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ment nos jugements de toute nature relativement à la passion, à l'habitude et à la volonté; mais nous recommandons à l'attention du lecteur la page qui suit, dans laquelle il nous paraît avoir apporté une bien juste mesure dans la solution brièvement indiquée d'un problème délicat entre

tous :

« On sera peut-être effrayé des conséquences d'une telle doctrine. Eston responsable de ses erreurs, est-ce un crime de se tromper? - Mais cette responsabilité serait en tout cas limitée de tant de manières qu'elle ne saurait être inquiétante (1). Personne ne soutient qu'il suffise de vouloir pour atteindre le vrai; les idées qui sont les matériaux de la connaissance, les sentiments qui les mettent en œuvre ne dépendent pas directement de nous; enfin, si on tient compte des exigences de la vie pratique, il est hors de doute que l'erreur, contingente en elle-même, peut être souvent nécessaire en fait.

« Ces réserves faites, il est vrai que nous sommes souvent coupables de nos erreurs. Sans parler des circonstances où la précipitation du jugement nous éloigne de la vérité, n'y a-t-il pas dans la vie de chacun de nous un moment où nous voyons que la vérité doit être poursuivie au prix de pénibles et incessants efforts? Deux routes s'ouvrent devant nous: nous pouvons nous engager dans le rude chemin qui mène au vrai, et soumettre notre esprit à une sévère discipline; il nous est loisible aussi de suivre la foule, d'accepter les yeux fermés ses erreurs et ses préjugés, et de vivre commodément, l'esprit endormi, comme les autres.-A coup sûr, les hommes n'ont pas à pénétrer dans le secret des consciences et à mesurer le degré de la responsabilité de chacun; mais notre conscience ne porte-t-elle pas des jugements que nous ne saurions récuser, et qui peut dire qu'aux yeux de Dieu, il n'y ait pas des erreurs qui sont des

crimes? »

En un dernier chapitre des plus intéressants, l'auteur se demande quel est le principe métaphysique de l'erreur, en d'autres termes, comment le monde doit être conçu pour que l'erreur, et la liberté, condition de l'erreur, puissent y trouver place. Il définit et oppose l'une à l'autre deux doctrines celle qui nous représente l'univers comme le développement d'un théorème sous les notions d'identité, de nécessité, de causalité absolue et d'absolue continuité, et celle qui, sans nier des lois nécessaires, quelle qu'en soit l'origine, volonté, habitude ou nature, fait une part au pur devenir, à la contingence, à la discontinuité, à la liberté. Il se prononce, non toutefois sans quelque timidité à certains égards, pour la seconde hypothèse, la première n'étant point de nature à être démontrée ni vérifiée, en dépit des prétentions de la métaphysique ou de « la science». Ce chapitre, vigoureux et fortement condensé, aurait gagné cependant à ce que le débat moral entre le déterminisme et la liberté y fût rapporté d'une manière plus neuve et en termes plus généraux.

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(1) Observons toutefois que, si on s'en inquiétait un peu plus qu'on ne fait dans le monde, il n'en résulterait que du bien.

La conclusion nous ramène à la définition de la croyance et de la certitude vraie ou pratique, la seule qui puisse exister, et qui, par un étrange renversement d'idées, motive si ordinairement une accusation de scepticisme contre les philosophes qui l'embrassent et la défendent. « C'est une chimère de croire que l'esprit aille de lui-même au vrai. L'erreur lui est aussi naturelle que la vérité; il n'est pas bon en sortant des mains de la nature. S'il est fait pour la vérité, il ne l'atteint qu'en la cherchant péniblement; elle est une récompense plutôt qu'un privilège; il ne peut, s'il pense, éviter l'erreur, et les exigences de la vie, son propre intérêt, les lois mêmes de la morale exigent qu'il agisse et qu'il pense.

« Pourtant, il faut qu'il se garde de tomber dans un autre excès; le pessimisme n'est pas plus vrai que l'optimisme, même dans la théorie de la connaissance.-L'erreur peut être corrigée, si elle ne peut être évitée. La vérité est accessible, et la certitude est légitime. Il faut savoir reconnaître le mal sans illusion, et aussi faire la part du bien, sans s'abandonner au désespoir. Le mal et le bien proviennent d'une source unique la liberté. Il est intéressant de remarquer que, même dans l'ordre intellectuel, la liberté seule guérît les maux qu'elle a faits (1). ›

D

(1) L'auteur, dans le cours de son travail, a parfois cité la Critique philosophique et les Essais de critique générale, avec approbation, puisqu'il en suivait la doctrine, une fois seulement pour combattre une opinion exprimée dans ce dernier ouvrage. C'est à propos de la théorie de l'induction. Qu'on nous permette d'en dire deux mots, quoiqu'ils ne puissent guère être clairs que pour des lecteurs parfaitement au courant de la question.

«N'admettre, dit M. B. (p. 82), qu'une logique formelle et repousser la logique inductive, par cette raison que toute induction suppose un élément de croyance qui échappe à la logique, ne nous semble pas exact (*). En effet, il y a également un élément de croyance dans l'acte par lequel nous admettons les vérités rationnelles; et, d'autre part, on peut se rendre compte des lois que l'esprit doit observer pour discerner la vérité empirique et séparer ce qui lui est donné de ce qu'il ajoute lui-même, sans se préoccuper de l'acte de croyance nécessaire pour achever la connaissance de la vérité. » — Nous répondrons : 1o qu'il entre bien à la vérité un élément de croyance dans l'acte d'admettre les vérités rationnelles, c'est-à-dire, ici, d'admettre les conclusions déduites logiquement de prémisses supposées vraies; mais que cet acte est unique, qu'il existe une fois pour toutes, qu'il porte exclusivement sur la légitimité du principe de contradiction ou de son emploi, et que, passé cela, la logique formelle ou déductive se trouve constituée rigoureusement comme science; 2° qu'on n'est point encore parvenu (Mill pas plus qu'un autre) à séparer dans les inductions ce qui est donné de ce qui est cru, et à discerner la vérité empirique certaine, autrement qu'en niant l'induction même comme procédé distinct, et le réduisant, quand il est légitime, à la déduction. Pour aller plus loin et faire mieux, c'est précisément de la croyance et du dégré de croyance qu'il s'agit de se rendre compte. La question est de mesurer des probabilités, des crédibilités. Elles ne sont souvent que morales. Dans tous les cas, on n'a pas trouvé (Mill pas plus qu'un autre, avec ses quatre méthodes) des règles scientifiques permettant d'apprécier les valeurs comparatives de deux inductions quelconques. Voilà pourquoi la logique inductive n'est pas encore une logique formelle, une science.

(*) Renouvier, Essais de critique générale, t. II, xxxv, D, 2e édition.

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LA CRITIQUE PHILOSOPHIQUE

POLITIQUE, SCIENTIFIQUE, LITTÉRAIRE

DE LA CARACTÉRISTIQUE INTELLECTUELLE DE L'HOMME, D'APRÈS M. W. JAMES (1).

I

Entre toutes les questions philosophiques, celle des caractères distinctifs de l'homme, dans l'ensemble du règne animal, présente un intérêt assez particulier pour revenir souvent dans les livres de toutes sortes et dans les conversations sérieuses, sans parler des ouvrages où elle se trouve traitée ex professo. Mais, même dans ces derniers, il est rare que cette question' donne lieu à des analyses correctes, où les termes psychologiques dont on fait usage soient nettement définis, et où, par suite, les raisonnements soient serrés et les conclusions forcées. De vagues analogies font presque toujours les frais de la démonstration, pour les partisans de la confusion des caractères intellectuels de tous les animaux, l'homme compris; tandis que les auteurs qui revendiquent l'existence de traits spécifiques dans l'entendement humain sont réduits à les définir en des termes dont l'emploi le plus commun est assez large, assez indéterminé, pour permettre à d'autres philosophes de soutenir que ces traits-là non plus ne sont pas tels qu'on puisse, sans les supposer, rendre compte de plusieurs des opérations des animaux. Et toutefois il est bien clair que les défectuosités et les bornes de l'intelligence sont un fait aussi frappant chez eux que peut l'être celui de la similitude entre tels de leurs procédés mentals et les nôtres, un fait qui demande à être expliqué, puisqu'il constitue une grave différence. Pourquoi le chien, qui voit son maître prendre sa canne et son chapeau, sait-il qu'il va sortir, et pourquoi ce même chien est-il incapable d'apprendre que plus on met de charbon sur la grille plus on obtient de chaleur du foyer? Il y a comme cela des inférences familières aux plus stupides des hommes et auxquelles n'atteint point l'animal même le plus intelligent.

Ne nous arrêtons pas ici à débarrasser le terrain de l'enquête de tant d'exagérations et de fables qui l'encombrent, de tant de faits mal observés, de tant d'observations trop sommaires, d'interprétations abusive

(1) The journal of speculative Philosophy. Saint-Louis, U. S. Juin 1878.

CRIT. PHILOS.

VI

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ment confondues avec les faits à démêler, et de témoignages de gens mal instruits des conditions de l'expérience scientifique : histoire de chasseurs, etc., etc. Il est vrai que ces défauts déparent même les études des savants sur le sujet dont nous parlons. Mais nous n'avons pas à prendre la peine de les relever. Nous pouvons admettre à peu près sans examen tout ce qu'on rapporte de merveilleux, en fait de traits d'intelligence des animaux, et nous borner pour le débat à cette simple remarque : les partisans de l'identité de l'intellect humain et de l'intellect animal concluent de la parfaite ressemblance des actes de l'homme et de l'animal, dans les cas allégués, à la parfaite ressemblance des opérations mentales. Ils ne s'inquiètent point de savoir si l'acte de l'animal, dans ces sortes de cas, ne serait pas explicable en tant que dû à un procédé intellectuel qui n'est nullement étranger à l'homme non plus, mais qui n'est pourtant pas le procédé supérieur de la raison humaine. Cependant, s'il en était ainsi, si la méthode inférieure du raisonnement pouvait être éclaircie par une bonne analyse, on obtiendrait le double avantage: 1° de définir l'espèce de raison de l'animal; 2° de marquer sa limite intellectuelle, qui est aussi la limite inférieure de la raison de l'homme. On assignerait la caractéristique de l'esprit humain, et on expliquerait du même coup l'incontestable portion privative de l'intellect animal.

Tel est le travail qui a été exécuté d'une manière extrêmement distinguée par M. W. James, dans une étude intitulée : « Brute and human intellect», dont nous nous proposons de reproduire ici les principaux points. Comme ce philosophe a présenté ses idées sans s'éloigner de la méthode expérimentale et en adoptant le langage de la psychologie associationiste, nous croyons que ses idées pourraient être remarquées et bien reçues par ceux mêmes de nos penseurs qui sont attachés à la philosophie anglaise et en défiance contre la méthode apriorique.

M. W. James commence par construire, à l'aide des deux classes d'associations d'idées: 1° par contiguïté, 2° par similarité, telles que les définit M. Bain (1), une sorte de logique symbolique qui pour nous (non plus que pour lui sans doute) ne saurait remplacer la logique abstraite et formelle, mais qui a le mérite de s'adresser à l'imagination, de parler aux yeux par des diagrammes et de peindre les raisonnements instinctifs et intuitifs de manière à éviter les formes d'abstraction précise, réfléchie, systématique de la méthode des syllogismes. Nous ne reproduirons pas ici les diagrammes de l'auteur, mais nous nons servirons simplement des termes de tout, partie et contenance, qui sont à la fois assez vagues et assez

(1) 1o Les actions, sensations et états de sentiment qui ont coutume de s'offrir ensemble ou en succession immédiate, tendent à se produire ensemble ou à adhérer les unes aux autres, en telle manière que quand l'une d'elles se présente ensuite à l'esprit, les autres sont aptes à venir aussitôt à l'idée. 2o Les actions, les sensations, les pensées, les émotions présentes tendent à ramener dans l'esprit, parmi les états qui ont existé antérieurement, ceux qui leur sont semblables. (Bain's Mental and moral science.)

symboliques, quand il s'agit des formes du raisonnement, pour tenir lieu des circonférences diversement situées, qu'ils rappellent. Nous voulons être aussi bref que possible dans cette partie aride de notre sujet.

Observons donc avec M. James que, dans l'association par contiguïté, c'est le tout d'une idée qui rappelle le tout d'une autre idée, sans distinction, sans séparation d'une certaine partie de l'une qui serait aussi une partie de l'autre. En vertu de cette loi, la pensée suit la marche narrative, descriptive, contemplative, et parcourt une série d'images de choses concrètes personnes, lieux, événements, liés aux sentiments qu'ils éveillent en nous. Et selon qu'il existe ou non un intérêt dominant qui guide notre attention, l'ordre de ces images est déterminé par l'expérience actuelle des choses externes telles qu'elles sont, ou sujet à des transitions brusques (c'est-à-dire dont les termes intermédiaires ne tombent pas sous notre aperception distincte) qui semblent n'être que de caprice et de fantaisie. C'est ainsi qu'un animal, à l'occasion des faits présents qui le frappent, se représentera les faits futurs qu'il sait par expérience en être la suite ordinaire et qui, parce qu'ils intéressent ses besoins ou ses passions, sont de nature à l'émouvoir; et c'est ainsi qu'un homme sera conduit lui-même d'une représentation à une autre qui peut le plus l'intéresser, ou qu'avec une imagination plus libre et un intérêt moindre et comme nul, il s'abandonnera au cours des idées enchaînées dont chacune est relative à un groupe entier de phénomènes habituels un certain voyage, les choses ou personnes qu'on y rencontre, les impressions qu'on en peut attendre, etc., etc. En tout cela, les idées associées qui se succèdent à titre de contiguïté ne subissent point de division, et ne soutiennent pas entre elles de ces relations qui sont d'une partie de l'une seulement à une partie de l'autre; elles demeurent entières.

Il en est autrement dans la loi d'association par similarité. La similitude n'est autre chose qu'une identité partielle, une identité entre des éléments, des caractères, des propriétés, des parties extraites de deux touts différents. Tout à l'heure la pensée allait d'un tout à un autre, à raison d'une cohérence établie par des rapprochements antérieurement constatés; elle associe maintenant les touts ou assemblages en vertu de leurs parties communes, ou caractères communs par lesquels ils sont liés; et elle passe des uns aux autres en les imaginant, conclut des uns aux autres en raisonnant, dans les cas où leur identité partielle peut motiver l'application aux uns de ce que l'on sait des autres.

Il est facile de voir, en effet, combien se ressemblent les procédés de l'association par similarité et du raisonnement proprement dit. Les deux cas se rapportent à un lien formé par un même ordre de relations, seulement plus concrètes et souvent aussi moins arrêtées, plus vagues pour le premier, toujours plus précises, plus exactes et abstraites pour le second; et l'enchaînement prolongé des images qui se succèdent dans la simple association, grâce à l'identité partielle de chaque objet ou groupe repré

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