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à noter pour montrer combien peu ont varié les discussions des philosophes; ils sont tirés de la notion et du sentiment de la responsabilité, et des phénomènes moraux de l'imputation, du blâme, de la louange, du conseil; et ils sont très-bons, mais de l'ordre pratique. Aussi est-ce relativement à l'ordre pratique qu'ils ont été repris et transformés dans la doctrine criticiste; mais ils laissent en dehors la théorie psychologique de la détermination à l'acte, et ne sauraient ni réfuter ni remplacer la thèse de Socrate. Cela est si vrai que Kant lui-même ne se montra pas moins convaincu que ce dernier du déterminisme absolu des phénomènes, tout en faisant du postulat de la liberté le grand usage qu'on sait pour la philosophie pratique.

Il importe cependant de se rendre compte de la manière dont Aristote a conçu l'acte libre et s'est flatté d'échapper à la doctrine socratique, parce que le point de vue auquel ce philosophe se place est au fond celui qu'ont adopté depuis tous les défenseurs du libre arbitre, et répond à la même illusion qui fut constamment la leur. Ces derniers n'ont cessé d'opposer à la raison, à la science, au jugement considéré comme nécessaire, la volonté, en tant que principe d'actions que rien ne détermine à l'avance d'où la liberté, puissance d'un choix que rien n'oblige à se fixer d'un côté plutôt que d'un autre. Cette incompréhensible division de l'homme en deux parties, pour un seul agent et un seul acte, est moins choquante chez Aristote, pour qui la volonté, ne se séparant pas du désir, a du moins en elle un élément déterminatif; mais, si Aristote ne met pas la volonté à part du désir, il les met l'un et l'autre à part de la pure intelligence, siège de la science et de la raison, ce qui n'est pas plus vrai à l'égard des questions morales et des délibérations, des résolutions portant sur la conduite. Cette division lui sert à s'expliquer l'incontinence, et lui permet de se placer au point de vue si commun qu'exprime la devise. fameuse Video meliora proboque, deteriora sequor. Il faut voir de quelle manière.

Les ames, ou pour mieux dire les grandes puissances distinctes. d'Aristote (1), nutritive, sensitive, intellective, comprennent pour ces deux dernières, qui sont spécialement mentales toutes deux, les facultés sensitives, irascibles, appétitives, volontaires, d'une part, et, de l'autre, cognitives et spéculatives. Cela posé, le philosophe met l'action dans la dépendance de ce double principe: ici, l'intelligence, la raison, des jugements portant sur l'universel; là, le désir, l'appétit, la volonté avec ses mobiles passionnels, toutes facultés dont les applications sont particulières. La volonté n'est donc point chargée, comme dans les théories ordinaires du libre arbitre, de représenter l'essence du libre. Le problème se renferme dans l'acte total de choisir, acte qui se produit

(1) En effet, l'idée d'âme suppose généralement celle d'une essence séparée; au lieu que, pour Aristote, les âmes sont des puissances de développement qui s'actualisent en vertu des fins de la nature, et dont les réalisations marchent pari passu avec les formes que prend la matière en s'organisant.

tantôt quand l'intelligence prend le désir pour mobile, et tantôt quand c'est le désir qui se conforme à l'intelligence. Mais ce système a ceci d'original, qu'il ne s'y agit point, comme chez Platon, et plus tard dans la théologie chrétienne, d'une lutte entre des puissances qui se disputent le cœur humain, mais bien d'une espèce d'anomalie tenant à ce que le jugement de l'agent moral peut se trouver juste, quand celui-ci se prononce sur l'universel, et faux dans les cas particuliers, parce qu'on a coutume de raisonner mal et qu'on manque d'appliquer le principe général, que cependant on n'ignore point.

Ainsi s'explique suivant Aristote le fait réel nié par Socrate: à savoir que l'on connaît le bien et qu'on ne laisse pas de faire le mal. Le syllogisme de l'action, comme il le nomme, est en défaut dans ces sortes de cas. La conclusion qui est l'acte a deux prémisses: l'une universelle, que l'on peut connaître sans l'avoir présente à l'esprit au moment qu'il faudrait; l'autre particulière, qui en serait l'application, et dont l'absence laisse un appétit, une passion quelconque dicter le résultat. La science est bien là, comme l'objectait Socrate, mais elle y est sans être actuellement perçue. Ainsi, l'acte est tantôt dicté par la proposition générale, (c'est vraiment la science socratique), tantôt par une proposition particulière, espèce de science donnée par la sensibilité; et c'est ainsi qu'on peut commettre une faute sciemment (1).

Nous ne nous laissons point aller ici, comme on pourrait le croire, à exposer une théorie d'un intérêt purement historique et dont la discussion serait sans profit. Le syllogisme de l'action n'est qu'une formule logique accommodée à la plus commune de toutes les idées, à un vrai truisme. Je sais parfaitement, dit celui qui a commis un acte connu de tous et de lui-même pour être dommageable à son auteur, je sais que je ne devais pas le faire, et j'avais même formé la résolution expresse de m'en abstenir; mais, en présence de l'excitation, j'ai tout oublié. Ou bien encore, s'il s'agit d'un cas où l'agent s'est livré successivement et dans un temps très court à la considération de mobiles opposés, la passion a été plus forte que la raison, dira-t-il. Bien avant Aristote, on avait entendu ces sentences, antisocratiques en apparence, dans la bouche de la Médée d'Euripide, et, longtemps après, le video meliora d'Ovide ne fit qu'exprimer la même vérité d'expérience et de sens commun. Est-il donc possible de la contester? Nullement. Mais peut-on en tirer une lumière pour le mystère de la détermination à l'acte, au moment précis où elle se produit? Pas davantage. Pour la nier, il faudrait n'avoir jamais expérimenté ce qu'on appelle les entraînements de la passion, et ce qu'on appelle trivialement << serments d'ivrogne »; car le syllogisme de l'action ne signifie que cela, quand il conclut contre la science. Mais, pour y trouver les éléments d'une réfutation (si ce n'est pas plutôt d'une confirmation) du principe déterministe, il faudrait procéder à un examen plus approfondi, dans lequel Aristote n'est pas entré.

(1) Voyez surtout l'Ethique à Nicomaque, vII, 3.

Socrate lui-même n'y aurait pas été embarrassé. Qu'aurait-il dit, ou plutôt qu'a-t-il dû dire? car il n'est guère possible qu'un argument si vulgaire ne lui ait point été opposé. Il a dû certainement répondre que la science et la vertu susceptibles d'être surmontées par la passion, n'étaient pas vraiment la science et la vertu, et qu'il y a effectivement des hommes que la passion maîtrise, de même que la science et la vertu commandent à d'autres. Son idéal en cela était le même que celui des philosophes appartenant à des écoles d'ailleurs discordantes, et qui admettent également que les actions humaines croissent en droite détermination psychologique, à mesure que l'individu s'élève dans la vraie connaissance et se fixe en des habitudes morales. Mais la réponse à faire deviendra tout à fait topique, si nous observons que le problème doit être réduit et concentré au point même de la détermination, quels que soient les antécédents immédiats de la délibération ou les précédents de la vie. On ne voit point alors ce que l'adage video meliora peut faire à la question, à moins qu'on ne prouve que la vérité qu'il exprime est relative au moment indivisible de l'acte, et non pas seulement une connaissance générale antérieure, mise en oubli pour le cas particulier. Or, c'est ce qu'on ne prouvera pas, et la thèse déterministe demeurera dans sa force.

On soutiendra en effet que l'acte proprement dit, la volonté déclarée et efficace par laquelle se termine une délibération, a lieu sous la représentation d'une fin à atteindre, représentation exclusive de toute représentation contraire à cet instant, et que cette fin est envisagée comme un bien. Et on affirmera qu'en pareille circonstance, une volonté contraire ne pouvant exister, celle qui se dégage est déterminée, partant nécessaire. Si alors un contradicteur essaie de remonter la suite des moments de la délibération, et de prétendre que l'acte dernier peut bien se produire en vertu d'un mobile resté seul et sans rival dans la conscience de l'agent, qui autrement ne se déterminerait pas, mais que, pour un ou plusieurs des moments précédents, il n'en a point été de même, et que là les motifs ont été comparés, que le choix a été libre entre les contraires, la réponse est en vérité trop facile. On devrait comprendre que tous les moments se ressemblent, autant qu'on y considère quelque chose comme un choix. Ils ne diffèrent que parce que le dernier peut avoir des effets extérieurs, et de là vient l'illusion; mais ils sont mentalement identiques, et chacun d'eux est le dernier à l'égard de la détermination spéciale qu'on y cherche; on peut donc dire de lui ce qu'on disait de l'absolument dernier, à savoir que la pensée s'y détermine sous l'influence d'une représentation exclusive de toute représentation contraire. Le déterminisme semble donc garder l'avantage (1).

(1) M. Littré n'a pas pris garde à l'identité des moments de la vie mentale d'un agent moral, par rapport à celles de ses déterminations où la question de la liberté se pose. Il a cru pouvoir distinguer entre le « moment de l'action » et les moments antérieurs dans lesquels

Mais cet avantage n'est pas réel, pas plus que, de l'autre côté, n'est sérieuse la preuve expérimentale et pratique qu'avec trop peu de réflexion et d'analyse, on croit tirer du fait de « savoir ce qui est bien et faire ce qui est mal». En effet, le partisan de la liberté qui invoque l'adage, a ordinairement le tort de prendre en bloc l'agent, sa connaissance acquise et sa résolution actuelle, en refusant de se renfermer, comme son adversaire l'y convie, dans l'examen du moment critique où le choix s'opère, et s'opère toujours dans le sens d'un motif qui paraît à ce moment le bon ou le plus fort. Or, tout moment quelconque d'une délibération sera un moment critique, au même titre que celui de l'action, dès qu'on le regardera comme décisif pour une direction mentale à adopter de préférence à une autre. Mais le partisan de la nécessité, le déterministe absolu, aurait à démontrer, lui, ce qu'il se contente d'affirmer de chaque moment critique, et particulièrement de celui de l'action. En effet, de ce que l'agent se détermine sous la forme mentale de la représentation qu'il a d'une fin à préférer ou d'un motif plus fort que les autres, le déterministe conclut que l'agent ne pouvait point se déterminer sous une forme mentale toute semblable, à cela près que la fin jugée préférable aurait été différente et contraire, différent et contraire le motif actuellement estimé le plus fort. Mais c'est précisément ce qui est en question, et le fond de tout le problème.

Cette remarque est applicable au moment quel qu'il soit où l'agent s'est représenté une option à faire entre deux directions de son esprit, et soit d'ailleurs qu'une action proprement dite dût être ou non la conséquence immédiate de son choix. Il s'agit de savoir si les déterminations contraires n'ont pas été possibles. On dit en logique que du possible à

l'agent << se prépare à lui-même les motifs de sa conduite ». Au moment de l'action, nulle liberté, dit-il, cela n'est plus douteux; « la volonté obéit toujours au plus fort motif dans le moment de l'action; » et il compare en ce cas l'agent à un homme ivre: comparaison fort juste dans la bouche d'un déterministe. Mais auparavant il y a, suivant lui, un libre arbitre qui consiste à choisir et à augmenter les motifs qui déterminent avec le plus d'efficacité morale notre volonté. On peut voir les passages textuels, reproduits dans un article de la Critique philosophique, où M. Littré a été pris à partie sur d'autres points et complimenté pour son adhésion inattendue au principe de l'action de l'esprit sur lui-même (7me année, no 8). Nous remarquerons ici que cette manière de reculer la question est inadmissible. Si l'ivresse était prise à la lettre et non comme simple comparaison, il suffirait de rappeler que jamais partisan de la liberté n'a regardé l'homme ivre comme libre. Mais il s'agit pour M. Littré de comparer l'homme à jeun sous l'action du « motif le plus fort », au moment d'agir, à l'homme ivre sous l'influence des images ou désirs qui hantent son cerveau alcoolisé. En ce cas, de quel droit exempter de la même assimilation les moments et les états dans lesquels il est donné à un homme de procéder au choix des motifs qui doivent présider à sa conduite? De deux choses l'une ou ce choix s'opérera lui-même en conséquence d'une certaine délibération: alors il y aura, tout comme dans le cas de « l'action », des motifs à débattre, et le motif le plus fort l'emportera, selon le principe de M. Littré; ou ce choix s'opérera sans délibération ; il résultera donc de la nature de l'agent, de son caractère natif ou acquis, de ses habitudes et des circonstances. Ni dans un cas ni dans l'autre, on ne trouve la place du libre arbitre; il est donc bien inutile de reculer ainsi le problème dans l'espoir de la rencontrer.

l'acte la conséquence ne vaut pas; on peut dire aussi, sans crainte d'être réfuté, que du non-acte à l'impossibilité la conséquence n'est pas valable. Mais le déterministe objecte: Si vous convenez que la détermination à l'acte se produit sous la représentation de la fin la meilleure et du motif le plus fort, comment pouvez-vous penser que la détermination n'est pas nécessaire? Vous estimez donc possible que la fin la moins désirée et le motif le plus faible aient l'avantage dans une délibération! C'est contradictoire.

Cet argument, pour être sans cesse et partout répété, n'en est pas moins un des plus solennels sophismes qui aient jamais eu cours en philosophie. En effet, quelle raison avons-nous d'appeler ce motif le plus fort, ou cette fin la plus désirée ? Pas d'autre que celle-ci : que l'agent s'est représenté ce motif comme le plus fort, et qu'il a désiré cette fin plus que toute autre, en accompagnement de quoi sa détermination s'est produite. Mais comment savons-nous qu'il ne lui a point été possible de former des représentations contraires, auquel cas c'est une autre fin qui eût été désirée, un autre motif qui eût été le plus fort, une autre détermination qui se fût produite? Ni logiquement ni psychologiquement, nous n'en savons rien, et c'est pourtant toute la question.

De cette première excursion dans le labyrinthe du déterminisme et du libre arbitre, il ne tiendrait qu'à nous de conclure au scepticisme. On n'en sort que de deux manières : le déterminisme en sort au moyen d'un certain principe a priori de causalité, au fond une croyance, puisqu'on ne peut en imposer à autrui l'acceptation; la doctrine de la liberté par une autre croyance, celle-ci de nature morale, mais dont il est rare qu'on reconnaisse les conditions réelles et toutes les exigences.

RENOUVIER.

LA PRESTATION DU SERMENT ET L'OBÉISSANCE CIVILE
DE L'ARMÉE.

(Voyez le no 25 de la Critique philosophique.)

Le serment prêté par les officiers à la République serait une garantie morale contre l'abus qui pourrait être fait du genre d'obéissance auquel sont astreints les simples soldats par la discipline militaire, une garantie pour cette partie purement obéissante et instrumentale de l'armée, une garantie pour le pouvoir civil et pour les libertés de la nation. Il nous paraît utile de revenir et d'insister sur ce point.

On parle souvent de l'obéissance militaire; mais ceux qui en parlent ne saisissent pas toujours bien nettement les divers aspects de la question. Cette expression obéissance militaire présente à l'esprit deux idées différentes dont il importe de ne pas méconnaître les vrais rapports: l'idée de l'obéissance de l'armée aux lois de l'État, au pouvoir civil, l'idée de l'obéissance du soldat à ses chefs et à sa consigne. La première

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