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ment au législateur. Elle montre combien il est nécessaire, si l'on veut que la fonction présidentielle conserve toujours, aux yeux de tous, son caractère purement civil, de ne jamais y élever que de « simples citoyens en habit noir »; combien il importerait même qu'un article formel de la Constitution en écartât les généraux, pour bien marquer que l'armée doit être considérée et doit se considérer elle-même comme une force essentiellemement obéissante. Oui, certes, il y a une politique qu'il faut redouter pour l'armée, qu'il en faut bannir: ce n'est pas celle qui excite le patriotisme des soldats, qui leur inspire la fidélité à la constitution républicaine, au gouvernement républicain; c'est celle qui allume les ambitions rivales des chefs, qui les jette dans les intrigues des partis, qui leur montre le titre de président comme un dernier grade à acquérir; c'est celle qui a porté M. de Mac-Mahon à la première magistrature du pays, et qui, faisant taire ses scrupules, des scrupules, il semble, bien naturels, l'a fait consentir à prendre la place d'un homme d'État tel que M. Thiers, avant même que l'œuvre de la libération du territoire fût achevée. Ah! les présidences militaires, nous les voyons depuis longtemps à l'œuvre dans les Républiques de l'Amérique du Sud; nous en avons eu, chez nous, depuis 1873, un échantillon qui n'offre rien d'encourageant; et cependant, c'était après d'humiliants et cruels désastres : qu'eût-ce été après des victoires? Ah! gardons-nous désormais des présidences militaires, non-seulement dans l'intérêt politique, mais encore dans l'intérêt militaire du pays. Laissons l'armée à ses travaux, à ses études professionnelles et à ses devoirs, et saluons en M. Jules Grévy l'avénement des présidences civiles.

J'ai déjà plusieurs fois appelé l'attention sur l'antagonisme qui existe en France entre la Nation et la Société : on sait quel sens prend ici ce dernier mot. D'un côté : les Corps représentatifs locaux, les Chambres nationales, le Ministère, toutes les forces que produit et renouvelle le principe électif. De l'autre les Bureaux, la Police, l'Armée, la Magistrature, l'Église, toutes les forces sociales permanentes, naturellement traditionnalistes et conservatrices, conservatrices des bonnes habitudes et des bonnes règles quelquefois, trop souvent des routines ineptes, des abus scandaleux, des injustices révoltantes.

Au pouvoir exécutif, M. de Mac-Mahon représentait la Société. Son nom, sur lequel s'étaient réunis nos trois partis monarchiques, ne pouvait signifier que conservation et défense sociale. Il a défendu, de son 'mieux, jusqu'au bout, les prétendus droits de l'Église, de la Magistrature et de l'Armée. Il a constamment ajouté ce qu'il avait de force à ces trois forces sociales dans leurs résistances à l'organisation de la démocratie, dans leurs luttes sourdes ou déclarées contre la Souveraineté de la nation et contre le Régime parlementaire. Il ne s'est retiré que lorsqu'il n'a plus eu de services à rendre aux ennemis de la République.

Quel changement dans l'espace d'un mois! Quel succès, quelle justifi

cation de la politique légaliste! Quelle condamnation de la méthode révolutionnaire! Quelle raison, non-seulement de respecter la Constitution, mais de lui reconnaître une haute valeur, de s'y attacher avec force, de s'y renfermer scrupuleusement, de n'y toucher, si on le juge utile, que d'une main prudente ! - Où sont les résultats? nous disaient les pessimistes et les intransigeants. - Les résultats, les voilà: Un Sénat républicain! un Président républicain! A la tête du gouvernement un nom respecté, qui symbolise la victoire pacifique, absolument honnête et pure, de la nation sur le cléricalisme et le prétorianisme!

Il s'agit maintenant de mettre à profit cette victoire, de la pousser à ses conséquences légitimes, de réduire législativement ce dualisme déplorable: Nation, Société. On parle beaucoup de l'harmonie qui règne entre les pouvoirs publics; cette harmonie-là était nécessaire, et il est heureux qu'on ait pu si facilement l'atteindre avant le temps que fixaient les prévisions les plus favorables; mais ce n'est encore qu'un moyen; il y a une autre harmonie, qui est le but où nous devons aujourd'hui marcher : c'est celle des lois organiques revisées et de la Constitution républicaine. F. PILLON.

LA CONSTITUTION FAIT SES PREUVES.

La Constitution de 1875 vient de faire, une fois de plus, ses preuves. Elle les avait déjà faites antérieurement, dans la période qui sépare le 16 mai du 14 décembre 1877, en venant à bout du droit de dissolution exercé par un président et un Sénat hostiles à la République, et en finissant par arracher au maréchal le fameux message de soumission. Elle s'est donné à elle-même, et, pour ainsi dire, creé, tel qu'il le lui fallait, un de ses organes essentiels, le Sénat, par l'heureuse action qu'elle a exercée, d'abord sur les électeurs des conseils municipaux et des conseils généraux, ensuite sur les conseillers municipaux eux-mêmes. Elle vient de couronner l'édifice républicain en se donnant son président.

Sa force et son excellence éclatent dans la facilité, la rapidité, la tranquillité profonde, avec lesquelles s'est faite la transmission du pouvoir présidentiel. Tout le monde en a été frappé. L'événement a fait une vive impression en France et à l'étranger, à l'étranger encore plus qu'en France. « La démocratie, dit la République française, à le droit d'être justement fière de ses élus, mais elle a le droit d'être plus fière encore de ses institutions et des principes sur lesquels notre nouvel établissement politique est fondé. La crise a éclaté mardi; jeudi soir, à sept heures, la crise était dénouée, pacifiquement, sans secousses, sans soubresauts. Personne n'a même songé à s'inquiéter du dénouement. Il était annoncé, il était certain, dès que la démission de M. le maréchal de Mac-Mahon devenait certaine. Et cependant, de quoi s'agissait-il? De la transmission

du pouvoir suprême. En d'autres temps, sous un autre régime, quel effroi, quelles alarmes, quelle panique de tous les intérêts, et, ajoutonsle sans crainte d'un démenti, quelles terreurs dans les âmes les mieux trempées! Dans le système républicain, au contraire, tout se déroule avec une majestueuse tranquillité. Voilà l'excellence de la République! La voilà prouvée, même pour ceux qui pourraient en douter. »

Peut-être s'étonnerait-on moins de ce prompt et paisible dénouement d'une crise gouvernementale, si l'on voulait bien considérer de plus près notre mécanisme constitutionnel et les avantages qu'il présente. Une crise présidentielle ne saurait être bien redoutable, quand la présidence ne constitue pas un pouvoir, dominant, pas même un pouvoir indépendant des Chambres. Si la transmission du « pouvoir suprême », qui causait, en d'autres temps, sous un autre régime », tant « d'alarmes », et qui inspirait de l'effroi « aux âmes les mieux trempées», a pu se faire, le 30 janvier au soir, sans secousses, sans soubresauts », sans inquiéter personne, c'est qu'ici le mot suprême ne doit pas être pris à la lettre, et n'a guère qu'un sens honorifique; c'est qu'il s'agit, en réalité, d'un pouvoir subordonné, qui ne peut s'exercer que dans la voie tracée par la majorité du Parlement, qu'au moyen d'un ministère responsable devant cette majorité.

«

L'axe constitutionnel n'est pas dans la présidence, mais dans les deux Chambres, non-seulement parce que les deux Chambres, réunies en Congrès, nomment le Président, mais parce que le principe de la responsabilité ministérielle fait dépendre du Parlement, avec le choix des ministres, la marche de l'administration et la direction politique du pays. Dans les républiques telles que celles de l'Amérique, où le pouvoir exécutif et le pouvoir législatif sont rigoureusement séparés l'un de l'autre, c'est-à-dire où les Chambres ne collaborent pas au gouvernement par leur action sur les ministres, et où les ministres ne collaborent pas à la législation par leur action sur les Chambres, le président, qui est seul responsable du pouvoir exécutif, ne peut être remplacé d'une manière aussi simple et aussi facile. Il est inévitable que le changement cause plus d'émotion, qu'il fasse plus de bruit, qu'il excite plus vivement les passions politiques, surtout si, pour l'élection du nouveau président, il faut mettre en mouvement l'énorme machine du suffrage universel. La Constitution de 1875, par le mode électoral qu'elle a établi pour la présidence et surtout par le rôle qu'elle lui a assigné, a fait tout ce qu'il fallait pour ôter les inconvénients de l'institution et pour assurer les avantages que l'on peut en attendre. Il est dans la nature des choses que le régime parlementaire, qui impose aux ministres la responsabilité du gouvernement devant les Chambres, affaiblisse la gravité des crises présidentielles, la réduise, pour ainsi dire, au minimum.

Il est à peine besoin de faire remarquer que, d'un autre côté, l'institution de la présidence doit nécessairement affaiblir la gravité des crises

ministérielles. Qui ne voit qu'elles seraient plus dangereuses et plus redoutées de l'opinion et des intérêts, si elles atteignaient le pouvoir exécutif tout entier; si la présidence ne montrait, au-dessus du ministère, ce point fixe dont parle Benjamin Constant, que réclame l'imagination et qui satisfait au besoin de sécurité ; si le gouvernement n'offrait, en l'un de ses éléments, une continuité régulière et certaine? Les ministres sont renversés : le président reste pour en choisir d'autres, d'après l'opinion dominante et selon les voeux de la majorité parlementaire. Ce président qui reste, est engagé par son intérêt, par son honneur, par son devoir, même par sa responsabilité judiciaire et pénale, à maintenir l'ordre et à abréger, autant qu'il peut, la crise. Cela est bon, cela est nécessaire. Il faut qu'il y ait là, à ce sommet, où tous les yeux se portent de l'intérieur et du dehors, une place que l'on sache occupée par la même personne pendant une période de temps non douteuse; il faut, en ce qui dépend de la loi constitutionnelle, que cette place ne puisse devenir inopinément vide au gré d'une majorité parlementaire de quelques voix ; il faut que ceux qui l'occupent tour à tour s'y succèdent à des époques fixes et prévues qui ne puissent être avancées par des coalitions de partis, des accidents de scrutin, des caprices d'opinion. L'histoire de M. Thiers, renversé à une faible majorité par une coalition, et laissant tout à coup la place libre à une aventure de restauration monarchique, après avoir pesé longtemps sur la liberté législative de l'Assemblée nationale, par la menace de sa démission trop facilement offerte, nous montre les inconvénients d'un système tel que celui qui a été proposé en 1848 par M. Grévy, où il n'y aurait pas de président de République, mais un simple président du conseil des ministres, nommé pour un temps indéfini, et toujours révocable. Dans un tel système, il arriverait infailliblement, ou que les assemblées se trouveraient, au bout d'un certain temps, discréditées par le trouble résultant des crises qu'elles auraient cru devoir provoquer, ou qu'elles suivraient, malgré elles, en murmurant, le conseil des ministres, n'osant, dans la crainte de produire un plus grand mal en le renversant, refuser leurs votes à des mesures, à des lois qu'au fond elles désapprouveraient. Dans les deux cas, le pays, avide de stabilité gouvernementale, finirait par renoncer au régime parlementaire, à la double action du pouvoir exécutif sur les Chambres, et des Chambres sur le pouvoir exécutif. Il ne lui resterait, pour conserver la liberté, pour échapper au césarisme, qu'à organiser le gouvernement représentatif sur le type américain de la séparation rigoureuse des pouvoirs.

Ainsi, ce n'est pas seulement le principe électif et républicain, considéré en général, qui, le 30 janvier, a fait ses preuves et manifesté son excellence; c'est tout particulièrement la Constitution de 1875. J'ai déjà dit, et je tiens à répéter, que cette Constitution, à laquelle les intransigeants reprochent de n'être pas sortie de discussions solennelles, peut, au point de vue théorique, se défendre victorieusement contre toutes les

critiques et les objections. Je parle de ses caractères essentiels : prési dence, responsabilité ministérielle, dualisme législatif, base communale du Sénat, mode électoral de la présidence. Voici maintenant que les faits en démontrent à tous la valeur et lui rendent un témoignage éclatant. Voici que l'expérience confirme pleinement la théorie.

Remarquez que toutes les parties de la Constitution se tiennent, sont liées entre elles. Otez au Sénat sa base communale, faites-le nommer par le suffrage universel direct, et il ne semble plus avoir de sens, de raison d'être, comme élément du système représentatif. Supprimez le Sénat, et il vous faut aussi supprimer la présidence ou en changer le mode électoral.

Si vous conservez la présidence, vous serez obligés de faire élire le président pour un temps déterminé soit par la Chambre unique, soit par le suffrage universel. Élu par la Chambre unique, il dépendrait d'elle forcément, serait à sa merci; il aurait le sentiment de cette dépendance, et elle, le sentiment de son pouvoir direct sur lui: il ne serait en réalité qu'un premier ministre. C'est en vain qu'on aurait fixé la durée et le terme de son mandat; son inamovibilité légale pour un temps déterminé ne serait qu'une fiction; elle serait, en dépit du texte constitutionnel, tout aussi illusoire que l'a été celle de M. Thiers, déclarée pourtant en termes formels par la Constitution Rivet. Élu directement par le peuple, le président paraîtrait revêtu d'une autorité démocratique peu compatible avec le régime de la responsabilité ministérielle : ce régime serait singulièrement menacé. On a vu, par l'histoire de notre seconde République, combien il est dangereux que le président puisse tirer du mandat populaire une force propre, un droit apparent, et comme une consécration qui l'élèvent, à ses yeux et dans le sentiment public, au-dessus des ministres, au-dessus de la Chambre, au-dessus même de la Constitution.

Si vous supprimez la présidence, si vous réduisez le pouvoir exécutif à un conseil des ministres, vous entrez dans une voie nouvelle qui est peut-être tout aussi dangereuse. Les rapports de la Chambre avec le pouvoir exécutif cessent d'être ce qu'ils étaient quand elle ne pouvait désigner et révoquer les ministres qu'indirectement. Ceux-ci ne sont plus que des délégués, esclaves du mandat impératif, obéissant aux divers mouvements de la Chambre; ils perdent, avec l'action directrice et iniliatrice, la responsabilité morale du gouvernement. En réalité, cette responsabilité morale du gouvernement n'existe plus nulle part, par cela même que c'est la Chambre, une collectivité nombreuse, la puissance anonyme et variable d'une majorité, qui l'a prise en main. Il faut bien comprendre, en effet, que, dans l'Assemblée des représentants d'un pays, ce mot majorité n'exprime pas une force et une direction politique déterminées, toujours et nécessairement les mêmes. Les majorités se font et se défont; elles peuvent se faire par des coalitions; elles peuvent se

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