La doctrine de Comte, alors obscure, ne pouvait trouver de plus excellent vulgarisateur. Il la tira des gros livres où elle était renfermée, lui fit parler une langue claire, précise et ferme, et, l'introduisant dans les questions du temps, la présenta et la fit connaître au grand public, en une série d'articles accueillis par le National.

On a vu quelles étaient les idées d'Auguste Comte sur la liberté d'enseignement. M. Littré les avait adoptées; et ce fut dans le journal d'Armand Marrast, dans le principal organe des républicains politiques, qu'il lui fut possible de les exposer; ce qui indique, chez les républicains politiques de l'époque, sinon de l'hostilité, au moins de la froideur pour l'Université, et ce qui contribua sans doute à augmenter cette froideur. Il put, dans ce journal, se montrer aussi sévère pour l'instruction universitaire que pour l'éducation sacerdotale, prendre l'attitude de la neutralité et de l'indifférence dans le débat traditionnel qui existait entre l'Université et l'Église, déclarer ces deux corporations également incapables de remplir l'office social dont elles étaient chargées, et, les renvoyant, pour ainsi dire, dos à dos, également privées du salaire légal dont elles étaient également indignes, leur imposer à l'une et à l'autre le plan d'instruction et d'éducation tracé par son maître, où le savoir positif, systématisé, remplacerait les lettres, la théologie et la métaphysique; où, commençant par les mathématiques, on arriverait d'abord à l'astronomie, puis à la physique, puis à la chimie, puis à la biologie, enfin à la sociologie, la

CRIT. PHILOS.

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dernière science constituée, le dernier degré de l'échelle ascendante, hier encore manquant, aujourd'hui heureusement ajouté.

« L'éducation actuelle, écrivait-il le 27 août 1849, se divise en deux parties profondément séparées, et même attribuées chacune à deux corporations différentes, l'éducation proprement dite et l'instruction. L'éducation appartient à la corporation ecclésiastique, et l'instruction à la corporation universitaire. A la vérité, le clergé a souvent essayé et essaye encore de rentrer dans la possession de l'instruction; quand il était maître du gouvernement, sous la Restauration, c'était à l'aide du monopole, et alors les libéraux réclamaient la liberté ; quand il eut perdu cette position par la Révolution de Juillet, il réclama la liberté, et les libéraux se remparèrent derrière le monopole. En ceci, comme dans tout le reste, les classes qui gouvernent la France n'ont plus aucun principe, tout est expédient pour elles; et les rapides changements de la situation politique permettent de voir, à peu de distance, les mêmes personnages soutenir ce qu'ils avaient combattu, combattre ce qu'ils avaient soutenu. Rien ne profite plus que le spectacle de cette versatilité aux classes populaires, qui jugent avec une sévérité croissante leurs prétendus supérieurs.

«

<< En tout cas, l'impuissance des deux corporations à se supplanter a été complète. L'Université n'a jamais eu des prétentions bien nettes à donner l'éducation; et d'ailleurs le pays n'aurait pas voulu charger de l'enseignement de la morale une métaphysique plus propre à compromettre les plus saines notions par ses subtilités et son caractère éminemment subjectif qu'à les graver dans les âmes et les développer. D'autre part, le public se méfie trop de l'esprit d'intolérauce qui anime le clergé et de l'hostilité qu'il voue à la libre recherche, à la libre science, pour lui remettre le tout de l'éducation. Un tel antagonisme, qui résulte nécessairement de notre passé historique, se prolongera jusqu'à ce qu'une doctrine, réunissant ce qui de sa nature est inséparable, et n'a été séparé que par le travail révolutionnaire des trois cents dernières années, donne une meilleure instruction que la corporation laïque et une meilleure éducation que la corporation ecclésiastique.

« La philosophie positive m'a trop bien appris à vénérer la morale du moyen âge pour que je n'y voie pas un immense progrès sur celle de l'antiquité et le fondement inattaquable de la morale qui doit prévaloir. Mais aujourd'hui, après l'élaboration scientifique et sociale qui a caractérisé l'époque moderne, elle est devenue insuffisante insuffisante comme simple conservation du point obtenu; insuffisante surtout comme développement ultérieur...

«Par une concordance inévitable, mais qui n'a rien de compensateur, l'insuffisance est analogue dans l'instruction que donne le régime universitaire. Cette instruction est au fond celle qu'à l'origine recevaient les prêtres, et qui se réduisait surtout à l'étude de leur langue sacrée... Cette

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