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On rappelait, il y a quelques jours, un mot de M. Chesnelong qui date déjà de plusieurs années, mais qui mérite en effet d'être retenu. « Nous « sommes le bien, s'écriait l'orateur au Cercle catholique de Cauterets; ⚫ nous sommes le vrai, et nous sommes le nombre. »

Une telle prétention, si crûment exprimée, parut alors exorbitante; elle n'avait pourtant rien de nouveau ni de rare, sinon le tour oratoire. C'est bien là le langage, c'est la pensée du parti ultramontain; c'est en particulier l'inspiration des cercles catholiques, qui visent ouvertement à renouveler les mœurs et les institutions de la France selon le type du Syllabus. Les théocrates ou les cléricaux, comme on les appelle dans la polémique quotidienne, ne se flattent en effet de rien moins que d'être le bien et le vrai, non seulement dans le domaine de la religion et de la morale religieuse, mais dans celui de la morale politique et sociale. M. Chesnelong aurait même ajouté sans se faire prier: « Nous sommes le droit. » Ils le disent tous les jours. Dans le grand concile où se débattent incessamment les opinions et les intérêts humains, ils ne se contentent pas de leur voir au chapitre eux seuls ont absolument le droit de parler, puisqu'ils sont les organes de l'absolue vérité.

A première vue, on est frappé, effrayé même de la force presque sans mesure qu'une semblable assurance doit prêter à un homme, encore plus à une association d'hommes. Force de propagande, force d'attaque, de résistance, de patience, de cohésion. Il y a là, semble-t-il, un avantage décisif pour le parti qui en dispose dans nos luttes confuses et violentes. Quelle pauvre figure ne peut manquer de faire le parti libéral en regard de tels concurrents! Ce n'est pas lui qui peut dire, ne le pensant pas : Je suis le bien, le vrai, le droit »; un si puissant moyen de rallier les faibles, les indécis, le grand nombre, lui est interdit; son langage est moins fier, parce qu'il pense plus modestement de lui-même ; il ne représente que ce qu'il croit être le bien et le vrai, ce qu'il lui est donné aujourd'hui d'en savoir, et, dans cette mesure-là seulement, il est le droit. Demain il espère en savoir davantage, et par conséquent être le droit à

CRIT. PHILOS.

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un degré plus éminent, mais toujours sous l'expresse réserve de la discussion contradictoire.

Une si extrême inégalité dans le genre de foi que chaque parti a en lui-même ne peut, dira-t-on, qu'assurer une supériorité incomparable à l'absolutisme. Le monde va aux forts ou à ceux qui ont l'air de l'être; à ceux qui, affirmant sans réserve, vous dispensent du doute, de la recherche, de l'effort.

Cela suffit en effet à expliquer le crédit extraordinaire dont la théocratie jouit en ce moment auprès de certaines classes; mais cela n'est vrai qu'à moitié. Nous avons dit le côté fort de l'ultramontanisme et le côté faible du principe libéral : voici le revers de la médaille. La prétention absolue du cléricalisme a cette faiblesse incurable, d'être artificielle et stérile. Elle ne correspond à aucune réalité; elle va se heurter chaque jour à toutes les parties de l'ordre naturel, à l'histoire, à la science (à toutes les sciences), à l'expérience morale comme à l'expérience psychologique. Tous les faits, tous les éléments dont la vie humaine est tissue, la contredisent. On ne peut faire un pas dans la pratique et dans la théorie sans rencontrer un fait, une condition souveraine qui s'impose à chacun, et dément tous les syllabus c'est la recherche au lieu de la pleine possession, la diversité inévitable au lieu de l'unité, l'à-peu-près ou le progrès au lieu de l'absolu.

Et comme l'ultramontanisme est artificiel, suspendu en pleine chimère, il est par cela même vide de substance et stérile, n'empruntant une apparence de force qu'à son extrême raideur et à l'élan violent qu'il se donne. Ce qu'il a de réelle fécondité, il le doit à des idées morales ou religieuses qui ne lui appartiennent pas en propre, qui lui sont communes ou avec le catholicisme en général, ou avec toutes les branches du christianisme, ou avec la philosophie spiritualiste. Mais qu'on étudie de près le langage de ses orateurs ecclésiastiques ou laïques, à Lourdes, à Versailles, dans les congrès, de M. de Mun, par exemple, et de M. Chesnelong, on sera surpris de voir que tout se réduit chez eux à une affirmation absolue, à un défi hautain, à un ultimatum sans ménagements, à une sorte de déclaration de guerre sans quartier. Là est leur triomphe, leur ressource inépuisable. L'affirmation une fois posée avec éclat, ils n'ont plus rien à dire. Sur tous ces problèmes philosophiques ou sociaux, qu'ils déclarent impénétrables à la sagesse laïque, vous attendez de leur part une révélation, une explication au moins, un mot de lumière: ce mot ne vient jamais. Dans cette forme oratoire pleine de promesses, nul contenu; rien de précis, rien qui aille au vif des choses, pas même le souci d'y aller.

C'est, au contraire, la force des idées libérales et du parti libéral, en politique comme en tout le reste, que, si modestes, si pleines de réserves et d'à-peu-près que soient ses prétentions, elles ne jurent pas, du moins avec la réalité universelle, avec la science, l'histoire, les faits quotidiens. Elles s'ajustent naturellement à l'expérience, à celle du passé comme à

celle du présent. Les absolutistes peuvent, en l'isolant avec soin par l'éducation et l'habitude, émousser chez une partie de notre société contemporaine le sens du naturel et du vrai; ils peuvent la galvaniser, l'armer en guerre contre l'autre, susciter des complications graves, irréparables peut-être peine perdue pour eux; la véritable force leur manque, la force qui dure et qui fonde, parce qu'ils n'ont pas pour auxiliaire l'ensemble de choses au sein duquel nous vivons. Plus ils accentuent leurs prétentions, plus ils deviennent étrangers à notre monde moderne, au monde tel que l'ont fait la nature et l'histoire, et tel qu'il faut bien, bon gré mal gré, l'accepter.

Le parti libéral ne doit donc pas s'émouvoir outre mesure des jactances ultramontaines s'il paraît n'avoir, en fait d'idées ou de moyens moraux, que peu en comparaison de son fier rival, ce peu-là est résistant et de bon aloi, parce qu'il répond à la nature des choses, aux observations de chaque jour, à tout ce que nous sommes ou qui nous entoure. Il n'aurait donc rien à craindre de la lutte, rien, excepté la faiblesse générale des âmes, pourvu que le jeu fût franc et la compétition loyale. Mais ici se cache précisément l'écueil où menace d'échouer la paix, la paix de toute l'Europe occidentale. Quand on est « le vrai et le bien », quand on est le droit absolu, n'eût-on pas le nombre, et à plus forte raison si on l'a, comment se défendre d'user et d'abuser de sa force? Comment pratiquer sincèrement la tolérance? Comment admettre une autre liberté que celle du bien et du vrai, de celui que l'on croit avoir, bien entendu, comment reconnaître le droit d'autrui? Et dès lors, quel n'est pas l'embarras du libéralisme, que l'on prend ainsi au piège dans son propre principe, c'està-dire que l'on somme de laisser libre carrière à ses rivaux, sans condition expresse de réciprocité. F. PÉCAUT.

CORRESPONDANCE

LETTRE DE M. ALFRED FOUILLÉE A M. RENOUVIER.

Monsieur,

En réponse à quelques réclamations que je vous avais adressées, vous voulez bien me dire que votre revue m'est ouverte. Je vous remercie de l'hospitalité que vous m'accordez libéralement dans une revue qui rend de si grands services à la philosophie et à la politique. Pour ne point abuser de la place que vous me réservez, je ne répondrai rien à vos objections sur ma méthode : je me propose de montrer ailleurs que je ne suis partisan ni de l'hégélianisme, ni de l'éclectisme, ni de l'identité des contradictoires, ni de l'adage : « Il n'y a point de réfutation », ni du fatalisme historique, ni du fatalisme des races, etc. Je me borne à dire, pour l'intelligence de ce qui va suivre, que ma méthode de synthèse progressive et de gradation entre les doctrines, consiste à bien déterminer d'abord

tous les points sur lesquels l'accord peut se faire avant de passer aux divergences, et à réduire ensuite ces divergences au minimum possible par des procédés rigoureusement scientifiques, sans violer aucunement les règles de la logique ni l'axiome de contradiction.

Conformément à cette méthode, j'ai rapproché les diverses théories du droit, d'abord sur le terrain des faits, puis sur celui des idées (qui sont, comme les faits, objets de science), et enfin sur le terrain des réalités métaphysiques (objets de simple conjecture et de croyance). · 1o Le droit absolu, fondé sur une liberté morale absolue, n'est pas un fait d'expérience, parce que la liberté morale elle-même n'est pas un fait. 2o Le droit est tout au moins une idée. 3° Cette idée se réalise elle-même dans les faits par son influence dominante sur notre pensée. 4° Par cela même, il est probable que cette idée correspond à quelque réalité métaphysique; en tout cas, dans le doute, nous ne devons pas nier le droit, soit théoriquement soit pratiquement, et l'homme est pour nous inviolable à ces divers points de vue. Telles sont les thèses successives, également admissibles pour les naturalistes et les idéalistes, que j'ai défendues dans mon livre; loin d'être contradictoirés, comme vous le pensez, elles me paraissent se soutenir l'une l'autre. Reprenons-les, et voyons comment vous les avez interprétées.

Vous me prêtez d'abord, Monsieur, la négation de l'inviolabilité humaine. Cette négation, que vous déclarez vous-même « odieuse », est, dites-vous, « selon M. Fouillée, le côté vrai du naturalisme ». Eh bien, je n'ai rien dit de pareil; j'ai seulement dit: le côté vrai du naturalisme est de nier que l'inviolabilité absolue et le droit absolu soient des objets d'expérience, ou qu'ils soient fondés sur une liberté absolue observable au sens intime (p. 220, 1. 8, et 225, 1. 16). Mais vous-même, Monsieur, vous n'admettez pas que la liberté morale soit un fait de conscience. Je m'étonne donc que, sans même attendre la fin de la page où j'analyse hypothétiquement et au conditionnel les caractères métaphysiques du droit, vous ayez pris les conditionnels pour des négations et conclu précipitamment : « Ainsi, d'après M. Fouillée, l'homme n'est pas inviolable, en ce sens qu'on ne doive pas, par ruse ou par violence, le faire servir à un but étranger! Nous n'aurions pas de nous-même osé traduire sa pensée par une formule si nette. » Plus loin encore, interrompant brusquement une citation commencée, vous vous écriez: « Dispensonsnous de donner le développement de l'argument. La plume nous tomberait des mains pour conclure, dans l'esprit de l'auteur, qu'un homme est l'objet d'une tolérance ou d'un privilège quand il n'est pas mis à mort, quoique innocent, au cas où une quantité suffisante de forces ou d'intérêts est amassée contre lui dans la balance de la justice. »-Vous m'avez naguère reproché, Monsieur, d'être trop « éloquent (comme si l'on devait cesser de penser juste parce qu'on sent vivement ce qu'on pense, surtout dans les questions morales); eh bien, Monsieur et très honoré

philosophe, je vous prends à mon tour en flagrant délit d'éloquence; passez-moi cette épigramme en réponse aux vôtres, un commentateur grec relèverait aisément dans votre page bien des figures de style et de pensée exclamation, indignation, hypotypose, prétérition, et surtout omission des textes défavorables à votre cause; vous avez été évidemment emporté par un mouvement oratoire qui vous a fait interrompre la citation au moment même où le sens en serait devenu clair pour le lecteur. Voici en effet cette citation : « Ainsi entendu (comme fondé sur la liberté morale), le droit est-il une réalité? Bien des raisons s'y opposent. Élever la nature de l'homme au-dessus de toute comparaison possible avec des forces ou des intérêts, si grands qu'ils soient, c'est ne lui attribuer rien moins qu'une sorte d'infinité... » Ici s'arrête votre citation, que je complète : — « Or, l'infinité est en nous une idée, non une réalité d'expérience. Accorder à l'homme une indépendance et une inviolabilité sans condition, tant que sa volonté n'empiète pas sur celle des autres, c'est lui conférer un caractère absolu; mais l'absolu est en nous une idée, non une réalité. » Cette distinction entre l'idéal et la réalité est la pensée dominante du livre, mais elle n'implique nullement le renoncement au droit : elle fonde au contraire le droit sur la puissance de réalisation graduelle et indéfinie que possède l'idéal même. Je continue la citation: « La liberté entendue comme l'indépendance de l'être dans son action, où la saisir sur le fait, où la constater comme réalité ?... Ici encore l'absolu échappe à nos prises en tant que réalité; nous le concevons par la pensée, nous ne pouvons le saisir par l'expérience. Voilà le côté solide du naturalisme et les sérieuses objections qu'on peut faire de ce point de vue à la réalité du droit. La philosophie française a donc eu tort, selon nous, de poser immédiatement le droit comme une chose actuelle et en quelque sorte comme un fait d'expérience intérieure... Est-ce à dire qu'il faille, dans la théorie du droit, accepter simplement le pur naturalisme, qui nie l'existence du droit même ? » (Pages 222, 224, 225.) Tout le chapitre suivant, intitulé le Côté vrai de l'idéalisme, est une réponse à cette question. J'y montre que, si la liberté et le droit ne sont pas des réalités de fait, ce sont tout au moins des idées, des idéaux, et que ces idéaux sont le suprême objet de la pensée » et de l'activité (p. 236). Voilà donc un second point sur lequel l'accord peut s'établir entre les naturalistes et les idéalistes.

Mais une troisième question se présente aussitôt : « Il faut examiner si la liberté, si le droit est condamné à n'être qu'un idéal stérile perdu dans les espaces imaginaires... ou s'il est susceptible d'une réalisation plus ou moins complète. Pour résoudre ce problème, j'applique à l'idée du droit la doctrine que je soutiens depuis longtemps sur la puissance efficace des idées. Les idées existent dans notre esprit, indépendamment même de la réalité actuelle de leurs objets; elles sont des forces qui ont leur influence sur notre conduite et qui tendent à se réaliser, par cela même

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