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Comte sur le principe de liberté, n'était pas autre en réalité que celui du parti catholique, ou, comme il disait, de l'école rétrograde. Pas plus que le parti catholique, il n'estimait normal un régime où ce principe serait appliqué. Pas plus que le parti catholique il n'admettait qu'un tel régime fût établi à titre définitif. Absolument comme le parti catholique, il tenait qu'un tel régime est un état de société imparfait et inférieur, qui ne peut jamais être désiré que comme un moindre mal. S'il demandait la liberté d'enseignement, c'était dans le but et avec l'espérance de s'en servir pour assurer le progrès et préparer la domination de ses propres doctrines. Aussi le reproche qu'il faisait aux chefs du catholicisme n'était-il pas de poursuivre un but semblable avec une semblable espérance pour leur foi religieuse, c'était de dissimuler cette espérance et ce but, et de manquer de sincérité dans la forme qu'ils donnaient à leurs revendications. Et il voyait certainement un signe de faiblesse, d'impuissance, de décadence, qui annonçait l'avènement et le triomphe prochain du positivisme, dans ce défaut de sincérité, dans ce besoin qu'ils éprouvaient d'invoquer la métaphysique libérale et d'en faire un masque aux prétentions réelles de la théologie (1). Quant à lui, il n'entendait pas imiter cette tactique ni laisser la moindre obscurité sur sa philosophie sociale.

Cette philosophie sociale se présentait comme venant compléter les sciences physiques, sur le type desquelles elle était constituée, et comme formant avec elles un système général, une doctrine parfaitement cohérente et satisfaisante, qui se suffisait à elle-même, et au delà de laquelle l'esprit n'avait plus rien à chercher. Auguste Comte l'opposait, avec une superbe assurance, à la théologie et à la métaphysique, enseignées et représentées, la première par l'Église, la seconde par l'Université. La métaphysique et la théologie, depuis longtemps en lutte l'une contre l'autre, étaient l'une et l'autre en déclin. Mais elles se soutenaient indùment et prolongeaient abusivement leur vie, grâce à l'appui que prètait l'État à l'enseignement de l'Université et à celui de l'Église, grâce au budget où puisaient ces deux enseignements, ces deux institutions. Voilà le mal qu'il fallait faire cesser par la liberté d'enseignement. La liberté d'enseignement, c'était la neutralité de l'État entre la philosophie posi

(1) Pour un petit nombre de catholiques libéraux, le reproche n'était pas juste; mais il l'était sans aucun doute pour les chefs et pour le gros du parti, qui ne suivaient les catholiques libéraux qu'avec une arrière-pensée, tout en se gardant bien de les désavouer. Il l'était en 1842. Il a cessé de l'être depuis que, par la condamnation du catholicisme libéral, l'Église papiste a définitivement rompu avec l'idée métaphysique du droit commun. Il n'y a plus désor mais d'équivoque sur ce point. On ne peut accuser le Syllabus de manquer de franchise. Après les dernières et formelles décisions de l'autorité ecclésiastique, Comte, s'il vivait encore, ne pourrait plus dire qu'il se distingue de l'école rétrograde « par le libre aveu direct » de sa pensée réelle sur la liberté; et si c'est un signe de confiance en sa force et, par suite, de force véritable, de déclarer hautement ses principes, ses prétentions et son but, sans souci du courant de l'opinion, l'école rétrograde donne aujourd'hui ce signe de telle façon qu'il devrait avoir quelque peine à le méconnaitre.

tive et ses rivales. Cette neutralité était nécessaire pour que le positivisme pût se faire plus facilement et plus promptement sa place légitime, remplir plus promptement et plus facilement sa mission, qui était de terminer la révolution moderne. Cette neutralité impliquait la suppression du budget métaphysique ou universitaire et du budget théologique ou sacerdotal. Tel est le sens qu'Auguste Comte donnait à la liberté d'enseignement. C'est avec cette conséquence que nous le voyons la demander en 1848.

« Désormais le positivisme, dit-il, constitue réellement le seul organe systématique d'une véritable liberté d'exposition et d'examen que ne peuvent franchement proclamer des doctrines incapables de résister à une discussion approfondie comme étrangères à toute démonstration décisive. Cette liberté, depuis longtemps assurée quant à l'expression écrite, doit s'étendre maintenant à l'expression orale, et se compléter par la renonciation du pouvoir temporel à tout monopole didactique. Le libre enseignement, que le positivisme seul peut invoquer avec une pleine sincérité, est devenu indispensable à notre situation, soit comme mesure transitoire, soit même comme annonce de l'avenir normal. Sous le premier aspect, il constitue une condition d'avénement de toute doctrine propre à déterminer, d'après une vraie discussion, des convictions fixes et communes, que supposerait tout système légal d'instruction publique, loin de pouvoir les produire. Appréciée sous le second rapport, la liberté d'enseignement ébauche déjà le véritable état final, en proclamant l'incompétence radicale de toute autorité temporelle pour organiser l'éducation. Le positivisme est donc loin de nier que l'enseignement doive être jamais réglé : mais il établit que cette organisation n'est point encore possible, tant que durera l'interrègne spirituel, et que, quand elle deviendra réalisable, d'après le libre ascendant d'une doctrine universelle, elle appartiendra exclusivement au nouveau pouvoir intellectuel et moral. Jusque-là, l'État doit renoncer à tout système complet d'éducation générale, sauf de sages encouragements aux branches les plus exposées à être négligées dans les entreprises privées, surtout l'instruction primaire. Toutefois il faut maintenir avec soin, en les perfectionnant autant que le permettent nos lumières actuelles, les divers établissements publics, fondés ou régénérés par la Convention pour la haute instruction spéciale car ils contiennent de précieux germes spontanés pour la réorganisation ultérieure de l'éducation générale. Mais tout ce que la grande assemblée avait détruit doit être aujourd'hui supprimé définitivement, sans excepter les académies même scientifiques, dont la funeste influence mentale et morale a tant justifié, depuis leur restauration, la sage abolition initiale. La juste surveillance permanente du gouvernement sur les établissements particuliers doit se rapporter, non à la doctrine, mais aux mœurs, honteusement délaissées par la légalité actuelle. Une telle sollicitude publique ne saurait aujourd'hui trouver de meilleurs organes que notre honorable magistrature, qui recevrait ainsi une digne com

pensation à l'ascendant politique des avocats. Voilà le seul office général que doive conserver à cet égard notre régime provisoire. A cela près, il doit livrer l'éducation aux libres tentatives des associations particulières, afin de laisser surgir un système définitif dont la supposition actuelle ne constituerait qu'un mensonge oppressif. La principale condition d'une telle liberté consiste aujourd'hui à supprimer à la fois tout budget théologique et tout budget métaphysique, en laissant à chacun l'entretien du culte et de l'instruction qu'il préfère (1). »

Un peu plus loin, Auguste Comte revient et insiste sur cette conclusion, pour marquer l'importance qu'il y attache, pour exprimer la crainte qu'on ne la repousse, qu'on ne veuille éviter ou traverser trop vite ce provisoire indispensable du régime privé en matière d'enseignement, qu'on ne tente de réorganiser systématiquement l'instruction publique avant le temps où le positivisme sera prêt, par l'ascendant qu'il aura conquis, à recueillir l'héritage de la théologie et de la métaphysique, de l'Église et de l'Université. Il s'élève contre toute tentative de ce genre qui, faite prématurément, ne pourrait l'être qu'avec l'aide et au profit des doctrines qu'il condamne. « Loin d'inviter, dit-il, les gouvernements actuels à organiser déjà l'éducation générale, il faut les exhorter à abandonner franchement les attributions oiseuses ou perturbatrices qu'ils conservent encore à ce sujet, surtout en France. J'ai indiqué la double exception que comporte cette maxime actuelle, pour l'instruction primaire et la haute instruction spéciale, qui doivent attirer de plus en plus une sage sollicitude publique, comme germes indispensables d'une vraie rénovation. A cela près, il importe beaucoup que le pouvoir temporel, central ou local, abdique son étrange suprématie didactique, en établis sant la véritable liberté d'enseignement, dont j'ai signalé les deux conditions essentielles, par la suppression simultanée de tous budgets théologiques et métaphysiques. Tant qu'une doctrine universelle n'aura pas librement prévalu, les efforts quelconques des gouvernements actuels pour la régénération directe de l'instruction publique ne pourront être que rétrogrades, puisqu'ils devront ainsi s'appuyer sur quelqu'une des diverses doctrines arriérées qu'il s'agit aujourd'hui de remplacer entièrement (2). » Cela revient à dire que, pour se comporter au gré des positivistes, le gouvernement doit faire et tenir la place vide jusqu'à ce qu'ils soient ou se croient en mesure de l'occuper et de la garder.

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Jusqu'ici, le corps universitaire et le clergé ne semblent peser pas plus l'un que l'autre dans la balance positiviste. La théologie et la métaphysique doivent être également remplacées; les représentants de l'une et ceux de l'autre, également dépouillés de tout office social et réduits à la condition privée, par la suppression simultanée de leurs budgets respectifs. Également « incapables de résister à une discussion approfondie »,

(1) AUGUSTE COMTE. Discours sur l'ensemble du positivisme, seconde partie, p. 118 et

suivantes.

(2) Discours sur l'ensemble du positivisme, 3e partie, p. 177.

également << étrangères à toute démonstration décisive », la liberté d'enseignement, qu'elles ne peuvent supporter, permettra au positivisme d'avoir à la fois raison de toutes deux et de les éliminer 'rapidement et définitivement, aussi bien l'une que l'autre. En demandant à cette fin la liberté d'enseignement, Auguste Comte ne paraît mettre entre elles aucune différence. On peut remarquer cependant que, des deux raisons par lesquelles il motive son libéralisme provisoire, l'une s'attaque uniquement à l'Université, comme instituée par le pouvoir temporel, malgré « l'incompétence radicale » de ce pouvoir en matière d'éducation. Le libre enseignement, tel qu'il le présente, n'est pas seulement une « mesure transitoire, c'est encore « l'annonce de l'avenir normal », une « ébauche du véritable état final », c'est-à-dire de la séparation des deux puissances. Il est destiné, dans sa pensée, non seulement à préparer l'avènement de la nouvelle doctrine directrice, de la nouvelle autorité spirituelle, mais encore à enlever à l'autorité temporelle un domaine usurpé. Ce domaine usurpé est précisément celui qui est aux mains de la métaphysique, dont les représentants et le budget se trouvent ainsi condamnés à un double point de vue.

Outre ce vice originel, l'enseignement universitaire n'a-t-il pas encore le grave défaut d'être uniquement propre à former des littérateurs et des avocats? C'est un autre grief d'Auguste Comte contre cet enseignement. Il se plait à faire observer que l'exercice continu des talents d'expression, écrite ou orale, loin de constituer une garantie réelle d'aptitude à la conception, tend, au contraire, à nous rendre incapables de toute appréciation nette et décisive »; que, « reposant sur une instruction dépourvue de tous véritables principes, il suppose ou entraîne presque toujours l'absence totale de convictions fixes; que « la plupart des esprits ainsi cultivés deviennent habiles à formuler les pensées d'autrui, mais incapables finalement de discerner le vrai du faux envers les moindres sujets, même quand leur propre intérêt l'exige ». Et c'est bien d'un grief spécial contre l'Université qu'il s'agit; car ce mal, la prépondérance des lettres, se montre dans les collèges avec toutes ses conséquences et sans contrepoids, tandis que l'Église en corrige et en atténue les effets, dans une certaine mesure, par la culture morale, restée jusqu'ici adhérente à la théologie. L'enseignement de l'Église est certainement imparfait ; il a cessé d'être en rapport avec l'état mental et social des populations; il doit aujourd'hui céder la place au positivisme; mais, tout incomplet et insuffisant qu'il est, il a un grand mérite que l'on ne saurait reconnaître à l'enseignement universitaire: celui de mettre la morale à la place qui convient, et, par là, d'embrasser toutes les classes. Il faut ici entendre la comparaison qu'établit Comte entre les deux éducations :

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Le mérite social du catholicisme consista surtout à établir, pour la première fois, autant que le comportait le moyen âge, une éducation systématique, indistinctement commune à toutes les classes, sans même

excepter ceux qui étaient encore esclaves. Cet immense service se liait nécessairement à la fondation initiale d'un pouvoir spirituel indépendant du pouvoir temporel. Outre ses bienfaits passagers, nous lui devons un principe impérissable, la prépondérance de la morale sur la science dans toute véritable éducation. Mais cette première ébauche dut être fort incomplète, soit par l'imperfection du milieu où elle s'accomplissait, soit d'après les vices de la doctrine qui y présidait...

« Voilà pourtant le seul système véritable d'éducation universelle qui ait existé jusqu'à présent; car on ne saurait accorder ce titre à la prétendue éducation universitaire que les métaphysiciens ont fait graduellement prévaloir dans tout l'Occident, depuis la fin du moyen âge. Elle ne fut qu'une extension de l'instruction spéciale que recevaient auparavant les prêtres, et qui se réduisait surtout à l'étude de leur langue sacrée, plus la culture dialectique nécessaire à la défense de leurs dogmes. Mais la morale restait adhérente à la seule éducation théologique. Au fond, cette instruction métaphysique et littéraire n'a beaucoup secondé la transition moderne que par son efficacité critique. Son insuffisance et son irrationalité se sont de plus en plus manifestées, à mesure qu'elle s'est étendue aux classes nouvelles, dont la vraie destination, soit active, soit même spéculative, exigeait une tout autre préparation (1). »

On voit que, déjà en 1848, le chef de l'école positiviste était loin de tenir le même langage sur les deux institutions auxquelles il voulait retirer tout appui légal. Il semble que la différence des sentiments qu'elles lui inspiraient aurait dù quelque peu s'affaiblir, après l'expédition de Rome, après le vote de la loi de 1850 sur l'enseignement, après le coup d'État du 2 décembre. Elle ne fit que s'accroître. Le dernier volume du Système de politique positive, écrit en 1854, en montre le curieux progrès. Il y témoigne autant de sympathie et de respect à la théologie et à ses interprètes ecclésiastiques qu'il y manifeste d'aversion et de mépris pour la métaphysique et pour ses organes universitaires. « Le positivisme, dit-il, doit développer envers le catholicisme expirant les dispositions, non d'un envieux rival, mais d'un digne héritier, qui, pour maintenir la loi de continuité sur laquelle il fonde l'ensemble de ses titres, a besoin d'être sanctionné par son prédécesseur. Je n'hésite pas à confirmer ici l'engagement personnel que je proclamai, devant mon auditoire public, de fournir au subside catholique une cotisation annuelle de cent francs, quand j'aurai déterminé la dictature à supprimer le budget correspondant. En imitant cet exemple, les vrais positivistes m'aideront à protéger les représentants de la spiritualité provisoire contre l'oppression révolutionnaire suscitée par l'envie métaphysique. C'est peut-être ainsi que je serai d'abord introduit dans le temple de la Vierge-Mère pour obtenir, au nom de l'Humanité, la respectueuse tolérance que Dieu ne peut plus imposer aux sceptiques envers ses dignes

(1) Discours sur l'ensemble du positivisme, troisième partie, p. 165 et suivantes.

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