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sur ce point. Mais, si les circonstances identiques sont celles qui l'entourent et ne dépendent pas de lui, si l'on y joint ses antécédents actifs et passifs, en ne réservant que telle détermination actuelle qui achève de fixer son état, et dans laquelle entrent avec la volition d'autres éléments de l'esprit, alors on peut attendre des décisions différentes, je veux dire les croire possibles, si l'on croit à la liberté. Voilà ce que j'entends, et je pense avoir montré que la liberté ainsi comprise n'a rien de commun avec la fiction psychologique de l'indifférence du vouloir. Je viens donc de m'expliquer sur la seule des difficultés du sujet où j'aie été mis en cause. Je n'ai pas à m'étendre longuement sur d'autres; mais ce que j'ai dit ne me servira pas moins pour apprécier un autre argument déterministe tout aussi considérable, et pris d'un point de vue différent, que nous rencontrons dans l'ouvrage de M. Fouillée.

Cet argument n'est que l'un de ceux d'Antoine Collins, auxquels Clarke ne pouvait pas toujours faire des réponses satisfaisantes, mais qui cessent tous d'être embarrassants quand ce n'est plus la liberté d'indifférence qu'on défend, mais bien l'indétermination de certains futurs, à laquelle Clarke ne croyait même point, comme on l'a vu.

La liberté, disait Collins, serait une imperfection, et non pas une perfection, comme on le dit, si elle consistait à agir contre son propre juge ment sous l'impulsion d'une faculté indifférente au bien et au mal. Une telle faculté est même quelque chose d'absurde. Le choix sans cause n'est seulement pas un choix; c'est la détermination sans raison, sans motif, toute fortuite; c'est le hasard. Et comment concevoir le bien moral dans l'action, qu'est-ce que la vertu, si l'action n'est pas subordonnée à la raison? Clarke répondait bien à ces fortes objections qu'entre l'indifférence absolue et la nécessité il y a un milieu, et que l'indifférence à l'égard du pouvoir d'agir n'empêche pas qu'on ne tienne compte des raisons et des motifs, et qu'on n'ait de l'inclinaison ou de la répugnance, de l'approbation ou du blame pour les actions, ce qui suffit pour expliquer et justifier le mérite et le démérite chez l'individu, la récompense ou la punition dans l'ordre social. Mais, de la part de Clarke, ce n'était pas là serrer l'argument de près, c'était y échapper en se réfugiant dans des généralités peu compatibles avec sa propre thèse, puisque, selon lui, la volonté servait à détacher l'acte de tout motif, et par suite de tout facteur moral, ainsi que le lui faisait observer Collins.

L'objection de ce dernier est, au contraire, repoussée d'avance dès que nous nous refusons à envisager dans l'acte délibéré une volition séparée et indépendante de tous motifs. Il y a plus, quand nous avons nié cette abstraction du vouloir, et que nous ne laissons pas de maintenir l'indétermination de certains futurs dans l'ordre mental, de là dans la nature, c'est nous qui sommes fondés à prendre l'offensive contre la thèse déterministe et à lui reprocher de supprimer la responsabilité, le mérite et le crime, en nous présentant toutes nos déterminations mentales comme

nécessaires, en tant que prédéterminées par des antécédents externes et par notre propre nature, que nous ne nous sommes pas donnée.

Écoutons à son tour M. Fouillée, qui se préoccupe spécialement du fondement du droit, mais qui, de même que Collins, suppose son adversaire placé au point de vue de l'indifférence du vouloir, et lui fait dès lors au fond la même objection: « Si le libre arbitre constitue par luimême le droit, abstraction faite du bien, comme le libre arbitre est indéterminé de sa nature, et susceptible de tous les contraires, l'homme se trouve avoir le droit en tout et le droit à tout, quoi qu'il fasse, et il n'y a pas de raison pour limiter son libre arbitre par le respect d'autrui... Si au contraire le libre arbitre n'est pas respectable dans son indétermination, mais dans la détermination qu'il se donne, il n'est plus respectable que par un certain bien qui est sa fin en même temps que la fin des autres hommes. C'est alors cette fin seule qui est absolument sacrée et respectable, seule elle est le droit; le libre arbitre ne pourra plus être respecté pour lui-même, mais seulement dans la mesure où il concourra à la réalisation du bien; comment donc soutenir encore que l'homme a des droits en tant qu'homme et en tant qu'être libre?...

« En un mot, ou le libre arbitre est indétermination pure, et, à ce titre, absolument respectable, mais alors toute action est bonne et juste, et il n'y a plus de moralité ni de droit; ou le libre arbitre a une loi supérieure à lui qui doit déterminer sa direction, mais alors il peut choisir le mal, et il n'est pas absolument respectable (1). :

S'il s'agissait en effet de la liberté d'indifférence, nous dirions que le dilemme de M. Fouillée est trop faiblement formulé. Du moment qu'on ne voit rien de commun entre la raison et le bien d'un côté, la volonté de l'autre, la volonté n'est en rien respectable, ni la liberté, non plus que ne l'est le numéro sorti de la loterie; nulle action n'est bonne et juste, loin que toutes le soient. Ce qui est respectable, c'est le bien objectif absolu. Il est vrai que personne ne le connaît, mais il n'importe ou celui qui se flatte de le connaître y soumettra les autres de force, ou, pour mettre tout le monde d'accord, on dira qu'il faut en juger par l'événement. Ce qui est est le bien, et ce qui se fait est bien fait. Indifférentisme et déterminisme absolu tombent ici sur la même conclusion.

Mais, si ce n'est pas de la volonté indifférente qu'il s'agit, nous dirons : le libre arbitre n'est ni complète détermination ni indétermination pure; il est le pouvoir de l'acte complexe que nous avons défini sans séparer les motifs de la volonté, et qui n'est pas le simple produit d'antécédents donnés; il est inhérent à la moralité, il est absolument respectable en son principe, par cela précisément que le bien et le mal sont en sa puissance et qu'il fait de chacun de nous notre semblable. Il est enfin louable ou blamable, c'est-à-dire responsable dans ses déterminations particulières. *(1) L'idée moderne du droit, p. 212.

Les idées que nous formulons ici sont celles de nous tous en pratique ; il n'y a que dans les théories qu'on s'en écarte souvent, et les deux manières inverses l'une de l'autre de s'en écarter, consistent à imaginer une volonté d'elle-même sans motifs, à laquelle des motifs dès lors externes. commandent absolument, et une volonté du même genre qui se détermine indépendamment de tout motif. Mais la première n'est pas plus conforme à la réalité que la seconde. Ce sont des fictions de philosophes, des personnages de mythologie psychique.

Les autres points du débat de Clarke et de Collins portent sur le dogme de la prescience divine et sur le principe que tout commencement a une cause. Ce dogme implique la futurition nécessaire de chaque chose comme elle sera, car il ne peut y avoir de science que de ce qui existe, ou de prescience que de ce qui préexiste. Et ce principe semble exclure tout libre arbitre, par la raison qu'un acte produit sans motif serait un acte produit sans cause. Tels sont en peu de mots deux arguments considérables du déterminisme.

Quant au premier, il ne sera pas inutile d'observer qu'il n'est pas seulement à l'adresse des théologiens chrétiens, mais de tous les philosophes qui admettent à un titre quelconque une préordination exacte de toutes choses en temps, lieu, place et autres relations. En effet, la prescience n'a ici d'autre rôle que d'impliquer la préexistence, et c'est la préexistence qui ruine le fondement de la contingence et tout libre arbitre. On peut dire et soutenir mordicus tout ce qu'on veut, dans un intérêt de religion ou de doctrine, cela est vrai; mais il n'y a pas d'autre explication que celle-là pour l'opinion de ceux qui ont prétendu qu'un futur pouvait être certain pendant que l'événement contraire demeurait possible, ou encore qu'une toute-science, une toute-puissance parfaites pouvaient, l'une savoir, l'autre opérer des actes certains en nous, êtres libres, sans que nous perdissions le pouvoir de faire ces actes autres qu'ils ne sont de toute certitude et de toute éternité. Clarke et bien d'autres soidisant partisans du libre arbitre ont été réduits à prendre cette pitoyable position logique en face de leurs adversaires. Étonnons-nous après cela de la force du déterminisme! Pour nous, la liberté morale suppose l'indétermination réelle de ceux des futurs sur lesquels elle s'exerce, et il n'est ni science possible qui prévoie comme déterminé ce qui est indéterminé, ni puissance capable de faire que ce qui n'est pas encore soit déjà.

L'argument emprunté au principe de causalité ne trouvait pas Clarke aussi mal défendu. Il rétorquait du moins l'objection de Collins en remarquant que, s'il était vrai qu'il n'existât point de causes qui ne fussent elles-mêmes causées, point de causes en état de commencer des séries de phénomènes, on devrait remonter de cause en cause jusqu'à l'infini, sans jamais trouver d'arrêt ni de point d'attache définitif, ce qui est contradictoire; car alors le tout existerait sans cause. Il faut, disait-il, qu'il existe

quelque cause qui se meuve elle-même et donne l'origine du mouvement. Par malheur, la théologie de Clarke, en s'arrêtant à un être suprême, créateur de l'univers, Dieu vivant et pensant, et tout à la fois doué des attributs dits métaphysiques, dans l'infinité du temps, ne pouvait pas plus rendre compte de la causalité et de la liberté en cette cause première que de la causalité et de la liberté dans l'homme, cause seconde. Le problème n'était que reculé, et on n'échappait pas aux difficultés suscitées par l'axiome tout ce qui commence a une cause, que supposé que ce fût vraiment là un axiome.

Les Recherches philosophiques de Collins sont, nous l'avons dit, de l'année 1717. Vingt ans plus tard paraissait en Angleterre un ouvrage trop peu goûté à sa naissance et trop peu lu depuis, et dans cet ouvrage, un chapitre, le moins remarqué de tous, où l'auteur démontre avec une entière rigueur logique : 1° qu'il est impossible de démontrer qu'à tout commencement corresponde nécessairement une cause; 2o que, dans les démonstrations qu'on prétend tirer de ce que, si quelque chose pouvait commencer absolument, il faudrait que le rien fût cause de quelque chose, ou encore que quelque chose fût cause d'elle-même, on prend pour accordé ce qui précisément est contesté, à savoir que, si une cause manque, il faut à tout prix en trouver une autre (1). Depuis Hume, la question sérieuse du libre arbitre, supposant la réelle indétermination de certains futurs, est affranchie de toute difficulté logique provenant d'une fausse extension du principe de la raison suffisante.

UN PROBLÈME D'ÉDUCATION.

RENOUVIER.

Nous recevons de notre collaborateur et ami, M. Louis Ménard, la lettre suivante, qui soulève une question fort intéressante d'éducation familiale.

Mes chers amis,

Vous avez publié un excellent petit livre de morale à l'usage des écoles laïques. Mais il y a des questions qui sont en dehors de la science, qui ne se rattachent qu'indirectement à la morale, et qui pourtant se passent devant la conscience de l'homme et même de l'enfant. La plus grave est celle de la mort.

Les libres penseurs, qui ne sont pas toujours philosophes, ont l'habitude de dire « Quand l'enfant aura l'âge de raison, lui-même se fera une opinion là-dessus; d'ici là, les femmes peuvent lui conter tout ce qu'elles voudront, cela n'a pas d'importance. »

Je crois que ce n'est pas votre avis, et, comme ce n'est pas le mien non plus, j'ai fait un petit canevas que je voudrais bien vous voir rem

(1) Hume, Traité de la nature humaine, part. III®, sect. 3o, sous ce titre : Why a cause is alwayes neesssary.

plir. Vous pouvez le modifier s'il ne vous convient pas; mais je voudrais une réponse qu'un enfant pût comprendre, car le problème de la mort n'attend pas toujours que nous ayons l'âge de raison pour se poser devant nous.

Louis MENARD.

La pauvre femme était couchée sur son lit, maigre et pâle, les yeux entourés d'un creux noir. Le médecin n'avait donné aucune espérance et ne devait pas revenir. Elle voulut revoir son enfant une dernière fois, mais elle ne pouvait plus lui parler. Puis la vieille grand'mère emmena l'enfant pour lui épargner le spectacle de l'agonie, et le père resta seul près du lit pour fermer les yeux de la morte.

La maladie avait été si longue, que l'enfant s'était habitué à voir souffrir sa mère; mais, devant les sanglots, qu'on étouffait avec peine, il eut peur, sans savoir de quoi. « Tu pleures, grand'mère, dit-il; est-ce que mère est plus malade aujourd'hui ?

Non, mon pauvre petit, cela va mieux, et bientôt elle ne souffrira plus du tout. Elle va partir pour un pays où personne n'est malade, et où elle se guérira tout à fait.

Est-ce que nous partirons avec elle, grand'mère?

Non, pas encore; mais plus tard nous irons tous la rejoindre, et pour moi j'espère que ce sera bientôt.

Je veux partir tout de suite, dit l'enfant.

Et ton pauvre père, mon petit, tu veux donc le laisser seul? Tiens, le voilà qui descend, va l'embrasser. »

L'enfant s'aperçut bien que son père aussi avait des larmes dans les yeux. Pourquoi pleures-tu, père, puisque nous irons tous la revoir dans un beau pays où l'on n'est jamais malade, jamais, jamais ? »

Les sourcils de l'homme se contractèrent malgré lui.

<< Ne te fâche pas, Pierre, dit la vieille femme. Je n'ai pas eu la force de voir pleurer cet enfant, mais c'est à toi seul de diriger sa conscience. Réfléchis à ce que tu dois répondre à ton fils quand il t'interrogera, et, quelle que soit ta réponse, sois tranquille, je n'y opposerai pas ce que tu appelles mes superstitions.

L'éducation de l'enfant appartient à la mère, répondit-il ; maintenant que vous remplacez la sienne, dites-lui ce que vous voudrez. Quant à moi, je ne saurais lui enseigner ce que je ne crois pas moi-même; on ne doit tromper personne, pas même un enfant.

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Pierre, il ne faut pas qu'il puisse opposer ma croyance à la tienne; cela troublerait sa conscience à peine éveillée. » Elle se tourna vers l'enfant « Va jouer dans le jardin, mon petit, lui dit-elle; tu reviendras tout à l'heure, nous avons à parler sérieusement, ton père et moi. >>

Elle conduisit l'enfant jusqu'à la porte, qu'elle referma.

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Maintenant, Pierre, dit-elle, parle, et pas de ménagements avec moi;

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